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Les Bonnes feuilles de PO&PSY : Federico GARCIA LORCA, “Polisseur d’étoiles”

Douze poèmes extraits de l'anthologie  Polisseur d'étoiles. Œuvre poétique complète, Traduite de l'espagnol par Danièle Faugeras, PO&PSY in extenso,  2016

 

MONDE

 

Angle éternel,
la terre et le ciel.

Avec bissectrice de vent.

Angle immense,
le chemin droit.
Avec bissectrice de désir.

Les parallèles se rencontrent
dans le baiser.
Ô cœur
sans écho !
En toi commence et finit
l’univers.

de "Autres poèmes du livre de "Suites""

 

***

 

 

PAYS

 

Jets d’eau des rêves
sans eaux

et sans fontaines !

On les voit du coin
de l’œil, jamais face
à face.

Comme toutes les choses
idéales, ils balancent
sur les marges pures
de la Mort.

 

                      de "Suites"

***

 

 

SPHÈRE

 

Fleuve et jet d'eau
c'est tout comme.

Tous deux
vont aux étoiles.

Pic et ravin
c'est tout comme.
Tous deux,
l’ombre les couvre.

 

poème écarté de "Suites"

 

 

***

 

 

MEMENTO

 

Quand nous mourrons
nous emporterons

une série de vues
du ciel.

(Ciels d’aube
et ciels nocturnes.)

Bien qu’on m’ait dit
que mort
on n’a
d'autre souvenir
que celui d’un ciel d’été,
un ciel noir
ébranlé
par le vent.

                         de "Suites"

 

 

***

 

 

CLAIR D'HORLOGE

 

Je m'assis
dans une clairière du temps.

C’était un havre
de silence,
d’un blanc
silence,
formidable arène
où les étoiles
affrontaient les douze chiffres noirs
flottants.

 

de "Premières chansons"

 

 

***

 

 

LA GRANDE TRISTESSE

 

Tu ne peux te contempler
dans la mer.

Tes regards se brisent
comme des tiges de lumière.
Nuit de la terre.

 

                  de "Suites"

 

 

***

 

 

ADIEUX

 

Je me dirai adieu
au carrefour

pour m'engager sur le chemin
de mon âme.

Réveillant souvenirs
et mauvais moments
j’arriverai au petit verger
de ma chanson blanche
et me mettrai à trembler comme
l’étoile du matin

 

de "Suites"

 

 

***

 

 

SOMMET

 

Quand j'atteindrai le sommet…

(Ô cœur désolé,
Saint Sébastien en Cupidon.)

Quand j’atteindrai le sommet…

Laissez-moi chanter !
Parce que tant que je chanterai
je ne verrai pas les sombres tertres
ni les troupeaux
qui dans les profondeurs vont
sans pâtres.

Tant que je chanterai,
je verrai l’unique étoile
qui n’existe pas.

Quand j’atteindrai le sommet…
en chantant.

 

                           de "Suites"

 

 

***

 

 

ET ENSUITE

 

Les labyrinthes
que crée le temps

se dissipent.

(Il ne reste que
le désert.)

Le cœur,
source du désir,
se dissipe.

(Il ne reste que
le désert.)

L’illusion de l’aurore
et des baisers
se dissipent.

Il ne reste que
le désert.
Un onduleux
désert.

 

de "Poèmes du Cante Jondo"

 

 

***

 

 

ELEGIE DU SILENCE

 

Juillet 1920

 

