Douze poèmes extraits de l’an­tholo­gie  Polis­seur d’é­toiles. Œuvre poé­tique com­plète, Traduite de l’es­pag­nol par Danièle Faugeras, PO&PSY in exten­so,  2016

 

MONDE

 

Angle éter­nel,
la terre et le ciel.

Avec bis­sec­trice de vent.

Angle immense,
le chemin droit.
Avec bis­sec­trice de désir.

Les par­al­lèles se rencontrent
dans le baiser.
Ô cœur
sans écho !
En toi com­mence et finit
l’univers.

deAutres poèmes du livre de “Suites””

 

***

 

 

PAYS

 

Jets d’eau des rêves
sans eaux

et sans fontaines !

On les voit du coin
de l’œil, jamais face
à face.

Comme toutes les choses
idéales, ils balancent
sur les marges pures
de la Mort. 

 

                      deSuites”

***

 

 

SPHÈRE

 

Fleuve et jet d’eau
c’est tout comme.

Tous deux
vont aux étoiles.

Pic et ravin
c’est tout comme.
Tous deux,
l’ombre les couvre.

 

poème écarté de “Suites”

 

 

***

 

 

MEMENTO

 

Quand nous mourrons
nous emporterons

une série de vues
du ciel.

(Ciels d’aube
et ciels nocturnes.)

Bien qu’on m’ait dit
que mort
on n’a
d’autre sou­venir
que celui d’un ciel d’été,
un ciel noir
ébran­lé
par le vent.

                         de “Suites”

 

 

***

 

 

CLAIR D’HORLOGE

 

Je m’as­sis
dans une clair­ière du temps.

C’était un havre 
de silence,
d’un blanc
silence,
for­mi­da­ble arène 
où les étoiles
affrontaient les douze chiffres noirs
flot­tants.

 

de “Pre­mières chansons”

 

 

***

 

 

LA GRANDE TRISTESSE

 

Tu ne peux te contempler
dans la mer.

Tes regards se brisent
comme des tiges de lumière.
Nuit de la terre.

 

                  de “Suites”

 

 

***

 

 

ADIEUX

 

Je me dirai adieu
au carrefour

pour m’en­gager sur le chemin
de mon âme.

Réveil­lant souvenirs
et mau­vais moments
j’arriverai au petit verger 
de ma chan­son blanche
et me met­trai à trem­bler comme
l’étoile du matin

 

de “Suites”

 

 

***

 

 

SOMMET

 

Quand j’at­teindrai le sommet…

(Ô cœur désolé,
Saint Sébastien en Cupidon.)

Quand j’atteindrai le sommet…

Lais­sez-moi chanter !
Parce que tant que je chanterai
je ne ver­rai pas les som­bres tertres 
ni les troupeaux
qui dans les pro­fondeurs vont
sans pâtres.

Tant que je chanterai,
je ver­rai l’unique étoile
qui n’existe pas.

Quand j’atteindrai le sommet…
en chan­tant.

 

                           de “Suites”

 

 

***

 

 

ET ENSUITE

 

Les labyrinthes
que crée le temps

se dis­sipent.

(Il ne reste que 
le désert.)

Le cœur,
source du désir,
se dis­sipe.

(Il ne reste que 
le désert.)

L’illusion de l’aurore
et des baisers
se dis­sipent.

Il ne reste que
le désert.
Un ond­uleux
désert.

 

de “Poèmes du Cante Jondo”

 

 

***

 

 

ELEGIE DU SILENCE

 

Juil­let 1920

 

Silence, où mènes-tu
Ton cristal tout embué

De rires, de paroles
Et des san­glots de l’arbre ?
Com­ment laves-tu, silence,
La rosée des chansons
Et les tach­es sonores
Que les mers lointaines
Lais­sent sur la blancheur
Sere­ine de ta cape ?
Qui ferme tes blessures
Quand au-dessus des champs
Quelque vieille noria
Plante son dard indolent
Dans ton cristal immense ?
Où vas-tu si te blessent
Les cloches au couchant
Et trou­blent ton eau dor­mante
Les volées de couplets
Et le grand bruit doré
Qui tombe en sanglotant
Sur les monts azurés ?
L’air coupant de l’hiver
Met ton azur en pièces,
Et tes haies vives se brisent
Sous la plainte retenue
D’une froide fontaine.
Où que tu pos­es tes mains,
Tu trou­ves l’épine du rire
Ou bien le brûlant coup
De corne de la passion.
Si tu vas vers les astres,
Le bour­don solennel
Des oiseaux de l’azur
Rompt le bel équilibre
De ton crâne caché.
Et toi qui fuis le son
Tu es le son lui-même,
Fan­tôme d’harmonie,
Fumée de cri et chant.
Tu t’en viens pour nous dire
Par les nuits obscures
La parole infinie
Sans souf­fle et sans lèvres.
Tout per­foré d’étoiles
Et mûri de musique,
Où mènes-tu, silence,
Ta douleur surhumaine
Douleur d’être captif
De la toile mélodique,
Aveu­gle à jamais, dès
Lors, ta source sacrée ?
Aujourd’hui tes ondes,
Trou­bles de pen­sée, emportent
La cen­dre sonore et
La douleur de jadis.
Les échos de ces cris
À jamais en allés.
Le vacarme lointain
De la mer, momifié.
Si Jeho­vah s’endort,
Monte sur son trône brillant,
Casse-lui sur la tête
Une étoile éteinte,
Et finis-en avec
L’éternelle musique,
L’harmonie sonore
De la lumière, et puis
Reviens à la source
Où dans la nuit pérenne
D’avant Dieu et le Temps
Calme tu jaillissais.

