Bonnes feuilles PO&PSY : Lucian Blaga, Apirana Taylor, Rutger Kopland

Par |2020-01-06T04:50:20+01:00 5 janvier 2020|Catégories : Apirana Taylor, Essais & Chroniques, Lucian Blaga, Rutger Kopland|

Lucian Bla­ga, La lumière d’hier

 

Lucian Bla­ga est né le 9 mai 1895 à Lan­crăm, dans le Sud de la Tran­syl­vanie. Il a été philosophe, théolo­gien, diplo­mate de 1926 à 1938 (suc­ces­sive­ment en poste à Varso­vie, Prague, Vienne, Berne et Lis­bonne), puis pro­fesseur à l’université de Cluj de 1940 à 1948. À par­tir de ce moment-là, mar­gin­al­isé en tant que philosophe, il devient jour­nal­iste et bibliothécaire.

Limogé en 1959 et per­sé­cuté par le nou­veau régime, il meurt le 6 mai 1961, des suites des traite­ments subis en incar­céra­tion. Auteur d’une œuvre philosophique impres­sion­nante, dra­maturge, poète, tra­duc­teur, il fut mem­bre de l’Académie roumaine dès 1937.

Après avoir soutenu, en 1920, sa thèse de doc­tor­at à l’université de Vienne, il éla­bore au cours des années 30 une philoso­phie de la cul­ture qui est aus­si une méta­physique de l’inconscient. Dans ses cinq Trilo­gies philosophiques, il s’emploie à « met­tre en lumière non seule­ment les struc­tures de l’être humain (ses struc­tures men­tales con­scientes – un pat­ri­moine rel­a­tive­ment invari­able de l’humanité) mais aus­si ses modes exis­ten­tiels : les spé­ci­ficités eth­niques et cul­turelles de l’homme, sa créa­tiv­ité et son mode ontologique d’existence – ce qu’il appellera les « caté­gories styl­is­tiques de l’inconscient », éminem­ment vari­ables dans le temps his­torique et dans l’espace géo­graphique, car elles changent d’une col­lec­tiv­ité à l’autre, d’un indi­vidu à l’autre.

Lucian Bla­ga, La lumière d’hier, traduit du roumain par Andreea-Maria Lem­naru, avec des pas­tels de Sophie Cur­til, 84 pages – 12 €.

Il éla­bore une « noolo­gie abyssale », une étude des caté­gories de l’inconscient créa­teur – créa­teur d’ordre, d’organisation, à l’opposé du chaos ani­m­ique – qui ali­mente le phénomène dom­i­nant de la cul­ture, le « style », milieu per­ma­nent impli­quant les divers hori­zons, accents, atti­tudes des peu­ples, tous les domaines de leur activ­ité. Plus spé­ci­fique­ment, il crée le con­cept d’« espace mior­i­tique »1 qui va lui per­me­t­tre de définir l’identité cul­turelle roumaine. Pour Lucian Bla­ga, les coor­don­nées spa­tio-tem­porelles – les « hori­zons », qu’il faut aus­si enten­dre dans un sens métaphorique – jouent un rôle essen­tiel. Le vil­lage roumain, en osmose avec une nature omniprésente est con­sid­éré comme le lieu névral­gique de la prise de con­science de soi. La place fon­da­men­tale qu’il donne à l’enracinement et à la tran­scen­dance mythologique a sans doute à voir avec ses orig­ines famil­iales (il est le neu­vième fils d’un pope) et avec son pro­fond attache­ment pour sa Tran­syl­vanie natale.

Mar­quée par le dor2, une con­science aiguë de la néces­sité, et par la reli­gion pop­u­laire roumaine riche en rit­uels pré-chré­tiens, l’œuvre poé­tique de Lucian Bla­ga répond à son sys­tème philosophique. Puisant dans le fond prim­i­tif de la cul­ture et l’expérience pri­mor­diale de la nature, sa poésie est un hori­zon cos­mique où se côtoient l’âme et le néant à la lueur des âges qui reposent sous terre.

Écrivant dans une langue archaïque, proche des incan­ta­tions et des con­ju­ra­tions pop­u­laires de la tra­di­tion orale, le poète de Lan­crăm con­naît intime­ment l’esprit chtonien des campagnes.

