Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France.

Par | 4 octobre 2015|Catégories : Chroniques|

 

Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ? (vous pou­vez, naturelle­ment, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamé­trale­ment opposé au nôtre)

            La poésie a‑t-elle la valeur d’une parole per­for­ma­tive, a‑t-elle un impact sur le poli­tique ? Peut-elle être égale­ment le com­men­taire de l’action révo­lu­tion­naire ? Bref, quelle place ou quelle fonc­tion occupe-t-elle dans le champ du poli­tique ? Tout dépend évidem­ment de ce qu’on entend par poli­tique. Si le mot est pris dans son sens con­ven­tion­nel de con­flit des forces sociales organ­isées en mou­ve­ments pour con­quérir ou main­tenir le pou­voir au sein de la cité, il me sem­ble que la poésie a tout à per­dre à se met­tre au ser­vice du poli­tique ain­si com­pris.  C’est sur ce point qu’Artaud a rompu avec les sur­réal­istes comme il s’en explique dans ses “mes­sages révo­lu­tion­naires” du Mex­ique. Maïakovs­ki s’est tiré une balle dans la tête pour s’être fait piéger dans sa com­pro­mis­sion avec la révo­lu­tion sovié­tique. Kun­dera nous a racon­té le désar­roi des dis­si­dents tchèques écoutant dans leur cel­lule, retrans­mis à la radio, les pro­pos enflam­més d’Eluard van­tant les mérites du régime qui les avait empris­on­nés. L’alliance du poé­tique et du poli­tique est fon­da­men­tale­ment une mésal­liance, au mieux une com­pro­mis­sion, au pire une trahison.
            Tout change si on prend le mot poli­tique au sens où l’entend Han­nah Arendt, d’une para­doxale plu­ral­ité d’êtres uniques réu­nis par la volon­té plus ou moins exprimée de vivre ensem­ble au sein de l’espace pub­lic. Dans cet espace des indi­vidus, renou­ve­lant l’acte de leur nais­sance, appa­rais­sent dans la lumière en tant qu’ils sont uniques grâce à leur action accom­pa­g­née  de la parole qui en éclaire le sens.
          La poésie, par le tra­vail qu’elle opère sur la langue, le rythme, les images, le tra­vail du sig­nifi­ant, cette façon qu’elle a de dériv­er vers la musique et la vision, est la parole priv­ilégiée des sin­gu­lar­ités. Elle accueille dans le milieu trans­par­ent du lan­gage, monde com­mun, le mys­tère de l’unicité. Elle révèle l’individu comme lib­erté, comme style, comme monde, comme vision, comme pos­si­bles et comme vie intérieure. Elle fait exis­ter la sin­gu­lar­ité dans la col­lec­tiv­ité et, ce faisant, elle amorce l’avenir, déploie des pos­si­bles, ouvre des hori­zons dans l’espace fer­mé d’un présent sou­vent réduit à une con­cep­tion restreinte du réel — con­cep­tion héritée de l’idéologie réal­iste depuis longtemps dom­i­nante, qui ignore la fac­ulté d’imag­i­na­tion et ampute le réel de la dimen­sion du pos­si­ble. La seule vraie exi­gence du poète, ce serait celle-ci : aller jusqu’au bout de sa sin­gu­lar­ité et de celle d’autrui, son­der la  par­tic­u­lar­ité de son rap­port au monde et en assumer toutes les impli­ca­tions. Le poète est celui qui « n’oublie pas qu’il par­le dans l’angle d’inclinaison de son exis­tence, dans l’angle d’inclinaison où créa­ture s’énonce ». (Paul Celan). Deux poètes, à mes yeux, incar­nent par­faite­ment cette exi­gence. Hen­ri Michaux, qui ne se  con­sid­érait pas spé­ciale­ment comme poète et qui écrivait pour se par­courir. Et le poète russe Ossip Man­del­stam qui, refu­sant tout com­pro­mis avec le poli­tique au sens pre­mier, l’a payé de sa vie dans les goulags. Con­stam­ment il a creusé dans le sens de sa sin­gu­lar­ité quitte à être envoyé tou­jours plus loin en exil pour cette rai­son, inven­tant à la fois un lan­gage et un paysage qui lui est asso­cié et faisant de sa vie le pro­longe­ment d’une inspi­ra­tion continue.

 

Le chant sans con­voitise est sa pro­pre louange,
un baume pour les amis, du goudron pour les ennemis.
Le chant à un seul œil pous­sant dans la mousse,
Le don à une seule voix d’une exis­tence de chasseur
qu’on chante sur les crêtes en chevauchant
et en gar­dant libre et ample le souffle,
avec pour seul souci, probe et rageur,
de con­duire à leurs noces les fiancés, sans faute.

 

