Bernard Mazo, le prix Max Jacob vient de vous être attribué, pour La cen­dre des jours (édi­tions Voix d’en­cre) et l’ensemble de votre œuvre. Pour les lecteurs qui ne vous con­naitraient pas, pou­vez-vous vous présenter ?

Je suis né à Paris en 1939, dans une famille où on ne lisait pas beau­coup, mais où pour moi, tout a com­mencé, dès la 5ème, avec la décou­verte éblouie de la poésie grâce – comme d’ailleurs beau­coup de poètes — à notre pro­fesseur de let­tres qui, faisant foin du pro­gramme imposé, nous fit con­naître et aimer Vil­lon, Baude­laire, Ner­val, Ver­laine, Rim­baud, le jeune Mal­lar­mé — celui des pre­miers poèmes écrits à Tournon – et puis Apol­li­naire. Dès lors, ma pas­sion inex­tin­guible pour l’écriture poé­tique s’étant si brusque­ment emparée de moi, elle ne devait jamais me quit­ter. Durant les années qui suivirent, je com­po­sai poèmes sur poèmes, la plu­part d’une mal­adresse notoire – du moins pour les pre­miers, les suiv­ants s’améliorant peu à peu, à force de tra­vail — jusqu’en 1956 – j’avais alors dix-sept ans – où ayant adressé mes poèmes récents à Jean Cay­rol, celui-ci m’invita à plusieurs repris­es dans son pigeon­nier des Edi­tions du Seuil pour me prodiguer des con­seils que je n’ai jamais oubliés. Mais le plus grand tour­nant dans ma vie et par voie de con­séquence dans la mat­u­ra­tion de ma poésie, ce furent les 27 mois que je pas­sai en Algérie, en tant qu’appelé du con­tin­gent. J’ai donc eu vingt ans dans les Aurès, comme dans le film de Jean Vau­ti­er, triste rêveur éveil­lé au cœur d’une guerre qui n’était pas la mienne et qui m’aurait, face à l’épreuve des jours et de l’exil, plongé dans le dés­espoir sans la com­pag­nie de la poésie, celle, entre autres, de René Char et celle de mes pro­pres poèmes qui, après des années d’apprentissage, atteignaient enfin, du moins me sem­blait-il, une force d’évocation  authen­tique. En 1964, le for­mi­da­ble édi­teur de poésie que fut pen­dant plus de 60 ans René Rougerie, pub­li­ait mon pre­mier recueil, suivi de plusieurs autres, dont le dernier, paru en 1999, repre­nait quar­ante années de pro­duc­tion poé­tique inti­t­ulé Dans le froid mor­tel de l’exil. Entre temps, et les années suiv­antes, je devais pub­li­er une demi-douzaine de recueils, salués favor­able­ment par la cri­tique notam­ment à trois repris­es dans Le Monde des livres. Devenu Secré­taire du Prix Apol­li­naire, mem­bre de l’Académie Mal­lar­mé  et du Pen-Club français, j’entrai au comité de rédac­tion de la revue Poésie 1, renais­sant de ses cen­dres grâce à Jean Orizet, puis en 1999 j’ai lancé et codirigé avec André Parin­aud durant près de dix années le men­su­el de poésie Aujourd’hui poème aujourd’hui dis­paru. Le prix Max Jacob couronne avec La Cen­dre des jours (Ed. Voix d’encre) plus de cinquante années d’écriture poé­tique. C’est le plus beau cadeau que m’aient fait mes con­frères poètes, au seuil de mes 71 ans.

 

A con­trario de ce que Patrice Del­bourg a très juste­ment nom­mé la « poésie de lab­o­ra­toire », vous pra­tiquez une parole sim­ple et intel­li­gi­ble, acces­si­ble dans son épure et sa veine lais­sant affleur­er l’émotion tein­tée d’une cer­taine mélan­col­ie. Com­ment définiriez-vous votre poésie ?

Mon écri­t­ure poé­tique com­porte effec­tive­ment un pre­mier niveau de lec­ture d’une lis­i­bil­ité immé­di­ate. Proust affir­mait que « La beauté se trou­ve à l’arrière des choses. ». De même, mes poèmes com­por­tent à l’arrière de leurs voca­bles intel­li­gi­bles, ce qui les dis­tinguent de la prose, un sec­ond niveau au con­tenu latent non for­mulé, mais riche de sens et qui, une fois déchiffré par le lecteur, per­met de mul­ti­ples lec­tures et opère à par­tir des mots les plus sim­ples et du silence qui les ponctuent, cette trans­mu­ta­tion poé­tique du lan­gage com­mun dont le mys­tère reste entier et que André Bre­ton nom­mait « Cet infra­cass­able noy­au de nuit. ».

 

“La cen­dre des jours” tourne autour de cette énigme qu’est la poésie, le poème, la parole, avec ce sen­ti­ment que le poème est la lumière dans la nuit. Poésie pour pou­voir, dis­ait Michaux, mais alors, Bernard Mazo, de quel pou­voir s’agit-il ?