Entre expres­sion­nisme et néoro­man­tisme, l’œuvre poé­tique de Lucian Bla­ga exprime une mys­tique de la terre qui se dit en mots de l’esprit.

 

 

Extraits

 

La fille de la terre danse

Je ris de tes aubes, ancien soleil, nou­veau soleil.
Des oiseaux embrasés s’ébattent dans l’éther.
Qui m’appelle ? Qui me chas­se ? Ah là là ! Eh là là !
Sous la glèbe des tombes, il est une église.
À présent, mille ans ont som­bré dans la terre.
Sept prêtres aujourd’hui encore
y offi­cient pour le diable.
Eh là là ! Pour le diable.
Géants mor­tels, nains mor­tels, j’époussète mes talons sur les croix
plan­tées dans vos maisons. Qu’on sonne les cloches royales.
Que per­son­ne ne me défie. Ah là là ! Eh là là !
Main­tenant je danse. La fille de la terre couronne ses seins d’épines
Anéan­tis par cette vision, ils tombent en poussière
les prêtres de la lumière, les prêtres de l’abîme.

*

L’esprit du village

Chère enfant, pose tes mains sur mes genoux.
Moi, je crois que l’éternité est née au village.
Ici, toute pen­sée est plus lente
et le cœur bat plus doucement,
comme s’il ne bat­tait pas dans la poitrine
mais quelque part dans les pro­fondeurs de la terre.
Ici guérit la soif de salut
et si tes pieds saignent
tu peux t’asseoir sur une motte d’argile.
Regarde, c’est le soir.
L’esprit du vil­lage flotte près de nous,
comme un timide par­fum d’herbe fauchée,
comme le ruis­seau de fumée d’un toit de chaume,
comme un jeu de chevreaux sur les hautes tombes.

*

 

Lucian Bla­ga lit Trezire.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Api­rana Tay­lor, Pepetu­na

 

Api­rana Tay­lor, né en 1955 à Welling­ton (Nou­velle-Zélande), est un écrivain māori (tribus Ngāti Porou, Te Whā­nau a Apanui, Ngāti Ruanui iwi), et pāke­hā (européen).

Poète, scé­nar­iste, romanci­er, nou­vel­liste, con­teur, acteur, pein­tre et musi­cien, il a pub­lié plusieurs recueils de poésie (dont He Ran­gi Mokop­una, pub­lié en ver­sion française par les édi­tions de la Tortue en 2017), des nou­velles et deux romans. Il est présent dans toutes les antholo­gies majeures de Nou­velle-Zélande. Ses écrits sont traduits dans plusieurs langues. Il a obtenu de nom­breux prix et résidences.

Api­rana Tay­lor écrit égale­ment pour les enfants et pour le théâtre. Comé­di­en, enseignant, il est mem­bre du Māori The­ater Group Te Ohu Whakaari. Il a égale­ment tra­vail­lé avec la New-Zealand Dra­ma School et la Whitireia Poly­tech­nic en qual­ité de dra­maturge et d’animateur d’ateliers d’écriture.

Api­rana voy­age sur le ter­ri­toire néo-zélandais et au-delà en qual­ité de poète et de con­teur. Il a été invité par deux fois en Inde en tant que poète, il a par­cou­ru l’Europe (Autriche, Suisse, Ital­ie et Alle­magne) durant trois mois de tournée poé­tique dans le cadre de World from the Edge, en 2000 et 2006, et il a par­ticipé au Fes­ti­val de poésie de Medellin (Colom­bie) en 2012.

Api­rana Tay­lor, Pepetu­na, traduit de l’anglais (Nou­velle-Zélande) et du maori par Manuel van Thienen et Sonia Prot­ti, avec une pein­ture de Ger­main Roesz, 96 pages – 12 €.

 

Il est venu pour la pre­mière fois en France pour une tournée organ­isée par Sur le Dos de la Tortue en col­lab­o­ra­tion avec l’université d’Udine (Ital­ie), en mai 2017.