            De cette façon la poésie, à tra­vers les grands poètes, la manière sin­gulière qu’ils ont eue d’articuler dans leur pra­tique l’écriture et la vie, nous offre des propo­si­tions d’existence. La poésie de Philippe Jac­cot­tet, par exem­ple, ren­con­trée quand j’avais vingt ans, m’est apparue comme la propo­si­tion d’une vie poé­tique, autrement dit d’une exis­tence éclairée de l’in­térieur par le tra­vail poé­tique, par ce qu’il dégage à la fois de sens et de lumière. “J’en­vie, j’ad­mire l’écrivain qui sait dire des jours quel­con­ques, agran­dis secrète­ment par un espace tout de même incon­nu qui est pareil à l’in­térieur des instru­ments de musique ; parce que cet écrivain me paraît plus proche d’une “vérité” entre­vue, pressentie. ”
            Con­sid­éré ain­si, fondé sur le dou­ble point d’appui de la sin­gu­lar­ité et de la lib­erté, le rap­port entre poésie et poli­tique s’apparente à ce qu’Ernst Bloch, dans Le Principe espérance, appelait « la fonc­tion utopique ».  Il entendait par cette expres­sion une façon d’envisager lucide­ment le réel sous l’angle priv­ilégié de ses pos­si­bles. Cela con­siste à d’abord con­sid­ér­er le don­né, générale­ment présen­té comme l’unique fig­ure de la sit­u­a­tion, à en pren­dre acte pour pou­voir ensuite mieux le refuser au nom de ce qu’il recèle de pos­si­ble, voire même d’impossible. A le son­der, l’explorer, l’ausculter, éprou­ver sen­si­ble­ment ses vibra­tions pour dégager la charge d’avenir et d’espérance qu’il recèle. Et la faire explos­er. Faire tin­ter le pos­si­ble con­tre le réel pour l’illuminer et lui faire enten­dre le son de son avenir. Voilà quelle pour­rait être la fonc­tion poli­tique du poé­tique à mes yeux.  « Le poète a l’oreille absolue pour le futur» dis­ait Mari­na Tsvétaïeva.
            Le meilleur exem­ple de cette atti­tude  serait sans doute celui de René Char. En 1941, au moment où le nazisme tri­om­phe partout en Europe, il décide de cess­er de pub­li­er et d’en­tr­er dans la résis­tance. Il fonde son pro­pre réseau à Céreste. Acte poli­tique par excel­lence puisqu’il fait exis­ter l’espace pub­lic dans un monde qui l’a détru­it. Dans les extra­or­di­naires bil­lets à Fran­cis Curel, il s’explique sur ses raisons. La poésie ne rem­place pas l’action, ne peut en aucun cas la rem­plac­er. Vient un temps où, on ne peut pas faire autrement,  il faut pos­er les sty­los et les tro­quer con­tre des armes, sor­tir des mots, met­tre sa vie en jeu et aus­si, beau­coup plus grave, celle des autres. Mais ce qui con­duit sur le chemin de cette action, l’instrument de la plus haute lucid­ité, atten­tive à tout ce qu’il y a d’auroral dans le monde, c’est la poésie. « Nous sommes dans l’inconcevable avec des repères éblouissants ».
            Rim­baud, comme sou­vent, pressent bien les choses et les for­mule au mieux : « la poésie ne ryth­mera plus l’action, elle sera en avant ».

 

 

« Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin paraît-elle d’actualité ?

            Au tout début de son hymne « Pat­mos », Hölder­lin évoque le retrait ou l’occultation des dieux dans la moder­nité et la sorte étrange de fidél­ité que ce retrait exige de la part du poète. Il est celui qui, en l’absence des dieux, doit, tout en se détour­nant d’eux, rester éveil­lé et guet­ter les signes de leur retour ; qui doit, autrement dit, inven­ter, par sa façon de vivre et d’écrire, une forme nou­velle de rela­tion dans la dis­tance ou dans l’absence avec cet illim­ité, un lien vivant, un dia­logue dans les loin­tains. Ce dia­logue, il l’assimile dans les pre­miers mots du poème à une sorte de saut dans le vide sem­blable à  celui des aigles, dans les Alpes, quand ils s’envolent. Un saut dans le rien, le néant, l’obscurité.  Le poète est celui qui se lance dans l’inconnu et l’imprévisible pour provo­quer la réponse. «Tombe pour mieux sen­tir la main qui te retient » dis­ait Joë Bous­quet. Le mythe de Sapho, tel que le rap­porte Ovide, racon­te qu’elle aus­si s’est élancée par amour d’une falaise au dessus de la mer en s’en remet­tant entière­ment au dieu de la lumière, Apol­lon. Au bout de son saut, il y avait soit la mort, soit une autre façon de vivre, au-delà de la mort et dans la con­tin­u­a­tion de l’amour.
            Cette atti­tude que décrit et prône Hölder­lin, cette façon de s’élancer les yeux fer­més, de se met­tre en dan­ger pour être sauvé, de se don­ner pour être gag­né etc, porte un nom, cela s’appelle le risque. Pas de lib­erté sans risque.
            On con­naît au mot « risque » deux éty­molo­gies qui sont éclairantes sur son sens toutes les deux. Selon l’étymon latin, « rese­care » qui sig­ni­fie « couper », le  risque serait ce geste par lequel on coupe avec ses habi­tudes, les pro­tec­tions, les déf­i­ni­tions, les rôles, tous les con­tre­forts de l’être qui font de la vie une posi­tion retranchée. L’étymon grec, « rhiza », qui sig­ni­fie « racine » enri­chit con­sid­érable­ment cette sig­ni­fi­ca­tion. Le risque est bien ce geste par lequel on coupe, on se lance dans l’inconnu et l’ouvert, mais de telle sorte que par ce geste, cet élan, on se sent soudain étrange­ment enrac­iné, relié à cela même qui nous lance, qui ne fait qu’un avec le mou­ve­ment de notre vie, de notre être et qui se révèle, au bout du saut, être aus­si cela même qui nous accueille. Quelque chose comme le saut à l’élastique dans les gorges du Ver­don. Ce que Rilke, dont le nom en français est si proche de risque, appelait l’ouvert. Le véri­ta­ble risque est cet acqui­esce­ment, voire cette adhé­sion au mou­ve­ment qui nous porte, quel que soit le dan­ger encou­ru, une façon de dire oui à ce qui nous arrive, d’accueillir l’événement qui nous advient, quel qu’il soit, en pressen­tant qu’en lui se trou­vent une para­doxale pro­tec­tion, un sens qui nous con­cerne, ou nous revient, une aide sur le chemin de notre nais­sance. Parce que c’est de cela qu’il s’agit : de pour­suiv­re en con­science le mou­ve­ment de notre nais­sance inachevée, de réac­tu­alis­er l’acte par lequel nous nous sommes un jour, au com­mence­ment, lancé dans la lumière. Là est le don du risque à celui qui s’y expose, « ce qui sauve » : il nous offre une révéla­tion sur notre vie. Il nous la donne à éprou­ver à la fois sen­si­ble­ment et intel­lectuelle­ment sous la forme de l’événement, qui n’est autre que du sens en attente, du sens engainé dans de l’expérience et qui attend que nous entri­ons en lui pour se décou­vrir. L’événement décou­vert dans le risque est la voie par laque­lle notre vie se révèle à elle-même. Voilà peut-être ce que la poésie exige de nous : une capac­ité de disponi­bil­ité ou d’ouverture pour être en mesure d’entrer dans la réal­ité de notre vie par l’ouverture de l’événement qu’elle nous pro­pose de vivre.
            Dans le film La ligne rouge de Ter­rence Mal­ick, deux per­son­nages con­fron­tent leur façon de vivre : l’un s’appelle Witt, l’autre Welsh. Welsh se méfie de tout le monde. Il dit, un peu à la manière des stoï­ciens qui veu­lent se sous­traire à la fois à la crainte et à l’espérance, qu’il faut faire de soi une île, un blindé, une boîte fer­mée. Ne compter sur per­son­ne d’autre que soi-même, ne rien atten­dre du dehors, aucun sec­ours. C’est ain­si, et seule­ment ain­si, même si une telle atti­tude n’exclut pas le courage et les actions héroïques, qu’on survit à l’intérieur d’une bataille. Et de fait il survit. Pour illus­tr­er cette con­cep­tion, il fait le geste d’une main qui se ferme en poing. Witt, lui,  qui a vu un jour mourir sa mère devant lui et qui a   vécu un temps au milieu des Mélanésiens, refuse désor­mais de vivre sur le mode de la défen­sive en se refer­mant, en sus­pec­tant de l’hostilité partout autour de lui. Il ne cherche pas à s’économiser ni à se pro­téger, il se porte volon­taire pour les mis­sions dif­fi­ciles et le monde tout autour de lui s’éclaire, s’illumine, comme si, en se désabri­tant, il s’était fait poreux à la beauté et à la lumière. Mais en ouvrant ain­si sa vie, en se faisant vul­nérable, il le sait, il peut accueil­lir aus­si bien le beau que le ter­ri­ble, la lumière ou la mort. Or, étrange­ment, la mort ne lui fait plus peur. Comme si le risque, le fait de s’élancer libre­ment dans la vie avait placé défini­tive­ment la mort, ou l’angoisse de la mort, der­rière lui. Il ne reste plus doré­na­vant devant lui que l’ouvert, c’est-à-dire la vie se révélant à lui dans le monde qui s’ouvre en même temps que dans la lumière frag­ile­ment intense de la beauté man­i­festée. Le fait de vivre, pour lui qui a « retourné l’insécurité en ouvert », ne fait plus qu’un avec le geste de se ris­quer. Il se con­fond avec l’amour. Il est un élan libre dans l’ouvert et repose sur le choix d’une vul­néra­bil­ité assumée. Et  Witt fait, en par­lant, le geste d’ouvrir sa main. Il sera tué dans la bataille parce que le risque ne nous pro­tège pas de la mort ou de la douleur, mais de nos pro­pres peurs, de nos angoiss­es, de tout ce qui nous empêche de vivre inté­grale­ment ce que nous avons à vivre.
                        Rilke, grand lecteur de Hölder­lin, a rassem­blé tout ceci dans un dense et court poème (A Lucius von Stoedten) dont je cite les derniers vers :