 

                       de “Livre de poèmes”

 

 

***

 

 

UN CRI VERS ROME

 

Depuis la tour du Chrysler Building

 

Des pommes légère­ment blessées
par de fines épées d’argent,

des nuages déchirés par une main de corail
qui porte sur le dos une amande de feu,
des pois­sons d’arsenic ain­si que des requins,
des requins comme des larmes pour aveu­gler une foule,
des ros­es qui blessent
et des aigu­illes placées dans les canaux du sang,
des mon­des enne­mis et des amours cou­verts de vers
tomberont sur toi. Tomberont sur la grande coupole
qu’enduisent d’huile les langues militaires,
où un homme com­p­isse une éblouis­sante colombe
en crachant du char­bon concassé
entouré de mil­liers de clochettes.
Parce qu’il n’est plus per­son­ne pour partager pain et vin,
plus per­son­ne pour cul­tiv­er des herbes dans la bouche du mort,
plus per­son­ne pour ouvrir les draps du repos,
plus per­son­ne pour déplor­er les blessures des éléphants.
Il n’y a plus qu’un mil­lion de forgerons
à forg­er des chaînes pour les enfants à venir.
Il n’y a plus qu’un mil­lion de menuisiers
qui fab­riquent des cer­cueils sans croix.
Il n’y a plus qu’une foule gémissante
qui s’ouvre la chemise dans l’attente de la balle.
L’homme qui méprise la colombe devait parler,
devait crier tout nu au milieu des colonnes
et se faire une piqûre pour attrap­er la lèpre,
et vers­er des larmes assez terribles
pour dis­soudre ses anneaux et ses télé­phones de diamant.
Mais l’homme vêtu de blanc
ignore le mys­tère de l’épi,
ignore le gémisse­ment de la parturiente,
ignore que le Christ peut encore don­ner de l’eau,
ignore que l’argent brûle le prodi­ge du baiser
et donne le sang de l’agneau au bec idiot du faisan.
Les maîtres mon­trent aux enfants
une lumière mer­veilleuse qui vient de la montagne ;
mais à l’arrivée ce n’est que ramas de cloaques
où vocif­èrent les nymphes obscures du choléra.
Les maîtres indiquent avec dévo­tion les énormes coupoles embaumées,
mais dessous les stat­ues il n’y a pas d’amour,
il n’y a pas d’amour sous les yeux de cristal immuable.
L’amour est dans les chairs crevassées par la soif,
dans la hutte minus­cule qui lutte con­tre l’inondation ;
l’amour est dans les fos­s­es où lut­tent les ser­pents de la faim,
dans la triste mer qui berce les cadavres des mouettes
et dans le très obscur bais­er lanci­nant sous les oreillers.
Mais le vieil­lard aux mains diaphanes
dira : amour, amour, amour,
acclamé par des mil­lions de moribonds.
Dira : amour, amour, amour,
dans son drap d’or frémis­sant de tendresse ;
dira : paix, paix, paix,
par­mi cli­quetis de lames et mèch­es de dynamite.
Dira : amour, amour, amour,
jusqu’à ce que ses lèvres devi­en­nent d’argent.
Pen­dant ce temps, pen­dant ce temps, ah ! pen­dant ce temps,
les nègres qui vident les crachoirs,
les enfants qui trem­blent sous la ter­reur blème des directeurs,
les femmes noyées dans les huiles minérales,
la foule au marteau, au vio­lon ou au nuage,
doit crier même si on lui éclate la cervelle sur le mur,
doit crier devant les coupoles,
doit crier folle de feu,
doit crier folle de neige,
doit crier, la tête pleine d’excréments,
doit crier comme toutes les nuits réunies,
doit crier avec sa voix si déchirée
jusqu’à ce que les villes trem­blent comme des fillettes
et que s’ouvrent les pris­ons de l’huile et de la musique.
Parce que nous voulons notre pain quotidien,
fleur d’alisier et pérenne ten­dresse égrenée,
parce que nous voulons que s’accomplisse la volon­té de la Terre
qui accorde à tous ses fruits.

de “Poète à New York”

 

 

***

 

THAMAR ET AMNON

 

La lune tourne dans le ciel
au-dessus des ter­res sans eau

cepen­dant que l’été sème
ses rumeurs de tigre et flamme.
Par-dessus les toitures
des nerfs de métal tintaient.
Un friselis d’air venait
avec les bêle­ments de laine.
La terre s’offre couverte
de blessures cicatrisées,
ou frémis­sante d’aigus
cautères de lumières blanches.

