Niet­zsche : Il n’est pas per­mis que votre nais­sance ait eu lieu dans l’inconcevable et l’irrationnel.

Lautréa­mont : Je ne con­nais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impar­tial la trou­ve complète.

Claudel : L’important n’est pas de savoir de qui nous sommes nés, mais pour qui.

Cen­drars : Le sim­ple fait d’exister est un véri­ta­ble miracle.

 

La nais­sance et l’existence ain­si nom­mées et grat­i­fiées posent la ques­tion de l’accès au lan­gage poé­tique. A un lan­gage où chaque être vivant, par sa pro­pre tra­ver­sée, par­ticipe à un savoir du monde. Un savoir du monde qui n’est pas un sim­ple savoir sur le monde. Le savoir du monde par­ticipe à ce qui nous entoure, à ce qui nous sol­licite et nous interpelle.

 

 

Un athée social a pour seul bagage une liste de mer­veilles au-dessus de l’abîme. Il déjoue le bon sens, la rai­son, les pro­grès de l’histoire, les nou­velles reli­gions du Bien. Il dévoile les con­tra­dic­tions de notre clergé pro­gres­siste. Il se dégage de la poésie comme sup­plé­ment d’âme pour nouer un rap­port char­nel avec la vérité. Il suit les traînées sanglantes de l’histoire, con­tem­ple le négatif bien en face et se défait de la faune des croy­ances et des illu­sions. Il a com­pris que le Père est créé par le Fils et que l’écrivain est déter­miné par l’enfance des choses.

Il désigne l’impensé social et la part obscure à l’œuvre dans les liens famil­i­aux et communautaires.

Baude­laire : On peut fonder des empires glo­rieux sur le crime, et de nobles reli­gions sur l’imposture… La croy­ance au pro­grès est une doc­trine de paresseux…Ceci aus­si, et là Baude­laire n’est-il pas bon pour la camisole de force ? 

 Il n’existe que trois être respecta­bles : le prêtre, le guer­ri­er, le poète. Savoir, tuer et créer. Les autre hommes sont tail­l­ables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions.

 

 

Com­ment échap­per à la société pour­voyeuse de dopes comme l’écrivait le dés­espéré Artaud, aux rival­ités mimé­tiques (René Girard), à la soumis­sion de l’intime et du secret au tout à l’égout des caméras, au vouloir-guérir du fes­tif, aux sépul­cres blanchies pour par­ler comme le Christ, aux relents d’abattoir des divers­es com­mu­nautés humaines, à l’aggravation de la puis­sance de mort, aux crimes général­isés et à la rota­tion des stocks humains (traf­ic d’organe, famines organ­isées, guer­res encour­agées etc.) aux désirs sug­gérés, tar­i­fiés et déi­fiés (Ah, le jouir sans entrave et ses sin­istres addic­tions), aux sac­ri­fices rit­uels, à la mon­tée des extrêmes ; aux patholo­gies de la rela­tion, à la volon­té de puis­sance qui n’est que le moteur du ressen­ti­ment, à tous les mod­ernes qui ne se proster­nent que devant eux-mêmes, aux pas­sions tristes (Spin­oza), à la com­plai­sance au mal­heur, à un monde surac­t­if voilant la dépres­sion, au culte laïque de la mort (Philippe Ariès), à l’insatisfaction générale (l’insatisfaction est dev­enue une marchan­dise écrit Guy Debord), à l’homme cal­cu­la­ble (Jacques Hen­ric), aux cadavres maquil­lés vivants et dis­sous dans le com­merce du monde, au mode du com­pas­sion­nel, à l’effondrement du crédit fait au père sym­bol­ique et réel, à l’homme nou­veau, sans mémoire et sans dette ?

 

 

Nous con­nais­sions la dégra­da­tion du vivant par la machine (le couperet mécanique de la guil­lo­tine en fut le com­mence­ment), nous entrons dans la dégra­da­tion du vivant en machine (l’humain futur ne sera qu’un pro­duit arti­fi­cial­isé, gref­fé et manufacturé).

Le corps sanc­ti­fié par le bap­tême, l’eucharistie et l’extrême-onction est devenu le corps étranger qu’il faut abat­tre. L’accumulation de l’avoir (le cyborg) con­tred­it l’unité de l’être. La seule sub­stance humaine devient l’handicap majeur de la tech­nolo­gie de pointe.

 

 

Si je devais choisir une épi­taphe, placée sur ma pierre tombale, ce serait celle-ci, écrite par Lamar­tine : A genoux devant Dieu, debout devant les hommes.

 

 

La volon­té de l’essentiel, autrement dit l’amour, est une con­suma­tion. A l’inverse, le pro­grès tech­nique et toutes ses con­séquences ne sont qu’une affir­ma­tion para­noïaque de la volon­té de puis­sance. Et cette volon­té de puis­sance – volon­té d’acquisition – sent l’excrément. 

 

 

Les dieux de la nature accu­mu­lent les richess­es, le Dieu de la grâce les cache.

 

Péguy : Je ne veux rien savoir d’une char­ité chré­ti­enne qui serait une capit­u­la­tion per­pétuelle devant les puis­sants de ce monde.