 

  Par­fois nous risquons plus (et non par intérêt)
 que la vie même – d’un souffle
 plus …
Cela nous donne, hors de la protection,
une sécu­rité, là où agit la pesanteur
des forces pures ; ce qui nous abrite à la fin,
c’est l’insécurité de notre être ; et de l’avoir
retournée en Ouvert, quand nous l’avons vue menacer,
 pour, dans le cer­cle le plus vaste, quelque part
où la loi nous atteint, lui dire oui.

 

             Ecrire, selon cette con­cep­tion du risque comme vul­néra­bil­ité, devient peut-être le seul véri­ta­ble geste de fra­ter­nité puisque lui seul per­met de touch­er l’autre là où il est le plus lui-même, dans sa fragilité.
            Nom­breux sont les poètes à incar­n­er une telle façon de vivre et d’écrire. Peut-être retien­dra-t-on ici le plus exem­plaire d’entre eux : Joë Bous­quet, dont la blessure jamais refer­mée qui l’a ren­du paralysé toute sa vie, a été l’événe­ment par où sa vie, d’une manière qua­si con­tin­ue, est venue au-devant de lui pour qu’il l’aime, en dégage le sens, la beauté par sa pra­tique de l’écri­t­ure. Le moyen, autrement dit, de pour­suiv­re l’acte de sa naissance.

 

 

« Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?

         Dans quelle mesure la poésie m’est-elle néces­saire ? Pour­rais-je vivre s’il n’y avait pas la poésie dans ma vie ? Autant d’é­chos à la fameuse ques­tion de Rilke : “Mour­riez-vous s’il vous était défendu d’écrire ?” Dis­ons qu’il y a une façon de vivre qui n’est pas vivre, qui est vivre à côté de sa vie, men­er une vie où, pré­cisé­ment, il est impos­si­ble de mourir parce qu’elle n’est pas la nôtre et que par con­séquent la mort issue de cette vie ne serait pas la nôtre non plus. La poésie nous préserve de cela. Elle est fon­da­men­tale­ment une manière de vivre, de vivre en con­science, en faisant atten­tion à tout ce qui est, à tout ce qui naît, à tout ce qui n’est pas et qui pour­rait être ; elle est une manière d’être présent au présent, éveil­lé pen­dant l’événe­ment, disponible à ce qui advient. Or ce qui advient sous la forme d’événe­ments mi- sen­si­bles mi-spir­ituels, par­fois imper­cep­ti­bles, c’est la vie, la vie à l’é­tat nais­sant.  La poésie en tant qu’elle est rythme et imag­i­na­tion est ce moyen dont je dis­pose pour entr­er dans ma vie réelle, écouter la mélodie qu’elle fait,  ce qui en elle frisonne, s’ori­ente, se pressent ou se redé­ploie là où elle se mélange à de l’autre ou à ce qui n’est pas moi. Elle m’aide à extraire le fil d’or qui court invis­i­ble­ment sous mes jours et à écouter la mélodie qui me porte mais que je ne peux enten­dre qu’en l’écrivant. “La musi­ca calla­da” dis­ait Jean de la Croix. Parce que là est peut-être l’une des spé­ci­ficités de la poésie : la vie qu’elle me révèle appa­raît moins sous l’aspect d’une intrigue que d’une mélodie.
            Il y a dans un poème de Pasoli­ni, “La Guinée”, une  très belle for­mu­la­tion qui syn­thé­tise tout ceci. Je le lais­serai donc répon­dre à ma place  : « Par­fois il y a en nous quelque chose (que tu con­nais bien, car c’est la poésie) / Quelque chose d’obscur en quoi se fait lumineuse / la vie : un san­glot intérieur, une nos­tal­gie / gon­flée de pures larmes qui ne coulent pas ».