 

                     *

Thamar était à rêver
d’oiseaux dedans sa gorge,

au son de frais tambourins,
et de cithares lunées.
Son corps nu comme en suspens,
acéré nord de palmier,
veut des flo­cons pour son ventre,
et du grésil pour son dos.
Thamar était à chanter,
dévêtue sur la terrasse.
Ses pieds étaient entourés
de cinq colombes glacées.
Amnon, au physique délié,
de la tour la regardait,
l’aine baignée d’écume,
et la barbe oscillante.
Son corps nu illuminé
s’étendait sur la terrasse,
avec entre les dents le bruit
d’une flèche tout juste fichée.
Amnon tout à regarder
la lune ronde et basse,
vit en la lune les seins
fer­mes à souhait de sa sœur.

 

                      *

Amnon à trois heures et demie
s’étendit dessus son lit.

La cham­bre tout entière souffrait
avec ses yeux rem­plis d’ailes.
La lumière mas­sive enfouit
les bourgs dans le sable fauve,
ou décou­vre un éphémère
corail de ros­es et dahlias.
L’eau de puits entravée
sourd en silence dans les jarres.
Par­mi la mousse des troncs
dressé le cobra chante.
Amnon gémit sur la toile
très fraîche de sa couche.
Et le lierre du frisson
cou­vre sa chair embrasée.
Thamar entra silencieuse
dans la cham­bre qui fit silence,
couleur de veine et Danube,
trou­ble de traces lointaines.
Thamar, efface-moi les yeux
avec ton aube étale.
Les fil­a­ments de mon sang
font sur ta jupe des volants.
Laisse-moi tran­quille, mon frère.
Tes bais­ers sur mon dos sont
comme un dou­ble essaim flûté
de guêpes et de bris­es légères.
Thamar, sur tes seins dressés
il y a deux pois­sons qui m’appellent,
et au bout de tes doigts bruit
une rumeur de rose recluse.

 

                   *

Les cent chevaux du roi
dans la cour hennissaient.

Soleil pluriel résistait
la minceur de la treille.
Il lui saisit les cheveux,
il lui déchire la chemise.
De tièdes coraux dessinent
des rus sur la blonde carte.

 

                    *

Oh ! quels cris on entendait
au-dessus des maisons !

Quelle pro­fu­sion de poignards
et de tuniques lacérées.
Par les escaliers tristes
des esclaves mon­tent et descendent.
Pis­tons et cuiss­es jouent
sous les nuages arrêtés.
Tout à l’entour de Thamar
cri­ent des vierges gitanes
et d’autres recueil­lent les gouttes
de sa fleur martyrisée.
Des linges blancs s’empourprent
dans les cham­bres fermées.
Pam­pres et pois­sons échangent
des rumeurs de tiède aurore.

 

                  *

Vio­leur rem­pli de fureur,
Amnon fuit sur son cheval.

Du haut des murs et des tours
des Noirs lui décochent des flèches.
Et quand les qua­tre sabots
ne furent plus que qua­tre échos,
David avec des ciseaux
coupa les cordes de sa harpe.

                       de “Romancero gitan”

 

 

***

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daniele faugeras

danièle faugeras vit et tra­vaille dans le Gard. Elle partage son activ­ité d’écriture entre poésie, tra­duc­tion et édition.

Elle a créé en 2008 aux édi­tions ERES, et codirige depuis avec Pas­cale Jan­ot, la col­lec­tion de poésie PO&PSY et l’as­so­ci­a­tion du même nom, qui en assure la dif­fu­sion par la ren­con­tre directe avec des publics var­iés, aux­quels elle pro­pose des man­i­fes­ta­tions sou­vent multimédias.

Par­mi ses tra­duc­tions de poésie : Patrizia Cav­al­li, Pao­lo Uni­ver­so, Francesco Scara­bic­chi, Issa (en col­lab­o­ra­tion avec Pas­cale Jan­ot) ; ain­si que les œuvres poé­tiques com­plètes d’An­to­nio Porchia et de Fed­eri­co Gar­cía Lorca.

À titre per­son­nel, elle a pub­lié une dizaine de recueils de poésie, depuis Ici n’est plus très loin (2001) jusqu’à À chaque jour suf­fit son poème (2018), le plus sou­vent en dia­logue avec des artistes, par exem­ple : Lieu dit (2010) et Quelque chose n’est (2015) avec Alexan­dre Hol­lan, Murs, avec Mag­a­li Latil, Éphéméride 03, avec Mar­tine Cazin (2014)…