Silence, où mènes-tu
Ton cristal tout embué

De rires, de paroles
Et des sanglots de l’arbre ?
Comment laves-tu, silence,
La rosée des chansons
Et les taches sonores
Que les mers lointaines
Laissent sur la blancheur
Sereine de ta cape ?
Qui ferme tes blessures
Quand au-dessus des champs
Quelque vieille noria
Plante son dard indolent
Dans ton cristal immense ?
Où vas-tu si te blessent
Les cloches au couchant
Et troublent ton eau dormante
Les volées de couplets
Et le grand bruit doré
Qui tombe en sanglotant
Sur les monts azurés ?
L’air coupant de l’hiver
Met ton azur en pièces,
Et tes haies vives se brisent
Sous la plainte retenue
D’une froide fontaine.
Où que tu poses tes mains,
Tu trouves l’épine du rire
Ou bien le brûlant coup
De corne de la passion.
Si tu vas vers les astres,
Le bourdon solennel
Des oiseaux de l’azur
Rompt le bel équilibre
De ton crâne caché.
Et toi qui fuis le son
Tu es le son lui-même,
Fantôme d’harmonie,
Fumée de cri et chant.
Tu t’en viens pour nous dire
Par les nuits obscures
La parole infinie
Sans souffle et sans lèvres.
Tout perforé d’étoiles
Et mûri de musique,
Où mènes-tu, silence,
Ta douleur surhumaine
Douleur d’être captif
De la toile mélodique,
Aveugle à jamais, dès
Lors, ta source sacrée ?
Aujourd’hui tes ondes,
Troubles de pensée, emportent
La cendre sonore et
La douleur de jadis.
Les échos de ces cris
À jamais en allés.
Le vacarme lointain
De la mer, momifié.
Si Jehovah s’endort,
Monte sur son trône brillant,
Casse-lui sur la tête
Une étoile éteinte,
Et finis-en avec
L’éternelle musique,
L’harmonie sonore
De la lumière, et puis
Reviens à la source
Où dans la nuit pérenne
D’avant Dieu et le Temps
Calme tu jaillissais.

 

                       de "Livre de poèmes"

 

 

***

 

 

UN CRI VERS ROME

 

Depuis la tour du Chrysler Building

 

Des pommes légèrement blessées
par de fines épées d’argent,

des nuages déchirés par une main de corail
qui porte sur le dos une amande de feu,
des poissons d’arsenic ainsi que des requins,
des requins comme des larmes pour aveugler une foule,
des roses qui blessent
et des aiguilles placées dans les canaux du sang,
des mondes ennemis et des amours couverts de vers
tomberont sur toi. Tomberont sur la grande coupole
qu’enduisent d’huile les langues militaires,
où un homme compisse une éblouissante colombe
en crachant du charbon concassé
entouré de milliers de clochettes.
Parce qu’il n’est plus personne pour partager pain et vin,
plus personne pour cultiver des herbes dans la bouche du mort,
plus personne pour ouvrir les draps du repos,
plus personne pour déplorer les blessures des éléphants.
Il n’y a plus qu’un million de forgerons
à forger des chaînes pour les enfants à venir.
Il n’y a plus qu’un million de menuisiers
qui fabriquent des cercueils sans croix.
Il n’y a plus qu’une foule gémissante
qui s’ouvre la chemise dans l’attente de la balle.
L’homme qui méprise la colombe devait parler,
devait crier tout nu au milieu des colonnes
et se faire une piqûre pour attraper la lèpre,
et verser des larmes assez terribles
pour dissoudre ses anneaux et ses téléphones de diamant.
Mais l’homme vêtu de blanc
ignore le mystère de l’épi,
ignore le gémissement de la parturiente,
ignore que le Christ peut encore donner de l’eau,
ignore que l’argent brûle le prodige du baiser
et donne le sang de l’agneau au bec idiot du faisan.
Les maîtres montrent aux enfants
une lumière merveilleuse qui vient de la montagne ;
mais à l’arrivée ce n’est que ramas de cloaques
où vocifèrent les nymphes obscures du choléra.
Les maîtres indiquent avec dévotion les énormes coupoles embaumées,
mais dessous les statues il n’y a pas d’amour,
il n’y a pas d’amour sous les yeux de cristal immuable.
L’amour est dans les chairs crevassées par la soif,
dans la hutte minuscule qui lutte contre l’inondation ;
l’amour est dans les fosses où luttent les serpents de la faim,
dans la triste mer qui berce les cadavres des mouettes
et dans le très obscur baiser lancinant sous les oreillers.
Mais le vieillard aux mains diaphanes
dira : amour, amour, amour,
acclamé par des millions de moribonds.
Dira : amour, amour, amour,
dans son drap d’or frémissant de tendresse ;
dira : paix, paix, paix,
parmi cliquetis de lames et mèches de dynamite.
Dira : amour, amour, amour,
jusqu’à ce que ses lèvres deviennent d’argent.
Pendant ce temps, pendant ce temps, ah ! pendant ce temps,
les nègres qui vident les crachoirs,
les enfants qui tremblent sous la terreur blème des directeurs,
les femmes noyées dans les huiles minérales,
la foule au marteau, au violon ou au nuage,
doit crier même si on lui éclate la cervelle sur le mur,
doit crier devant les coupoles,
doit crier folle de feu,
doit crier folle de neige,
doit crier, la tête pleine d’excréments,
doit crier comme toutes les nuits réunies,
doit crier avec sa voix si déchirée
jusqu’à ce que les villes tremblent comme des fillettes
et que s’ouvrent les prisons de l’huile et de la musique.
Parce que nous voulons notre pain quotidien,
fleur d’alisier et pérenne tendresse égrenée,
parce que nous voulons que s’accomplisse la volonté de la Terre
qui accorde à tous ses fruits.