 

 

Dans Pré­face, texte com­muné­ment con­nu sous le titre La leçon de poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) A l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?

             J’ai beau chercher, il ne me sem­ble pas voir autour de moi de gens qui ram­p­ent.  Cha­cun essaye de vivre comme il le peut, du mieux qu’il peut, en se débat­tant dans des sit­u­a­tions sou­vent dif­fi­ciles, par­fois douloureuses et même impos­si­bles, qui ne vont pas sans péri­odes de décourage­ment. Mais le vrai courage n’est-il pas là, ou ne part-il pas de là : du décourage­ment ou, par­fois, dans des sit­u­a­tions extrêmes, de la peur ? N’est-il pas avant tout une con­quête de cha­cun sur son pro­pre décourage­ment ou sa pro­pre peur ?
            La ques­tion serait peut-être moins celle-ci : con­tre quoi nous bat­tons-nous ? —  qui nous  ferait vers­er, si elle était pre­mière ou sys­té­ma­tique, du côté du ressen­ti­ment ou de l’amer­tume, que cette autre : pour quoi (il faudrait ajouter pour qui) nous bat­tons-nous ?  C’est la ques­tion de la poésie, et elle y répond de mille manières en fonc­tion des his­toires et des écri­t­ures sin­gulières. Ma réponse serait aujour­d’hui celle-ci : pour que cha­cun puisse naître inté­grale­ment dans son exis­tence ; et elle a en toile de fond l’incroyable fragilité de la vie de ceux que j’aime, à qui je tiens et par lesquels je tiens.

 

 

Une ques­tion dou­ble, pour ter­min­er : Pourquoi des poètes (Hei­deg­ger) ?  En pro­longe­ment de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

 

            D’abord, au temps de l’adolescence, on tombe sur un poème (“Adieu” de Rim­baud, par exem­ple), puis sur des poètes, des des­tins, et enfin on ren­con­tre des poètes en qui la poésie pro­vi­soire­ment s’incarne. Et c’est, dans les trois cas de fig­ure, une sorte d’éblouissement qui change le rap­port que l’on peut avoir au temps, aux êtres, aux choses. La poésie est là dans notre vie, elle pour­rait ne pas y être mais elle y est à la manière d’un fait (un événe­ment, une mon­tagne, un hori­zon), comme à la fois une manière de voir et une manière de vivre qui cor­re­spon­dent plus ou moins à ce que l’on sent, à l’in­tu­ition que l’on a de soi, de sa vie. On ne se pose pas de ques­tion. On a seize ans puis vingt : la poésie occupe une place cen­trale et elle est sans pourquoi. Puis plus tard, à la faveur d’événements par­ti­c­uliers, on réflé­chit et on arrive à cette hypothèse que la poésie, depuis le début, est ce qui nous aide à naître, d’une manière par­fois déchi­rante, par­fois au con­traire exal­tante,  à pour­suiv­re dans notre vie le mou­ve­ment inachevé de notre nais­sance.  Elle est ce qui recueille dans une modal­ité par­ti­c­ulière, musi­cale, du lan­gage les signes cachés de la nais­sance, les preuves (infin­i­ment frag­iles, presque invis­i­bles) de ce qui en nous, autour de nous ne cesse de naître et d’aller vers son accom­plisse­ment dans la lumière. “On apprend à naître, à naître sans cesse, à trou­ver sa pente, à la dévaler ; à con­naître la nos­tal­gie d’autres pentes, plus loin­taines, ailleurs (où ?) et d’un dépasse­ment qui serait sans retour. Cer­tains appel­lent cela la poésie”. Hen­ri Michaux
            Voilà pourquoi, si je voulais dégager une sorte de rai­son d’être à la poésie, ce serait celle-ci : créer un espace où essay­er l’espérance. Par­don pour ce « grand » mot. Il faudrait le repren­dre aux poli­tiques ou aux dog­ma­tiques religieux qui nous l’ont con­fisqué. Et lui redonner un sens. Celui-ci, par exem­ple, que l’on trou­ve chez María Zambrano :

 

Il y a une espérance qui n’attend rien, qui s’alimente de sa pro­pre incer­ti­tude : l’espérance créa­trice ; celle qui extrait du vide, de l’adversité, de l’opposition sa pro­pre force sans pour autant s’opposer à rien, sans s’enrôler dans aucune sorte de guerre. Elle est l’espérance qui crée, sus­pendue au-dessus de la réal­ité sans l’ignorer, celle qui fait sur­gir la réal­ité non encore réal­isée, la parole non dite : l’espérance révélatrice.

 

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Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France.