 

Extraits

 

calme

souf­fle douce brise
laisse le ciel respirer
en paix

 

*

 

pūkana3

la fleur rouge
explose
et fait la grimace
avec sa
langue de
nectar

 

*

 

tout

cœur dans poitrine
poitrine dans corps
corps dans ciel
ciel dans univers
univers dans cosmos
cos­mos en moi

tout en un

 

*

 

dans la pulsation

petit canari
tu
as brisé
les barreaux
de
la cage de la vie

la beauté réside
aus­si dans la
pulsation
de la mort

 

*

 

com­préhen­sion

 la com­préhen­sion vient de la guérison
a guéri­son vient de la vie
la vie vient de la douleur
la douleur vient de ce que l’on ressent
la peur vient de ce que l’on ne con­naît pas
la lumière vient de ce que l’on connaît
la guéri­son vient de ce que l’on comprend
l’amour

 

*

 

stupé­fac­tion

 

te Man­garoa
est le grand requin
con­nu sous le nom de Voie lactée

Pati­ki est le flet4
une autre con­stel­la­tion d’étoiles

je suis stupé­fait d’admiration et de joie
quand je vois ces merveilles

car voilà des mil­lions d’années
que le grand requin nage
à tra­vers la galaxie

alors que Pati­ki le flet
attend à jamais dans les estu­aires à marée basse de la nuit

 

*

 

Api­rana Tay­lor accom­pa­g­né par Manuel Van Thienen, à l’église de Sigale, dans la val­lée de l’Estéron, le 7 mai 2017, à l’oc­ca­sion de la tournée organ­isée par Sur le Dos de la Tortue en col­lab­o­ra­tion avec l’université d’Udine (Ital­ie).

 

 

∗∗∗∗∗∗

Rut­ger Kopland

 

Rut­ger Kop­land est le nom de plume de Rut­ger Hen­drik van den Hoof­dakker, né le 4 août 1934 à Goor, dans la province d’Overijssel, aux Pays-Bas, et mort à Glim­men le 11 juil­let 2012.

Pro­fesseur en psy­chi­a­trie biologique, il enseigne à l’université de Gronin­gen à par­tir de 1983. Il est l’auteur de deux études com­bat­tant la « morale con­ser­va­trice » de la caste des médecins.

En ce qui con­cerne son œuvre poé­tique, la cri­tique dis­tingue trois péri­odes : une pre­mière, anec­do­tique, inau­gurée par Onder het vee (« Par­mi le bétail »),1966 ; une  deux­ième, nue et austère, à par­tir de Een lege plek om te bli­jven (« Un endroit vide où rester ») 1975 ; une troisième, philosophique, dans ses derniers recueils Over het ver­lan­gen naar een sigaret (« Sur le désir d’une cig­a­rette ») 2001 ; et Wat water achter­li­et (« Ce que l’eau a lais­sé ») 2004. 

Il a reçu le Prix P.C. Hooft en 1988. En 1999 ont paru ses Gedicht­en (« Poèmes »), réu­nis­sant les onze recueils pub­liés jusque-là. Deux choix de poèmes ont été pub­liés chez Gal­li­mard dans la tra­duc­tion de Paul Gellings : Songer à par­tir(1986) et Sou­venirs de l’inconnu (1998).           

Rut­ger Kop­land, traduit du néer­landais par Jan Mysjkin et Pierre Gal­lis­saires, dessins de Jean-Pierre Dupont, 64 pages – 12 €.

 

 

Extraits                    

 

Drentsche Aa

 

I

Matins au bord de la riv­ière, matins où
elle sem­ble encore se demander
où elle ira encore
ce jour-là,

si elle fera comme toujours
les mêmes mou­ve­ments vifs,
ou non,

ou si ces oscil­la­tions sans fin
sont les gestes vides de quelqu’un
qui déjà n’existe plus,

et s’est résigné

à ce qu’il est, entre ses rives,
dans le vain sillon
qu’il a creusé.

 

II

Comme si elle voulait recommencer,
tant ses mou­ve­ments sem­blent agités,
comme si elle pou­vait retourner

à son pays d’origine,
à son passé brumeux,

puis venir ici se repos­er à nouveau,

mais elle est calme entre
ses rives, et aussi
ses rives sont calmes.

 

III

Comme si elle voulait aller plus loin
qu’ici, comme s’il y avait une destination,
quelque part un lieu où elle
n’a jamais été

et qu’elle pou­vait l’atteindre,

mais là-bas, au loin
elle est déjà – la même
qu’ici.

 

IV

Matin au bord de la rivière,
matin où enfin
elle ne sera rien de plus
que la rivière.

 

Rut­ger Kop­land lit Leets ‘Aan het grensland.

