La poésie est d’abord une défaite. Bien sûr ! Et alors ?

Puisque la poésie dit ce qu’on ne peut dire autrement, et non pas à cause de l’objet indi­ci­ble, mais faute de mieux à cause de nous-mêmes et de notre lan­gage. Grâce à notre lan­gage et à cause de notre lan­gage. Dis­ons plus pré­cisé­ment, insistons‑y, à cause de NOTRE lan­gage ; le mien, de moi qui par­le, avec ma vie. Même lorsque je par­le d’enthousiasme en présence d’un infi­ni neuf qui s’ouvre à moi, en présence de l’amour mag­nifique, en présence de l’objet d’un désir jeune et plein d’appétit, c’est de ma lim­ite et de moi-même qu’il s’agit, non de l’objet. Même poé­tique en soi, l’objet dont je par­le n’est poé­tique que pour moi, par mon lan­gage de défaite devant l’immensité.

Et pourquoi pas ? Ce n’est pas mal ! Cette défaite, même amère, est notre human­ité et notre con­di­tion. Ce que nous pou­vons con­quérir de cer­ti­tude et de solid­ité n’est pas notre nor­mal : c’est notre con­quête et elle nous sera retirée : peut-être, un jour, sûre­ment. Et encore dire que « sûre­ment elle nous sera retirée », et péror­er ain­si sur cette cer­ti­tude, et faire le prêtre et l’oiseau de cer­ti­tude et faire courber la tête, n’est pas poésie. Et ce n’est pas human­ité, et ce n’est pas notre corps, et ce n’est pas notre condition.

Car notre con­di­tion est de frag­ile incer­ti­tude, et de dire faute de mieux, et de dire jeu, musique, dansant des mots, rythmes et sons, et tran­si­toire, amuse­ment, et berce­ment de ce qui manque à l’enfant-corps (son âme : son âme pleine, entière, de cer­ti­tude, ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’aura jamais).

Mais dire poésie, en ce bas-monde, en ce haut-monde, en ce monde, est dire sur fond de cer­ti­tude pos­si­ble : soyons ratio­nal­istes ! Où serait la défaite, si la vic­toire n’était pos­si­ble ? Ne soyons pas des prêtres de l’indicible défini­tif ! Seule­ment voix souf­frantes du dici­ble inac­cédé. Sinon, où serait le mou­ve­ment, la dynamique, l’aspiration, la reven­di­ca­tion, que porte toute poésie ? Pos­tuler le dici­ble, et dire notre défaite, notre indi­ci­ble, notre corps vibrant ; dire notre lutte.

Notre lutte avec l’ange si tu veux, avec la vie si tu veux, avec le patron si tu veux, avec l’amour per­du, la mère, le père, la sœur, le frère, tous ceux-là si tu veux, avec les oiseaux dis­parus, la ville changée, le cha­grin, le trem­ble­ment de terre, la forme de ton nez, la sale timid­ité, ce que tu as bat­tu ou ce qui t’a bat­tu, la vie, pas bien, tout ça, ou désiré, pas eu, ou tout autre chose encore, des mots sim­ple­ment, mais la lutte avec l’ange.

À lire la poésie, cela doit se sen­tir. Même naïve­ment ; pourquoi non ?

À lire la poésie, cela doit vibr­er : et les mus­es de moi comme étranges s’enfuient ; et soleil cou coupé ; et même « le soleil était là » ! Et même : « le chien » (et puis c’est tout, le poème c’est seule­ment ces deux mots-là). Une défaite dans la con­nais­sance du monde, et un désir intact, même exténué : une parole pour la rédemp­tion, une rédemp­tion qui passerait par la grâce d’une lec­ture, et d’un accord, encore plus hypothé­tique­ment espéré. Une pro­fondeur de sens qui voudrait un lecteur.