Par | 25 août 2015|Catégories : Chroniques|

 

  1. Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ? (nous vous « autorisons » à ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamé­trale­ment opposé au nôtre)

 

Il me sem­ble tout d’abord, puisque vous m’y « autorisez » aimable­ment, que mon accord diamé­trale­ment opposé tient en ceci qu’idée et poésie ne font pas bon ménage. Oscar Wilde dis­ait, à peu près ceci : qu’une idée qui n’est pas dan­gereuse ne mérite pas d’être appelée une idée. Il avait dia­ble­ment rai­son. Mais, Wilde étant d’une grande légèreté, j’aimerais l’alourdir d’une salu­taire mesure de Leon­tiev : « Toute grande idée, portée avec esprit de suite et par­tial­ité jusqu’à ses ultimes con­séquences, non seule­ment peut devenir meur­trière, mais même suicidaire. »

C’est ce que Mikhail Boul­gakov souligne si bien dans son admirable pièce Adam et Eve, la meilleure des idées (morale­ment) trou­vera tôt ou tard son savant qui, pour la met­tre en pra­tique, y ajoutera son arsenic…

C’est au nom des idées que Pla­ton chas­se les poètes de sa cité « idéale ». Comme le dis­ait si juste­ment Chris­t­ian Gabriel/le Guez Ricord, le risque du poète c’est d’être nom­mé poète par ce monde, que le grand ON anonyme et poli­tique dise : celui-ci est un poète, il par­le aux oiseaux, il rêve, il divague, ça ne nous con­cerne pas…

En para­phras­ant T.S. Eliot et en le com­plé­tant, très hum­ble­ment, je dirais que : le poète de pre­mier ordre à pour souci l’existence, le poète de deux­ième ordre s’en détourne pour la lit­téra­ture et la poli­tique.

L’action poé­tique doit faire percer la « voix mécon­nue du réel » pour repren­dre le titre de l’excellent livre de René Girard car, comme l’écrivait Mal­colm de Chaz­al dans La Vie fil­trée : « le poète est un réal­iste dans le plus haut sens spir­ituel du terme »… Quand poli­tique et lit­téra­ture sont deux modes com­pat­i­bles de fic­tions, les deux mamelles des civil­i­sa­tions qui s’élèvent sur le corps mori­bond de la « vie vivante » (le grand poète que fut saint Jean Chrysos­tome aimait à répéter cette appar­ente  tau­tolo­gie: « la vie vit » !). Elles for­ment, selon moi, ce que pré­cisé­ment, vous nom­mez le « sim­u­lacre », en pré­ten­dant for­mer le corps ultime et vivant, insur­pass­able, de la « réal­ité ». En vis­ite à Paris Anna Akhma­to­va écrivait alors qu’à l’époque : « la pein­ture avait écrasée la lit­téra­ture ». Une large par­tie de ce qu’on nomme aujourd’hui art con­tem­po­rain à depuis large­ment écrasé la pein­ture. Comme les hommes en poli­tiques ces for­fai­tures s’écrasent dans une avancée per­pétuelle pour s’emparer de la pre­mière place et des hon­neurs. Ce qu’ON nomme le pro­grès… Or : « si le pro­grès est la mort de la poésie, quel est donc le poète qui ne se rendrait pas coupable de réac­tion ? ». Telle est la très per­ti­nente ques­tion de Vladimir Wei­dle dans Les Abeilles d’Aristée.

La poésie écrasée la pre­mière con­tin­ue de vivre, car elle est (a tou­jours été) la plus proche de la source vive. Et dans les ultimes ren­verse­ments elle sera à nou­veau pre­mière, avec tous les derniers. Sans action politique…

Pour ne par­ler que de quelques uns de ceux pour qui j’ai une grande affec­tion, qu’ont donc gag­né ses poètes à leurs rêver­ies ou actions poli­tiques, Alexan­dre Blok, Maïakovs­ki, Khleb­nikov, Alexan­dre Wat, Pier Pao­lo Pasoli­ni… ? Sinon gag­n­er pour cer­tains un sup­plé­ment d’âme à tra­vers la souffrance…

Et Pound ? Mag­nifique, poète absolu… Il a choisi un camp, s’est affil­ié, affidé à une idéolo­gie. Certes pour com­bat­tre des idées qui n’était pas moins laides que celles du total­i­tarisme ital­ien de l’époque mais, ce faisant, il a déchu de « l’état de poésie » qui est réfrac­taire à tout arraisonnement.

Hölder­lin écrivait : « La philoso­phie est un hôpi­tal pour poète malade ! », lit­téra­ture et poli­tique en sont d’autres et de nom­breux cor­ri­dors obscurs les relient entre eux…

Et qu’ON ne me dise pas qu’une autre poli­tique est pos­si­ble ! Parole fausse ! Parole gON­flée d’illusions, de couardise et d’hypocrisie.

Le poli­tique gère les néces­sités et les con­traintes, rien qui con­cerne la poésie. Là où il y a néces­sité il ne saurait y avoir ver­tu dis­ait saint Jean Dam­ascène. Et, bien sûr, pour le poète il ne peut s’agir de la ver­tu au sens plate­ment et com­muné­ment moral. Ver­tu au sens héroïque d’une métanoïa, d’une dis­ci­pline ascé­tique de rédemption :

Garde le grand secret des poètes mon fils : hais la lit­téra­ture. Ecris pour expi­er. Ecris pour éclair­er. Ecris pour espér­er. Ecris pour cor­riger ta vie. N’aie aucune indul­gence lit­téraire pour tes péchés. Au lieu de péch­er, écris. (Lan­za del Vasto)

La langue poli­tique est tou­jours une trahi­son de la poésie… Les poètes con­séquents le savent, la tâche essen­tielle de la poésie c’est, comme le dit encore de nos jours la poétesse Nadia Tuéni, « à chaque fois recréer le lan­gage ». Non la langue ou une langue mais le lan­gage, le com­mun lan­gage des hommes ; le divin lan­gage uni­fi­ca­teur, une langue uni­verselle paci­fi­ca­trice, ardem­ment désirée et recher­chée par Khleb­nikov, « alpha­bet de l’esprit », langue stel­laire, lan­gage exempt de tout soupçon, le lan­gage qui nous rou­vri­ra à la joie d’une « terre à sur­réel » (A. Robin) dont nous sommes exilés. Le lan­gage usuel est une mer gelée. La poésie peut être l’art de manier la hache afin de bris­er cette glace !