Notes

 

1. Mior­i­tique : de mior­ița, « agnelle », titre d’une célèbre bal­lade pop­u­laire due à un auteur anonyme et con­sid­érée comme une des plus impor­tantes expres­sions du folk­lore roumain, tant au plan artis­tique que mythologique.

2. Dor (du latin dolus – un dérivé de dolor – douleur) exprime un sen­ti­ment com­plexe qui mêle la nos­tal­gie et la mélan­col­ie, la douleur et la joie. Proche de la notion por­tu­gaise de saudade, il traduit le souhait irré­press­ible et per­sis­tant de revoir quelque chose ou quelqu’un de cher, ou de revivre des sit­u­a­tions plaisantes. 

3. pūkana : « gri­mace » pra­tiquée au cours du haka (danse chan­tée rit­uelle pra­tiquée lors de con­flits, de man­i­fes­ta­tions de protes­ta­tion, de     céré­monies ou de com­péti­tions ami­cales, pour impres­sion­ner l’adversaire).

4. flet : pois­son plat en forme de losange de la famille des pleuronectidés.

 

Présentation de l’auteur

Lucian Blaga

Lucian Bla­ga est Né à Lámk­erék , le 09 mai 1895, et est décédé à  Cluj en 1961. C’est un philosophe, théolo­gien et poète roumain. Il était mem­bre de l’A­cadémie roumaine.

Textes

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Présentation de l’auteur

Apirana Taylor

Api­rana Tay­lor, né en 1955 à Welling­ton (Nou­velle-Zélande), est un écrivain māori et pāke­hā (européen). Poète, scé­nar­iste, romanci­er, nou­vel­liste, con­teur, acteur, pein­tre et musi­cien, il voy­age sur le ter­ri­toire néo-zélandais et au-delà (Inde, Europe, Colom­bie…) en qual­ité de poète et de conteur.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Présentation de l’auteur

Rutger Kopland

Rut­ger Kop­land est le nom de plume de Rut­ger Hen­drik van den Hoof­dakker, né le 4 août 1934 à Goor, dans la province d’Overijssel, aux Pays-Bas, et mort à Glim­men le 11 juil­let 2012. Il a été pro­fesseur et psy­chi­a­tre à Groningue dans le Nord des Pays-Bas où il a vécu. Il s’est affir­mé avec Onder het vee (Par­mi le bétail) en 1966 et à tra­vers une dizaine de recueils, comme l’un des poètes néer­landais les plus orig­in­aux. Sa poésie, d’une sim­plic­ité trompeuse, est en réal­ité philosophique et recherche, sur un ton proche de la langue par­lée. Il a égale­ment pub­lié plusieurs essais scientifiques. 

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Rutger Kopland, Cette vue

La col­lec­tion de poésie Po&psy, pub­liée par les édi­tions Erès et dirigée par Danièle Faugeras, pro­pose de faire décou­vrir des poésies du monde peu con­nues du pub­lic français car pas ou peu traduites […]

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daniele faugeras

danièle faugeras vit et tra­vaille dans le Gard. Elle partage son activ­ité d’écriture entre poésie, tra­duc­tion et édition.

Elle a créé en 2008 aux édi­tions ERES, et codirige depuis avec Pas­cale Jan­ot, la col­lec­tion de poésie PO&PSY et l’as­so­ci­a­tion du même nom, qui en assure la dif­fu­sion par la ren­con­tre directe avec des publics var­iés, aux­quels elle pro­pose des man­i­fes­ta­tions sou­vent multimédias.

Par­mi ses tra­duc­tions de poésie : Patrizia Cav­al­li, Pao­lo Uni­ver­so, Francesco Scara­bic­chi, Issa (en col­lab­o­ra­tion avec Pas­cale Jan­ot) ; ain­si que les œuvres poé­tiques com­plètes d’An­to­nio Porchia et de Fed­eri­co Gar­cía Lorca.

À titre per­son­nel, elle a pub­lié une dizaine de recueils de poésie, depuis Ici n’est plus très loin (2001) jusqu’à À chaque jour suf­fit son poème (2018), le plus sou­vent en dia­logue avec des artistes, par exem­ple : Lieu dit (2010) et Quelque chose n’est (2015) avec Alexan­dre Hol­lan, Murs, avec Mag­a­li Latil, Éphéméride 03, avec Mar­tine Cazin (2014)…

 

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