Cinq poètes vietnamiens de la 2e moitié du 20e siècle.

Choix personnel établi par Sophie d’Alençon

 

 

Le poète délégué du sud retrou­ve le nord

 

poème de Thanh Hai (1962)

Il a fal­lu huit ans pour que je te retrouve :
Huit ans pour ce jour d’aujourd’hui.
On s’étreint, le cœur serré.

 

Un coup de rame nous sépare,
Mais pour venir, il a fal­lu pass­er cent monts, mille cols.
On se serre les mains, longuement.
Que dire ? Les larmes débor­dent nos lèvres.

Huit ans, c’est tant et tant de nuits :
En est-il une seule où je n’aie regardé le ciel, con­tem­plé les
                                                                                    [étoiles ?   
Est-il un seul jour où je n’aie caressé le rêve
De fouler la terre du Nord, ivre de joie ?

 

Voici la fron­tière de Lang Son,
Et puis voici le berceau des vieilles chan­sons paysannes,
Ô mon cœur, pourquoi bats-tu ain­si la chamade ?
Hanoï ! Hanoï !
Je m’assieds, je me lève, brûlant d’impatience.
Nous nous embras­sons, encore et encore,
Cha­cun de nous a bien plus qu’un cœur en sa poitrine :
Ton cœur à toi, c’est seize mil­lions d’hommes,
Et le mien, qua­torze mil­lions d’hommes, au sud.
Le sang retrou­ve le sang après huit ans ;
Chair et os se retrou­vent, com­ment endiguer notre joie ?
Sou­ri­ons, les larmes trem­blent au bord des yeux :
Sou­ri­ons : les fleurs frémis­sent dans une forêt de dra­peaux au
                                                                                         [vent.
Il a fal­lu huit ans pour ce jour d’aujourd’hui ;
Et pour cette seule journée, mille jours de soulèvement.
Sou­ri­ons, amis, sourions !
Ils ont bar­ré le fleuve, mais nous sommes revenus l’un vers
                                                                                   [l’autre.

On s’embrasse, car que dire ?
On regarde au fond des yeux humides le ciel et la terre en émoi.

 

 

*****

Le bam­bou

poème de Lê Anh Xuan (1966)

 

Fais de moi un bambou
À l’arrête effilée, au tran­chant infini,
Pour arrêter l’envahisseur !

Fais de moi un bambou :
Mal­gré les mois, les ans, les typhons, les orages,
Sans bruit, sans cesse, je combattrai !

 

Fais de moi un bambou :
Enfon­cé pro­fond dans la terre,
Pour être au plus près de ma mère !

Fais de moi un bambou :
À l’heure où s’estompe l’ombre de l’ennemi,
Dans les midis d’été, je chanterai !

 

 

*****

Les vagues

poème de Xuan Quynh (1968)

 

Impétueuse vio­lence et douceur calme ;
Roule­ment qui gronde, ample silence :
Le fleuve ne peut saisir
Les vagues ; elles cherchent l’océan.

Ô vagues d’antan,
Et de demain et de toujours.
Soif d’amour
En émoi dans la jeune poitrine.

 

Devant mille et mille vagues,
Mon aimé, je pense à toi, à moi ;
Je pense au large.
D’où mon­tent-elles, les vagues ?

Les vagues com­men­cent avec le vent,
Et le vent, avec quoi commence-t-il ?
Moi, je ne sais pas non plus
Quand notre amour a commencé !

 

Lame de fond,
Lame sous la houle ;
Ô vague ! toi qui te sou­viens du rivage,
Qui jour et nuit ne peut dormir,
Mon cœur se sou­vient de toi, mon aimé ;
Il veille jusqu’en son rêve.

En aval, vers le Nord,
En amont, vers le sud ;
Partout, mes pensées
Vont à toi, unique courant.

 

Là-bas, au grand large,
Cent mille autres vagues…
En est-il une qui n’atteigne le rivage,
Mal­gré les mille et mille obstacles ?