Quand au pen­dant démo­ni­aque du lan­gage édénique ce serait le ver­biage dégradé et autori­taire analysé par Zinoviev dans Les Hau­teurs béantes : la langue générale uni­ver­sal­isée… La parole fausse décryp­tée par Armand Robin.

Pro­pa­gande, pub­lic­ité, com­mu­ni­ca­tion tous ces lan­gages de la con­trainte ont détourné les méth­odes poé­tiques (meta-hodos, haute voie : parabole, oxy­more) pour en faire des tech­niques, des tech­niques poli­tiques. Nom­mer ce n’est plus dès lors faire jail­lir l’étincelle de l’intelligence sen­si­ble, de l’esprit, ce n’est plus illu­min­er le cœur c’est, au con­traire, vam­piris­er, épuis­er la sève, le sang, la moelle… C’est bien ce que Dau­mal désig­nait comme « poésie noire ».

Révo­lu­tion­naires et con­tre-révo­lu­tion­naires se tien­nent aux coins opposés du même mou­choir de poche. Des his­to­riens de la Révo­lu­tion française ont analysé ce qu’ils nom­ment les « mots masquant » de la Ter­reur, une des idées des Lumières étaient de créer à par­tir d’une langue « épurée » un lan­gage spé­ci­fique et tech­nique quand Joseph de Maistre dans Du Pape théori­sait, lui, cette idée qui fera florès : avec les mots on peut tor­dre les faits afin de les con­former à une pen­sée spé­ci­fique… C’est aus­si de cette péri­ode que date l’idée de lit­téra­ture au sens mod­erne. Pierre Michon relève qu’avec les Lumières naît la volon­té des écrivains de devenir des « abbés » laïques. C’est là la racine de cette pré­ten­tion à être « auteur », c’est-à-dire a acca­parer une autorité auto-proclamée. C’est un retour à une forme de sacral­ité, d’intouchabilité supérieure, celle des scribes et des doc­teurs de la loi qui étaient scan­dal­isés par Jésus, l’analphabète qui « par­lait comme ayant autorité ». Ceux-là sont, selon Denys l’Aréopagite, pathologique­ment influ­encés par les let­tres de l’alphabet, les lignes et les syl­labes sans sub­stance. Or (encore une para­phrase) : « il est vrai­ment insen­sé et inqual­i­fi­able de vouloir poé­tis­er en prê­tant son atten­tion aux seuls mots et non à l’essence et à l’objet des ter­mes» (saint Denys). La poésie est une écri­t­ure inspirée, ful­gu­rance et jail­lisse­ment qui per­cent la croûte des réc­its fic­tifs et men­songers, elle n’est pas une « langue sacrée » mais elle n’est pas, non plus, une langue « util­i­taire ». « Les let­tres » ne sont ni du monde des dieux ni du monde des hommes dis­ait encore Guez-Ricord. L’essence des mots se tient dans le monde inter­mé­di­aire, « imag­i­nal », ‘alam al-mithâl. C’est aus­si ce que la mys­tique juive nous apprend, le monde angélique est un immense cor­pus dont les divers organes sont let­tres ET anges… Entre le pur alpha­bet des incor­porels célestes (ultra­stel­laire) et l’alphabet des corps ter­restres. Ils sont de nature angélique… Comme les anges ils sont des miroirs noé­tiques. Ils arpen­tent dans un cir­cuit spiroï­dal les espaces autour du cli­max divin, ils dansent un bal­let de lumière quin­tes­sen­tielle autour du nom pri­mor­dial (tel que révélé par Dante) : I

« Au pire », si vous voulez, pour être en har­monieux désac­cord avec Recours au poème, je dirais que la poésie est une con­trévo­lu­tion angélique ! Ce n’est pas une « idée » c’est une vision (theo­ria) !

 

  1. « Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin parait-elle d’actualité ?

Oui. Et plus qu’actuelle per­pétuelle­ment vraie. Le poète russe Apol­lon Maïkov l’exprimait ain­si (et ces vers sont ceux que Dos­toïevs­ki, autre con­nais­seur cor­dial des ténèbres où luit la lumière, aimait à dire et méditer souvent) :

Ne vois pas à l’entour que mal­heurs et désastres,
N’adresse pas au sort d’inutiles reproches.
Plus pro­fonde est la nuit, plus bril­lants sont les astres ;
Plus forte est la douleur, et plus Dieu nous est proche. 

 

Au désert est le plus grand dan­ger, y demeur­er est le plus court moyen d’être sauvé…

C’est avec des mots et des idées que le père du men­songe tente le Christ. Idées et mots de désir, de pou­voir, de sub­ju­ga­tion, de magie, de dom­i­na­tion… Regar­dons bien ce dia­logue, le meur­tri­er depuis le com­mence­ment fait œuvre de sophiste et de pub­lic­i­taire, il vante ses camelotes avec des mots luisants, il donne dans le dis­cours, dans la logique. Les répons­es cinglantes de celui qui jeûne dans le silence depuis quar­ante jours (et qui est LE Logos !!) sont des apho­rismes, des mots cinglants, des mots d’humilité et de fidél­ité, des phras­es d’éveil !

Pen­dant longtemps, pour de nom­breux gnos­tiques, le Christ fut le Chris­tos Ange­los, le pre­mier des anges, l’Ange du Grand Con­seil, l’Ange de la Face… Alors dans cet épisode biblique nous nous trou­vons face à la lutte de l’Ange de Dieu devenu homme avec l’Ange de Dieu devenu dia­ble… Sym­bo­l­os ver­sus dia­bo­los.

La poésie est un con­tact avec le cœur d’or des mots, et son expres­sion, si tant est que cela soit pos­si­ble… Et ceci à tout à voir avec le cœur de l’homme. Car, sou­venons-nous bien que ce n’est pas ce qui entre par la bouche de l’homme qui le souille mais toute parole qui monte de son cœur et sort de sa bouche …

Au Ve siè­cle saint Macaire d’Egypte nous donne la descrip­tion la plus com­plète et la plus juste et défini­tive qui soit de ce champs de bataille inter­nel qu’est le cœur de l’homme : « officine de la jus­tice et de l’iniq­ui­té », vase qui con­tient tous les vices mais aus­si « Dieu, les anges, la vie, le roy­aume, la lumière… »

 

Les mots, eux, sont des toxiques… 

Je con­nais le pou­voir des mots,
Je sais la tox­ine des mots.