Mais qui sont, aujourd’hui comme hier, les puis­sants de ce monde ? Ce sont ceux qui font et refont le gigan­tesque spec­ta­cle de la per­sé­cu­tion et de la mort en directe. Les esclaves volon­taires de ce monde – les puis­sants de ce monde – con­sen­tent à la vio­lence prim­i­tive de l’homme et à l’éternelle fête sac­ri­fi­cielle. La foule toute puis­sante impose sa doxa et per­sé­cute arbi­traire­ment afin de sceller le pacte social, sa cohé­sion. La ronde des meurtres ne cesse jamais. Le per­sé­cuté est celui qui, détru­isant le lien social à la racine, démys­ti­fie le sacré et refuse, à l’heure actuelle, la pri­mauté du Bien (et de ses mil­ices) sur le Vrai.

En défi­ant le tor­rent des ter­reurs humaines, le judéo-chré­tien est aux pre­mières loges.

Com­ment, dès lors, pour­suiv­re son exis­tence en dehors des rythmes vio­lents de l’histoire ? En dévoilant les choses cachées depuis la fon­da­tion du monde (René Girard) et en brisant sym­bol­ique­ment les chaînes de chaque époque. En pos­tu­lant aus­si une méta­physique de l’exil afin de devenir des sans-patries du temps (Franz Rosen­zweig).

La fig­ure de l’exilé (le Christ) et celle de l’enraciné (l’être hei­deg­gérien) s’oppose alors sur la vision du monde envis­agé comme champ de bataille ou comme site. Ce champ de bataille et de dévoile­ment est folie : Dieu a choisi ce qui est réputé folie aux yeux du monde (Saint Paul).

 

 

Le Christ, tou­jours là, jusque dans ses absences, et jamais las.

 

 

J’ai été beau­coup aimé, j’ai beau­coup aimé. J’ai su très vite que l’amour fondait la con­nais­sance et le secret. Trop de chance.

Saint Augustin : On n’entre pas dans la vérité si ce n’est par l’amour.

Léon Bloy : J’ai mis toute ma vie dans l’amour, l’amour divin et l’amour humain que j’ai par­fois con­fon­dus. Je n’ai vécu que pour cela, sans avoir com­pris qu’on pût vivre pour autre chose.

Georges Bernanos : Il n’y a qu’une erreur et qu’un mal­heur au monde, c’est de ne pas savoir aimé.

Et ces phras­es de Mar­tin Hei­deg­ger, que j’ai citées dans Jamais ne dors, recueil poé­tique que j’ai écrit en faisant chanter la pas­sion amoureuse :

Qu’en est-il en notre pou­voir de faire sinon de nous ouvrir l’un à l’autre et de laiss­er être ce qui est ? De le laiss­er être de telle sorte que cela nous soit joie pure et source vive d’où jail­lisse chaque jour nou­veau en notre vie.

 

 

C’est heureux d’aimer de toute éter­nité, loin des attentes humaines. C’est heureux d’être partout en exil, dans la mag­nif­i­cence de ce qui s’endort ou dans la lumière dorée des vis­ages de ses enfants. C’est heureux de porter avec soi le temps qui se déploie et de sur­mon­ter tous les tour­ments. C’est heureux un amour qui ne rêve pas de per­ver­sion, qui se situe au-delà de toute inter­pré­ta­tion, qui ne met pas, con­tre ses yeux, la parole du destruc­teur. C’est heureux de goûter une bouche, un sexe, dans un entrelacs de visions, de désirs et de mou­ve­ments. C’est heureux  enfin que l’amour, au milieu de cent désas­tres, demeure seigneur de notre âme.

 

 

Poésie, guerre sainte des silences écrit Matthieu Bau­mi­er dans ce puis­sant recueil qu’il vient de pub­li­er : Le silence des pier­res (Le nou­v­el Athanor). C’est que le bruyant siè­cle con­vul­sé pro­longe la dévas­ta­tion et qu’en face, seul l’alphabet peut encore tenir tête au chaos envi­ron­nant. Une civil­i­sa­tion de sur­face, de poids mort, de réduc­tion masque le réel. Quelle poussée secrète, quel cail­lou dans le mas­sif de la prose spec­tac­u­laire pour­raient encore éviter le dis­crédit des mots, l’imposture du seul paraître ? La poésie a trop suivi la poli­tique, elle s’est dérac­inée. Ren­dre neuf les mots, c’est frein­er la course con­tre la vision de Dieu. Nous sommes en exil, il s’agit de faire retour/recours au poème, dans la mou­vance même qui par­court le cycle de la vie et de l’expérience. Myste, autrement dit s’initier au silence des pier­res sig­ni­fie enten­dre le signe qui se tisse sur le voile de la parole poé­tique. Une parole à par­tir de laque­lle tout se dévoile et se déploie et en même temps se cache – en silence – dans l’alternance de l’être-là et du monde. Et pour­tant, le poème ne peut plus s’adresser qu’au poème, dans la déso­la­tion d’une habi­ta­tion ruinée. Ain­si, Matthieu Bau­mi­er ne peut écrire qu’après. Après le Dieu en retrait et après la fin de l’humanisme. Pourquoi devri­ons-nous l’aimer, cet homme-là ? Ou encore : La terre a com­mencé d’effacer l’homme / son empreinte dérisoire. Force et beauté de la poésie qui sur­monte le nihilisme puisqu’il reste tou­jours les mots nus des jours d’après. Dans ces poèmes formelle­ment accom­plis, les jours d’après savent faire un retour adamique au réel concret.

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