La vie est si longue :
Passent les ans, passent les mois.
Comme fait la mer, vaste et lointaine,
Ain­si passent les nuages.

 

Oh ! pou­voir venir se briser,
Devenir cent et cent petites vagues
Au milieu de l’océan d’amour !
Mille et mille ans encore, frap­per la grève !

 

*****

Par­fum secret

poème de Phan Thi Thanh Nhan

 

Les fenêtres des deux maisons au bout de la rue,
On ne sait pourquoi, elles étaient tou­jours fermées.
Les deux amis jadis étaient ensem­ble dans la même classe.
Le pam­ple­moussier der­rière la mai­son répand sa sen­teur fleurie dans son mouchoir
Elle hésite à franchir le seuil de la mai­son voisine ;
Là, il en est un qui, demain, s’en ira au front.
Ils sont assis, en silence, ne sachant que se dire ;
Les yeux soudain se cherchent puis se détournent ;
Qui donc aurait jamais osé par­ler tout haut ?
Les fleurs de pam­ple­mousse embau­ment ; le cœur en est tout troublé ;
Lui, n’ose pas deman­der, la fille n’ose pas donner.
Seule, la douceur par­fumée, si légère
Qu’on ne peut la cacher, con­tin­ue à s’épandre tout bas.
Elle, comme la grappe de fleurs silencieuse,
Demande au par­fum de dire pour elle son amour :
« Mon aimé, ne sens-tu pas ? ne sais-tu pas ? je suis venue à toi, me voici… »
Au rythme de son souffle,
Le par­fum le suiv­ra partout.
Ils se sont séparés,
Tou­jours sans rien dire,
Mais le par­fum secret con­tin­ue d’embaumer
Les pas de celui qui s’en est allé.

 

*****

 

Mono­corde et clair de lune

 

poème de Tran Dang Khoa (1972)

Tu frappes un air sur le monocorde,
Et toi, tu bats le rythme dans tes mains.
Tu t’assieds et tu chantes :
Soudain le clair de lune devient immense,
La voix des oiseaux de nuit se perd tout là-haut,
La mélodie des étoiles erre dans le ciel ;
Mais du monocorde
Mon­tent des sons qui dis­ent les hommes et la terre :
Sons d’amour des temps millénaires,
Sons d’amour d’aujourd’hui,
Depuis tou­jours en puis­sance dans la corde,
À l’infini mod­u­lent des airs très beaux.
Ten­dresse de la beauté du Nam Bo,
Et toute la fraîcheur des vieux chants rus­tiques de Quan Ho…
Au tem­ple com­mu­nal, plus douce se fait la courbe du toit.
Plus grande encore, l’usine sur l’autre berge ;
Tous ceux qui écoutent se retrou­vent dans cette musique aux chauds accents humains :
La jeune par­ti­sane qui mène le tracteur
Avec son gros orteil cou­vert de boue fraîche.
Les vieilles gens qui ont accom­pa­g­né tant de généra­tion au bord des adieux,
Et puis, tous les enfants, si nombreux,
Tous, par le chant du monocorde,
Soudain devi­en­nent poètes.

 

Le chant du mono­corde, oui, le chant du monocorde
Vibre et monte dans la clarté lunaire :
Entre deux saisons de riz,
On dirait que la corde n’effleure plus le doigt,
Mais elle est ten­due dans l’espace
Et vibre, toute seule, de la force mil­lé­naire du Viêt-Nam.

Et nous, les enfants, retenant notre souf­fle, nous écou­tons de toutes nos oreilles ;
Soudain, au loin, une explo­sion de bombes,
L’ombre de l’aréquier s’étendit sur le monocorde,
Passant
Comme une main
Pour effac­er tous les sons odieux qui soulèvent les cœurs,
Ne lais­sant que le chant du mono­corde, lui seul,
Frais comme source jaillissante…

 

 

 

 

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