de "Poète à New York"

 

 

***

 

THAMAR ET AMNON

 

La lune tourne dans le ciel
au-dessus des terres sans eau

cependant que l’été sème
ses rumeurs de tigre et flamme.
Par-dessus les toitures
des nerfs de métal tintaient.
Un friselis d’air venait
avec les bêlements de laine.
La terre s’offre couverte
de blessures cicatrisées,
ou frémissante d’aigus
cautères de lumières blanches.

 

                     *

Thamar était à rêver
d’oiseaux dedans sa gorge,

au son de frais tambourins,
et de cithares lunées.
Son corps nu comme en suspens,
acéré nord de palmier,
veut des flocons pour son ventre,
et du grésil pour son dos.
Thamar était à chanter,
dévêtue sur la terrasse.
Ses pieds étaient entourés
de cinq colombes glacées.
Amnon, au physique délié,
de la tour la regardait,
l’aine baignée d’écume,
et la barbe oscillante.
Son corps nu illuminé
s’étendait sur la terrasse,
avec entre les dents le bruit
d’une flèche tout juste fichée.
Amnon tout à regarder
la lune ronde et basse,
vit en la lune les seins
fermes à souhait de sa sœur.

 

                      *

Amnon à trois heures et demie
s’étendit dessus son lit.

La chambre tout entière souffrait
avec ses yeux remplis d’ailes.
La lumière massive enfouit
les bourgs dans le sable fauve,
ou découvre un éphémère
corail de roses et dahlias.
L’eau de puits entravée
sourd en silence dans les jarres.
Parmi la mousse des troncs
dressé le cobra chante.
Amnon gémit sur la toile
très fraîche de sa couche.
Et le lierre du frisson
couvre sa chair embrasée.
Thamar entra silencieuse
dans la chambre qui fit silence,
couleur de veine et Danube,
trouble de traces lointaines.
Thamar, efface-moi les yeux
avec ton aube étale.
Les filaments de mon sang
font sur ta jupe des volants.
Laisse-moi tranquille, mon frère.
Tes baisers sur mon dos sont
comme un double essaim flûté
de guêpes et de brises légères.
Thamar, sur tes seins dressés
il y a deux poissons qui m’appellent,
et au bout de tes doigts bruit
une rumeur de rose recluse.

 

                   *

Les cent chevaux du roi
dans la cour hennissaient.

Soleil pluriel résistait
la minceur de la treille.
Il lui saisit les cheveux,
il lui déchire la chemise.
De tièdes coraux dessinent
des rus sur la blonde carte.

 

                    *

Oh ! quels cris on entendait
au-dessus des maisons !

Quelle profusion de poignards
et de tuniques lacérées.
Par les escaliers tristes
des esclaves montent et descendent.
Pistons et cuisses jouent
sous les nuages arrêtés.
Tout à l’entour de Thamar
crient des vierges gitanes
et d’autres recueillent les gouttes
de sa fleur martyrisée.
Des linges blancs s’empourprent
dans les chambres fermées.
Pampres et poissons échangent
des rumeurs de tiède aurore.

 

                  *

Violeur rempli de fureur,
Amnon fuit sur son cheval.

Du haut des murs et des tours
des Noirs lui décochent des flèches.
Et quand les quatre sabots
ne furent plus que quatre échos,
David avec des ciseaux
coupa les cordes de sa harpe.

                       de "Romancero gitan"

 

 

***