Maïakovs­ki

 

Comme tant de tox­iques, leur pure essence est salvatrice ! 

 

  1. « Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?

 

Je vous ren­voie, si je puis me per­me­t­tre à l’épisode du désert men­tion­né dans ma réponse précé­dente… et affirmer que je la place même Au-delà ! 

Dans la très belle églogue qu’il m’a fait l’honneur d’écrire pour mon pre­mier recueil de poème, Alain San­tacreu écrit ceci:

« La poïe­sis est une pra­tique d’extraction de la pen­sée. Son but, l’apathéia, la pureté du cœur, ouvre la voie à la con­tem­pla­tion spir­ituelle, la theo­ria. Le poème porte au plus haut avène­ment de la prière, l’art de se dépren­dre de cette par­tie pas­sion­nelle de notre âme qui nous empêche de devenir des anges. » 

Ceux qui « ne se con­nais­sent pas », les « sages », les philosophes rati­ocineurs plate­ment ratio­nal­istes nous rétor­querons sûre­ment par le vieil adage de « ce monde » : « qui veut faire l’ange fait la bête. » Retournons l’un des leurs pour leur affirmer qu’il vaut mieux être « un ange insat­is­fait qu’un porc sat­is­fait » ! Et leur rap­pel­er qu’ils ont choisi eux aus­si l’une des légions « angéliques » puisque, selon la per­spi­cace analyse du père Paul Flo­ren­sky, Lucifer est « enten­de­ment pur »…

Pour­tant, il faut l’affirmer avec José Leza­ma Lima : « Per­son­ne, jamais, ne peut se con­sacr­er à la poésie. La poésie est quelque chose de plus mys­térieux qu’un méti­er auquel on se con­sacre. » Et, ajou­tons, plus même qu’un « sac­er­doce ». Car, ain­si que le note avec une grande justesse Pacôme Thielle­ment dans un essai à pro­pos de Leza­ma Lima : « il y a une poétic­ité qui dépasse de loin le seul exer­ci­ce de la poésie, un état pléro­ma­tique de la poésie… que l’on ne peut attein­dre que dans une rare et pré­cieuse ascèse. En retour cette ascèse ne pro­duit pas du vide, mais une pro­fu­sion d’images vives et surprenantes. »

 

  1. Dans L’é­cole de la poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) A l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?

 

Il y a là, à mon sens, un ter­ri­ble mésusage des mots… Mais, que faire ? Déjà L’Ecclésiaste statut sur le fait qu’il est des domaines où les mots sont usés… Fer­ré par­le ici le lan­gage de l’individu. Or, comme le dis­ait l’excellent Jean Carteret : « l’individu n’est que la con­sti­pa­tion de l’être ». T.S. Eliot lui dis­ait, en sub­stance, ceci : la poésie n’a rien à voir avec l’émotion ou la per­son­nal­ité, elle est un échappe­ment hors de l’émotion et de la per­son­nal­ité. Aus­si n’est-il don­né de la con­naître qu’à ceux qui savent ce que sont l’émotion et la per­son­nal­ité et ce que sig­ni­fie s’en échap­per. Aucun lien avec l’individu si ce n’est à l’image du lien entre une matière livrée aux flammes et la fumée qui monte au ciel. 

Qu’est-ce donc que la poésie con­tem­po­raine ? Con­tem­po­raine de qui et de quoi ? Du grand « manie — tout » glob­al­isé, du doux com­merce et de son sabir anglo-tech­nique, des guer­res « pro­pres » et des ali­bis éco­lo-nomiques ? « Le temps ricane entre nos mots, toutes nos paroles s’affolent » dis­ait Armand Robin. Le poète con­séquent est bien plus con­tem­po­rain de Bertran de Born, de Pound ou de Ner­val que de « son » époque. Ossip Man­del­stam ques­tion­nant Dante. Suarès évo­quant l’expérience de sa « ren­con­tre » avec Dos­toïevs­ki… En « état de poésie » il n’y a ni passé ni avenir mais une éter­nelle hémor­ragie de présent pour le dire avec les mots de Chris­t­ian Bobin.

« Je en suis pas « avant », je ne suis pas « pen­dant », je ne suis pas « après ». Je suis nomade et non-con­tem­po­rain. Je suis avec vous tous, mais en nuée » (A. Robin) dit le poète… Et Léon Bloy d’ajouter : « je ne suis pas un con­tem­po­rain et je n’ai jamais été chez moi. Alors… Zut ! »

Le poète engagé, donc con­tem­po­rain lui, est déjà lit­téraire (enragé). Anec­dote révéla­trice : Sovriémi­en­nik, « Le Con­tem­po­rain », jour­nal fondé par Nekrassov est sans doute le pre­mier à porter ce titre… En son sein, les poètes engagés ont semé tous les ger­mes de l’alchimie total­i­taire, ces trichines micro­scopiques d’une espèce incon­nue jusque là et qui étaient « des esprits doués d’intelligence et de volon­tés », ain­si que l’intuition le révélait à Dos­toïevs­ki. C’est ce mode de con­t­a­m­i­na­tion qui est égale­ment sug­géré dans le texte d’une belle et cré­pus­cu­laire sauvagerie poé­tique de Witkievitcz, L’Inassouvissement.

Je pour­rais ren­voy­er encore à T.S. Eliot cité plus haut ou bien le dire avec Dau­mal : « Ici petit poète, évo­quant, libéré selon le rythme, là Grand Poète, provo­quant, libre selon le Mot Total. »

Il y aurait une « poésie de com­bat » ? Je crois, mal­heureuse­ment, qu’il en est alors comme de tous ces ridicules « gou­verne­ments de com­bat » qui se suc­cè­dent et qui, en défini­tive, ne com­bat­tent qu’une seule chose : la vérité.

