Enquête sur l’état de l’esprit poé­tique contemporain

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ? (vous pou­vez, naturelle­ment, ne pas être en accord avec nous, ou être d’accord dans un sens diamé­trale­ment opposé au nôtre)

La poésie me paraît au con­traire échap­per large­ment au champ poli­tique même si le sens du  bien com­mun, l’exaspération ou l’engagement pour une cause, la Résis­tance par exem­ple, ont pu par­fois et peu­vent encore inspir­er de beaux poèmes – mais ils ont aus­si engen­dré de bien mau­vais textes qui con­fondent slo­gan et lit­téra­ture, rhé­torique (au mieux) et poésie.

Pourquoi vouloir absol­u­ment faire coïn­cider poésie et poli­tique ? N’est-ce pas une manière de jus­ti­fi­er l’existence de la poésie, de lui chercher une rai­son d’être et donc finale­ment de la décrédi­bilis­er ? Comme le dis­ait Baude­laire, « dès lors l’art n’est plus qu’une ques­tion de pro­pa­gande ». Ou Robbe-Gril­let : « Ou bien l’art n’est rien ; et dans ce cas, pein­ture, lit­téra­ture, sculp­ture, musique pour­ront être enrôlées au ser­vice de la cause révo­lu­tion­naire ; ce ne seront plus que des instru­ments, com­pa­ra­bles aux armées motorisées, aux machines-out­ils, aux tracteurs agri­coles ; seule comptera leur effi­cac­ité en tant qu’art ; ou bien l’art con­tin­uera d’exister en tant qu’art ; et dans ce cas, pour l’artiste au moins, il restera la chose la plus impor­tante du monde ».

Chaque chose à sa place. Alex­is Léger fai­sait de la poli­tique, Saint John Perse écrivait des poèmes. Deux ver­sants d’une même exis­tence. Deux ordres dif­férents. L’exemple de René Char/Capitaine Alexan­dre et ses Feuil­lets d’Hypnos me sem­ble égale­ment devoir être médité. L’homme engagé a fait ici le choix, inéluctable selon lui, bien qu’à rebours de celui de beau­coup d’autres poètes de sa généra­tion, de met­tre entre par­en­thès­es la poésie durant son engage­ment le plus intense, ne lais­sant de ces mois de com­bat que quelques notes brûlantes dont « un feu d’herbes sèch­es eut tout aus­si bien été l’éditeur ».

Certes, la poli­tique et la poésie ont en partage la parole et le monde et en ce sens la république, le bien com­mun. Mais elles ne sont pas du même ordre. L’œuvre de la poésie est à la fois telle­ment plus hum­ble et infin­i­ment plus grande. La poli­tique reste du côté du pou­voir, de la ges­tion – néces­saire – des choses, du pro­vi­soire. La poésie, quant à elle, nous des­saisit, nous dépos­sède et, bien que pleine­ment ancrée dans la réal­ité, penche déjà du côté de l’eschatologie.

 

2)    « Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin parait-elle d’actualité ?

Le péril croît-il vrai­ment ? Et de quel péril par­lons-nous ? Les hommes ont-ils jamais voulu de poésie, de vérité, de sacré ? – je ne dis pas que ces notions soient syn­onymes, mais elles recou­vrent cha­cune ce que les hommes désirent et fuient tout à la fois depuis l’aube du monde et, j’imagine, jusqu’à la fin du temps.

Nous voulons du pain et des jeux, nous tra­vail­lons sans cesse incon­sciem­ment à les obtenir, même si nous aspirons au fond à tout autre chose. Car nous nous efforçons d’effacer ce que sig­ni­fie ce désir infi­ni qui nous meut et nous déchire.

Si pour le poète le péril est ce dés­in­térêt qu’a la société pour la poésie, alors oui, c’est à mon sens une béné­dic­tion. Il nous délivre un peu de notre désir de recon­nais­sance. Il nous aide à être un peu plus fidèle à la soif de vérité, de beauté, qui devrait idéale­ment ani­mer seule celui ou celle qui écrit.

 

3)    « Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?

Cela rejoint ce que j’essayais de dire plus haut. Nous ne savons pas ce que nous voulons pro­fondé­ment, ce qui nous est essen­tiel : « et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent ». C’est vrai. Moi-même, je ne crois pas pou­voir me pass­er de pain bien longtemps, trois jours c’est déjà pas mal. L’accepterais-je pour le don d’un poème ? Par ailleurs je me passe – mal­heureuse­ment peut-être – de poésie sou­vent plus de trois jours. Mais pour que la poésie se goûte, se trou­ve, il faut par­fois jeûn­er d’écriture, et même de lec­ture, sim­ple­ment marcher dans la glaise des jours.

 

4)    Dans Pré­face, texte com­muné­ment con­nu sous le titre La leçon de poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) A l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?

Ni l’un ni l’autre. Sinon me bat­tre avec les mots qui me glis­sent tou­jours des doigts, qui se refusent tou­jours à coller au réel ou plutôt à ma per­cep­tion du monde – et c’est tant mieux ! Oui, en ce sens le poème est le fruit d’un com­bat, et qui garde des traces de coups.

(On pour­rait rap­pel­er ces mots de Baude­laire dans « Mon cœur mis à nu » : « À ajouter aux métaphores militaires:/ les poëtes de combat/ Les lit­téra­teurs d’avant garde./ Ces habi­tudes de métaphores mil­i­taires déno­tent des esprits, non pas mil­i­tants, mais faits pour la dis­ci­pline, c’est-à-dire la con­for­mité, des esprits nés domes­tiques »)

 

5)    Une ques­tion dou­ble, pour ter­min­er : Pourquoi des poètes (Hei­deg­ger) ?  En pro­longe­ment de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Pour rien juste­ment. Et là est l’essentiel !

Comme le dis­ait Claude Simon à sa récep­tion du prix Nobel : « je n’ai rien à dire, au sens sar­trien de l’expression. »

Et le mot de « poésie », où sem­blent s’opposer éty­molo­gie et sens obvie, est un admirable oxy­more. Ecrire, lire de la poésie, c’est faire quelque chose qui nous délivre pré­cisé­ment du « faire ».

 

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