Le pou­voir de la poésie est bien lim­ité, voire dérisoire. Le « chang­er la vie » rim­bal­dien, repris d’ailleurs par André Bre­ton pour définir l’objectif du Sur­réal­isme était une utopie mer­veilleuse car le poète authen­tique sait bien que le verbe poé­tique est tout et rien à la fois, mais tout en étant con­scient de ses lim­ites, il ne se résout pas à se taire et fait sienne cette déf­i­ni­tion de Saint-John Perse : « A la ques­tion tou­jours posée : « Pourquoi écrivez-vous ? » La réponse du Poète sera tou­jours la plus brève : Pour mieux vivre. ». Dès lors, nous savons sim­ple­ment que nous avons pour mis­sion d’apprivoiser l’instant qui passe, de figer ce qui s’enfuit, de nom­mer ce qui va mourir.

 

Les images du cœur et de l’espérance sont omniprésentes dans votre poésie. Que char­ri­ent-elles chez le poète Mazo ?

Je pense que le poète doit vivre dans la Cité des hommes. Ain­si ma poésie tente de par­ler au nom de ceux qui n’ont pas les mots pour dire leurs souf­frances, leurs joies, leurs espoirs. Elle ques­tionne aus­si le grand mys­tère de la vie. Pourquoi y a‑t-il quelque chose plutôt que rien ?

 

Au-delà de votre poésie per­son­nelle, pub­liée chez l’excellent Rougerie ou chez Voix d’Encre, vous avez fait œuvre de passeur en écrivant, toute votre vie, des arti­cles sur les poètes de votre cœur. Un livre récent rassem­ble ces chroniques : Sur les sen­tiers de la poésie, édi­tions Mélis. Cette face là de votre œuvre, est-ce la part immergée qui con­duit à votre poésie ?

Effec­tive­ment. Etant les héri­tiers des poètes qui nous ont précédés, instau­r­er un dia­logue avec eux, ain­si qu’avec les poètes d’aujourd’hui, me sem­ble aus­si essen­tiel que d’écrire mes pro­pres poèmes et ce rap­port pas­sion­nant et con­tinu nour­rit en retour ma poésie.

 

« Le poète est moins l’inspiré que celui qui inspire » dis­ait Paul Elu­ard. D’accord avec ce rôle attribué au poète ?

Bien sûr. Mais je com­pléterai la for­mule d’Eluard, par cette déf­i­ni­tion de l’immense poète et théoricien de la pra­tique poé­tique qu’était Hen­ri Meschon­nic, récem­ment dis­paru : « Ce n’est pas moi qui écrit le poème, mais le poème qui m’écrit » com­plé­tant le célèbre apho­risme de Rim­baud : « Je est un autre » Ain­si, sommes-nous, nom­bre de poètes con­tem­po­rains, à partager ce sen­ti­ment très mys­térieux, selon lequel c’est une voix incon­nue, venue de très loin, qui nous dicte les mots du poème, pro­longeant par là une parole poé­tique inin­ter­rompue depuis des siè­cles ain­si que le soulig­nait Jean Tardieu : « Cette parole qu’un peu­ple d’ombres se trans­met d’une rive à l’autre du temps, il sem­ble qu’une seule voix sans fin la porte et la profère […] »

 

Vous avez con­sacré, il y a 10 ans, un dossier de la revue Poésie 1, aux poètes de Bre­tagne. Ont-ils une langue com­mune et par­ti­c­ulière, ces poètes bre­tons tels Jacob, Guille­vic, Robin, Hélias, Grall, Keineg, Le Men ?

En effet, à la lec­ture de ces poètes,  tous habités par une grande rêver­ie cel­tique, on ressent, au-delà de la pro­fonde orig­i­nal­ité de cha­cun, com­bi­en l’essence d’une même cul­ture imprègne la tonal­ité de leurs voix, les « mar­que » du même sceau métalin­guis­tique et iden­ti­taire. En effet qu’est-ce qui relie, à tra­vers le déploiement de leurs poèmes, de leurs images minérales et végé­tales, de ce lyrisme dépouil­lé, sou­vent si âpre et si incan­ta­toire, un Guille­vic, un Robin, un Xavier Grall, un Paol Keineg, un Yvon Le Men, sinon ce ter­reau natal com­mun, une même et secrète géo­graphique intérieure, en un mot cette « celtic­ité » qui les relient si étroitement ?

 

« Le plus beau poème/c’est celui/que je n’ai pas encore écrit/le plus beau poème/c’est celui que peut-être/­je n’écrirai jamais », chantez-vous dans La cen­dre des jours. Quel poème pas encore écrit habite vos rêves actuels ?

Je ne saurais le dire. En tous cas, Mau­rice Blan­chot est insur­pass­able dans ce qu’il a écrit dans Le livre à venir à ce sujet : « En creu­sant le vers, le poète entre dans ce temps de la détresse qui est celui de l’absence des dieux. » Car c’est à la fois la grandeur et la douloureuse fragilité des poète dont je fais par­tie de pour­suiv­re ce rêve impos­si­ble d’enclore l’univers tout entier,  la « vraie vie » dans un unique poème d’une infinie com­plé­tude, ici « Le lieu et la for­mule » rim­bal­dien, là « Le Grand Œuvre » mal­lar­méen. Le poète Jacques Dupin a résumé ce qui mobilise sans cesse le poète dans la recherche du poème par­fait, le regard fixé sur une ligne d’horizon qui recule à mesure qu’il avance, but par con­séquent inat­teignable, par cette for­mule : « Expéri­ence sans mesure, excé­dante, inex­pi­able, la poésie ne comble pas mais au con­traire appro­fon­dit le manque et le tour­ment qui la suscite. »

Mer­ci Bernard Mazo.

 

Pro­pos recueil­lis par Gwen Garnier-Duguy
 

 

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