Et « l’école de la poésie » ? Sise à quelle adresse ? Et con­tre qui devri­ons-nous donc nous bat­tre ? Qui désign­era l’ennemi à abat­tre ? Les vertueux pro­fesseurs pro­fes­sant docte­ment ? S’il faut, tout de même, fil­er la métaphore guer­rière suiv­ons donc Dau­mal, encore :

« Et moi qui n’ai pas d’autre arme, dans le monde de César, que la parole, moi qui n’ai pas d’autre mon­naie dans le monde de César, que des mots, par­lerai-je ? Je par­lerai pour m’appeler à la guerre sainte. Je par­lerai pour dénon­cer les traîtres que j’ai nour­ris. Je par­lerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions, jusqu’au jour où une paix cuirassée de ton­nerre régn­era dans la cham­bre de l’éternel vain­queur. » (La Guerre sainte)

Le même écrivait (et incidem­ment pro­fes­sait qu’il n’y a pas en poésie d’enseignement, si ce n’est intérieur):

 

« Je ne suis pas venu au monde
Pour com­bat­tre mon ombre,
Ni pour trou­ver un jour mes poings
Bec­quetés par les faisans. »

(La Nausée d’être)

 

C’est ce que je poé­tise per­son­nelle­ment en « bataille inter­nelle » et que j’illustre par les paroles de Car­lo Michael­staeter : « guerre aux mots par les mots » ! 

Ram­per ou se bat­tre ? Y‑a-t-il jamais eu poème plus ren­ver­sant, plus sai­sis­sant que la prière de la vic­time pour son bour­reau ? Poème basé sur cet unique mod­èle : « Père, par­donne leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font »… Ce chant psalmique est celui de l’eso-anthropos dans le cœur. L’individu en est incapable.

Là, ça rampe ou ça se bat ?
Sont-ce bien les ter­mes du « débat » ?

Si, en état de poésie le poète se bat, c’est alors, et seule­ment, le com­bat avec l’ange…

 

 

  1. Une ques­tion dou­ble, pour ter­min­er : Pourquoi des poètes (Hei­deg­ger) ?  En pro­longe­ment de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

Il sem­blerait qu’a­vançant en terme de con­nais­sances et de savoirs pure­ment rationnels et factuels nous ayons per­du de vue le sens de ce qu’est ontologique­ment la poésie, aus­si sub­tile­ment intel­li­gent soyons-nous. 

Que la pre­mière par­tie de la ques­tion émane d’un philosophe (poète malade selon Hölder­lin, « de la peste » selon Hal­das) qui s’est accom­modé de régimes poli­tiques fort var­iés tout au long de sa car­rière ne me sur­prend pas et éclaire, par­tielle­ment, ce que je ten­tais d’exposer dans ma pre­mière réponse. En forme de boutade je pour­rais répon­dre : « pour désoss­er les philosophes » (R. Dau­mal) et retourn­er la ques­tion : désor­mais, pourquoi des philosophes ? Pour servir d’alibi aux émol­u­ments d’universitaires (pop­u­laires, ou pas…) en mal d’audience et pour four­bir les mots ensor­celés de con­cepts mor­tifères aux poli­tiques et pub­lic­i­taires de tout poil ? 

Lais­sons la ques­tion s’évaporer dans l’air délétère des vaines cog­i­ta­tions et, sans laiss­er advenir nulle oiseuse réponse, poursuivons…

Le grec poïe­sis sig­ni­fie faire. La poésie est faire, mais un faire qui ne se lim­ite pas à l’acte, qui le précède et l’ex­cède. Le poète est celui qui échappe à l’i­dolâtrie du faire (comme pro­duire-repro­duire), de l’acte, de l’événe­ment. La poésie n’est pas téléologique mais escha­tologique. Et l’eschaton est là. Le « change­ment c’est main­tenant » ? Non. Pitoy­able ! C’est un retourne­ment ridicule et malé­fique de la réal­ité inscrite dans l’Evangile de saint Jacques : « Le juge­ment est maintenant. »

La Créa­tion appar­tient à Dieu, qui est le seul « auteur », éty­mologique­ment celui qui à l’au­torité. Les scribes et les doc­teurs, « ceux de la let­tre », usurpa­teurs de l’au­torité, sont sai­sis par la puis­sance véridique du Verbe de Dieu incar­né en un homme qui devait, selon les déter­min­ismes de « ce monde » être un igno­rant. Or, il par­lait « comme ayant autorité ». Le poète est celui qui remonte à l’arkhei non pour con­cur­rencer Dieu et se faire « dieu » ayant autorité mais pour sec­on­der l’oeu­vre, il est, ain­si que l’af­fir­mait Tolkien, « créa­teur en sec­ond ». Le poète est l’ignorant… Le voy­ant-aveu­gle, aveu­gle comme l’est l’amour puisque amor ipse intel­lec­tus. Une poésie « révo­lu­tion­naire », réelle­ment, c’est celle qui peut faire retour au lan­gage orig­inel, à l’or pur des mots, au dire-de-Dieu. « Le silence est la demeure du verbe. Le silence donne de la force et du fruit au verbe. Nous pou­vons même dire que les mots sont faits pour décou­vrir le mys­tère du silence d’où ils vien­nent. » (Hen­ri Nouwen).

Il faut enjam­ber et Babel et la Chute, échap­per à l’épée flam­boy­ante de l’ange et con­quérir l’état d’avant le bois de la con­nais­sance… « Le monde défait par le verbe sera aus­si sauvé par le Verbe » (Mere­jkovsky). Il s’agit bien de « salut » : « Dès qu’un mot se révèle cadavre, les hommes qui ne dor­ment pas doivent se sauver de lui. » (A. Robin), de désen­voûte­ment, d’échapper au pou­voir ensor­ce­lant de la langue (Wittgen­stein). 

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