Vous voyez bien que, der­rière tout ça, il y a quelque chose de très naïf et presque pathé­tique, mais pourquoi non ? Et qui se sait un peu, et qui choisit cette voix, et qui s’accepte ain­si, et qui a ce courage-là ; plutôt que de rêver la sci­ence qu’il n’a pas, sur ce point-là.

Ain­si la poésie (qu’on peut définir à tra­vers mille prismes idéologiques et cul­turels) n’est pas le San­hé­drin, n’est pas le Phar­isien, n’est pas l’Inquisiteur, n’est pas le juge ni le couperet, mais le doute : le doute, un corps, qui sait qu’il a forme, mais qui ne la sait pas.

Un doute tran­scen­dANT, en train de tran­scen­der, de s’élever (faute d’avancer directe­ment) pour franchir l’obstacle du sens obscur, mais inabouti, en échec.

Dit cet arrache­ment qui ne s’arrache pas, dit cette douceur qui ne suf­fit pas (c’est pareil : sinon pourquoi écrire, si cela suff­i­sait ? N’y a‑t-il pas, par exem­ple, cette petite incer­ti­tude que ça ne dur­era pas, ou que c’est trop pour pou­voir tout saisir et tout s’approprier, et tout res­saisir, et tout restituer à volon­té pour quand on voudra : instant, arrête-toi, tu es trop beau, je ne te com­prends pas, ou … je ne com­prends pas com­ment je peux com­pren­dre, … enfin, quelque chose cloche, et me fait peur !).

Défaite. Voilà la poésie, pourquoi elle dit quelque chose « à tra­vers », quelque chose « tran­scen­dant », quelque chose dans la ver­ti­cal­ité, qui est un échec du point de vue du temps qui con­stru­it et qui aboutit à quelque chose de raisonnable et de solide. Pourquoi non ? Accep­tons cela quand nous le sommes : nous en serons meilleurs. Soyons cela un peu en cette vie, nous en serons meilleurs avec les autres, car aucun lien, en ce monde, n’est par­fait, n’est-il pas ?

Aucun lien n’est par­fait. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne doit pas aspir­er, mal­gré tout, à le devenir … Il doit y aspir­er au prix de l’inconfort de notre phar­isi­enne, endormie, cer­ti­tude, d’après le devoir accom­pli, la prose dite, tout ce qui se conçoit bien et s’énonce claire­ment, facile et tou­jours vrai, sans mou­ve­ment. Car tout est faux et bougé, sans doute.

Mais je dis que l’on « doit » : non ! Il y a poésie si cela « vient », le doute. Mais on n’y force pas. Le corps nous force, il y suf­fit, la vie, notre péché : « con­di­tion matérielle d’existence » ; à dépass­er, indé­pass­able pour le moment, en chemin ; vers la mort, la réus­site, vers ailleurs ? Je ne sais pas, qu’importe : en chemin. Trac­er la route, éty­mologique­ment, comme ces sol­dats après la défaite, la ligne d’attaque ou de défense rompue, et qui errent, à tra­vers la cam­pagne, sur la « route » (en latin : rup­ta) : chemin de leur défaite.

Ils sont l’Humain, se rejoignant plus loin pour reformer l’armée, pour reformer la lutte, pour reformer la ligne et rejouer la victoire.

Ain­si la poésie, enfin, chant de retraite et notre ral­liement, pour bataille à venir, et la vic­toire, et son effacement.

Heureux sont ceux pour qui il n’en est pas besoin, vrai­ment. Et pourquoi non ?

La poésie laisse venir à elle ceux qui ont con­nu la défaite ; c’est bien assez. Car ils sont tous, ou presque. Mais cela n’importe pas : ne soyons pas jaloux s’ils dis­ent : « pas besoin ! » Le chant de la défaite ne se com­mande pas. Ce serait bien le comble !

Mais il s’entend de loin, si l’on (n’)écoute.

Peut-être les vain­queurs en veu­lent cou­vrir le bruit, par­fois ; je ne sais pas …

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