La chaîne Arte nous a grat­i­fiés d’un doc­u­men­taire sur une œuvre réputée dif­fi­cile. Ce n’est pas si fréquent. D’où sans doute la bien­veil­lance de la presse à l’é­gard de ce travail.

Même pour le let­tré, l’image ani­mée présente l’avantage de don­ner corps à l’auteur. Elle a aus­si per­mis de pos­er un grain de voix sur Éric, le fils du poète dont on savait qu’il a con­tribué à l’admirable pub­li­ca­tion de la cor­re­spon­dance de ses par­ents. Plus que Paul, pour qui les archives sont rares, c’est son dis­cours qui m’a procuré le plus d’émotion car, dans cha­cune de ses hési­ta­tions, pas­sait un silence, un silence très trou­blant qui n’é­tait pas que le sien. En con­tre­point, les expli­ca­tions de Bertrand Badiou éclairaient cette poésie indis­so­cia­ble du con­texte his­torique de son écriture.

Hélas, les réal­isa­teurs, à tra­vers la voix off qui fai­sait le lien, ont procédé à de gênantes sim­pli­fi­ca­tions. La plus grossiere est de faire de Celan un soix­ante-huitard. Sa cor­re­spon­dance avec Ilana Shmueli, entre autres, mon­tre un haut intérêt pour les événe­ments de mai, mais l’attitude qu’il obser­va alors fut très circonspecte.

L’organisation du film pose elle aus­si prob­lème à cause de la con­tin­uelle hési­ta­tion entre le déroule­ment chronologique et l’approche thé­ma­tique, con­duisant à des allers retours assez déroutants pour qui ne con­naî­trait pas par­faite­ment l’histoire des années 1938–1970.

Que dire en out­re de l’absence de toute carte ? Cela aurait effi­cace­ment mon­tré les bal­lot­te­ments poli­tiques aux­quels la Bucovine a été soumise, recou­vre­ments et mor­celle­ments ter­ri­to­ri­aux et famil­i­aux qui ont éprou­vé Celan dans sa jeunesse et se retrou­vent dans la con­duite de son écriture.

Sur le sujet de la dépor­ta­tion de sa famille, le film insiste à juste titre mais per­me­t­tez-moi de ne pas partager non plus l’orientation très pathé­tique que résume l’expression rester humain du titre, faisant de Celan un sur­vivant au pied hap­pé par la tombe. Des lec­tures de poèmes sont ain­si illus­trées (his­toriées) avec des images des camps de la mort. Cela revient à appau­vrir la prob­lé­ma­tique très riche du poème, réduisant celui-ci à une évo­ca­tion his­torique mor­bide. Ce n’est pas ren­dre ser­vice à cette poésie que d’en faire un symp­tôme de plus de la Shoah.

L’approche qui est faite de la mal­adie men­tale de Celan me sem­ble tout aus­si choquante. Con­traire­ment à ce qui est d’usage pour d’autres auteurs comme Artaud, elle est traitée comme une per­tur­ba­tion post trau­ma­tique. Il eût été plus per­ti­nent de la voir comme une réponse à des sit­u­a­tions (l’accusation de pla­giat, l’accueil mit­igé du groupe 47,…) qui furent autant d’impasses ingérables par un homme à la sen­si­bil­ité sur-développée.

C’est cette sen­si­bil­ité de pythie qui fait que le drame per­son­nel de Celan a si forte­ment réson­né, on le sait, avec un drame civil­i­sa­tion­nel. Il s’agit d’un homme qui se retrou­ve avec la langue de ses bour­reaux pour seul héritage. Dans les lignes qui suiv­ent, je m’appuierai surtout sur le recueil Par­tie de neige, traduit et annoté par Jean-Pierre Lefeb­vre, que j’ai relu après avoir vu le documentaire.

L’homme que mon­tre la poésie de Paul Celan est moins blessé que nu. Un homme sans étayage, dévelop­pant une ascèse exclu­ant tout ce que la cul­ture donne comme char­p­ente. Réduit à des pri­vat­ifs, un « je » com­mence à s’affirmer :

Pas lavé, sans maquillage

Ce « je » est privé des atours lin­guis­tiques néces­saires à toute expres­sion de soi. Impos­si­ble référence, impos­si­ble rhé­torique : les vers de Celan sont les pier­res jetées par Deu­calion pour faire renaître un monde. Nous sommes bien loin du prim­i­tivisme et de l’ensauvagement prônés par la con­tem­po­raine Beat gen­er­a­tion. Car il s’agit ouverte­ment de con­stru­ire, de con­stru­ire une langue qui dise la vie, qui aide à quit­ter les limbes où rodent encore les mots dressés à tuer (ceux de la L.T.I). D’autres vers (p 34) évo­quent un locu­teur dif­forme, « sué », comme une dégoulin­ure, et com­paré à un fou masqué. Masque de bois, matière morte, mais le dernier mot du poème est « rever­di » (begrünt). C’est cela, la poésie de Celan est moins pathos que « reverdie », élan vers la vie.

L’être qui par­le, isolé, per­du, est à la recherche d’un « tu » :

 

Je pars, je pars avec les doigts
de moi,
 

pour te voir

Ren­con­tre du monde, mais par le truche­ment d’une langue régénérée :

 

Le phare pense
pour le ciel à une
étoile, (…)

 

Pour (re)créer cette langue, Celan avait lu des traités de chimie, de physique, de biolo­gie, de nautisme, d’astronomie. Renouant avec les savants poètes, comme Empé­do­cle, qui exam­i­naient le mys­tère du monde avec le mys­tère de l’être. Sen­si­ble aux rythmes et aux sec­ouss­es de l’infiniment petit et de l’infiniment grand…

Plusieurs fois dans le doc­u­men­taire, Paul Celan lit, dans cette solen­nité sans rhé­torique. Ce n’est jamais monot­o­ne. S’entend une hor­loge, ni régulière ni chao­tique. « Rebé­gay­er » le monde (Par­tie de neige, p27).

« Rester humain » ? Rede­venir humain.

 

Voir l’émis­sion ici : https://www.youtube.com/watch?v=C4oo1kg8Ta8

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