Yoko Ogawa est née en 1962. Son pre­mier roman a été édité au Japon en 1988. Actes Sud a traduit Les Abeilles et La Piscine en 1995, puis La Grossesse en 1997 et nous a alors per­mis de décou­vrir un auteur de pre­mier plan. En réu­nis­sant en 2009, dans un mag­nifique tome I, treize ouvrages de Yoko Ogawa, Actes Sud nous invi­tait à nous rep­longer dans cet univers déli­cat où se mêlent fas­ci­na­tion (pour la mal­adie, l’anormalité, la vieil­lesse et la mort) et nostalgie.

Yoko Ogawa appar­tient à la famille des écrivains qui ont le souci de garder les traces de ce qui est – ou était – noble, sacré. Elle nous pro­pose en somme de faire un pas de côté, de nous éloign­er un temps de ce qui est placé au cen­tre des sociétés mod­ernes. Nous accé­dons à l’humanité de ceux qui, n’étant pas – ou plus – pro­duc­tifs, n’ont pas de statut social et sont mis au rebus, anéantis.

Avec le pre­mier texte, La Désagré­ga­tion du Papil­lon, le rideau s’ouvre sur une suc­ces­sion de gestes que la nar­ra­trice exé­cute une dernière fois. On décou­vre un vieux corps décharné qu’une jeune femme désha­bille puis caresse à l’aide d’un linge humide. Les verbes à l’infinitif dis­ent la répéti­tion de ces actes, jour après jour et dans le même ordre. Ils pour­raient devenir mécaniques si la nar­ra­trice n’était pas aus­si sen­si­ble. Il se dégage de cette toute pre­mière scène une ten­dresse immense pour les très vieilles per­son­nes qui ne quit­tent plus leur lit, ne s’adressent plus à nous, sont en par­tance et nous aban­don­nent. Dans d’autres textes – Une par­faite cham­bre de malade, Un thé qui ne refroid­it pas… – la nar­ra­trice vit, grâce à la mort ou aux mourants, une expéri­ence plus intense que son quo­ti­di­en qu’elle juge stu­pide. « C’est la vie qui se répète. On mange, on dort, on jette les déchets. » Voilà ce qu’apporte une vie de cou­ple ordi­naire. Dans La Piscine, ce sont les bavardages inutiles d’une mère qui sont con­sid­érés comme détesta­bles. J’avais envie d’écraser avec mes doigts ses lèvres qui se tor­tillaient sans arrêt comme deux che­nilles. Les jeunes femmes de Yoko Ogawa préfèrent le silence aux paroles creuses. Y s’est assis con­fort­able­ment sur son siège en souri­ant. Il util­i­sait sou­vent des sourires à la place des mots. Des sourires sim­ples, qui ne dis­sim­u­laient rien. Comme ces sourires, la tristesse et les caress­es don­nées pour récon­forter celui qui pleure sont chargées de poésie. Parce qu’elles sont silen­cieuses, elles nous pro­jet­tent hors de la com­mu­ni­ca­tion stéréotypée.

Les morts et les mourants font sou­vent pren­dre à la nar­ra­trice des chemins de tra­verse sur lesquels elle ren­con­tre des êtres dif­férents, touchants. Mais tout est éphémère chez Yoko Ogawa. Ces êtres appa­rais­sent, tis­sent des liens, puis s’effacent. On ne trou­vera d’ailleurs aucune chute bru­tale à la fin de ses courts romans, plutôt des gestes en suspension.

Dans Une par­faite cham­bre de malade, Un thé qui ne refroid­it pas et Amours en marge, ces êtres qui sur­gis­sent ont au moins un point com­mun : une sim­ple let­tre pour les nom­mer. Ils s’appellent respec­tive­ment S, K et Y. Est-ce pur hasard ? Les trois ini­tiales des prénoms ain­si placées don­nent le mot anglais sky, qui s’accorde par­faite­ment à ces per­son­nages, très éloignés de notre grossière matéri­al­ité. Ils ont une nature éthérée et sem­blent tomber du ciel, en effet. D’ailleurs, le ciel est omniprésent chez Yoko Ogawa : les étoiles la nuit, les nuages chargés de neige, le ciel dégagé ou la pluie. Ses per­son­nages lèvent sou­vent les yeux vers le ciel. Ne sont-ils pas trop beaux pour être vrais ? S, K et Y ne sont-ils pas des per­son­nages de roman dans le roman ? Ils s’évaporent. Y a lais­sé sa carte de vis­ite à la nar­ra­trice qui décide de se ren­dre sur son lieu de tra­vail. Elle ne trou­ve pas l’association de sténo­gra­phie qui emploie Y mais un marc­hand de meubles. Quant à la let­tre qu’il a écrite, elle l’avait placée sous son oreiller et elle s’est volatil­isée. Alors, existe-t-il, ce Y ? La mai­son qu’habite K est si dif­férente des autres, la route qui y mène étrange, changeante. Quelque chose d’invisible à l’œil, comme le temps, l’espace ou la dis­tance, avait subi une distorsion. 

S, K et Y sont peut-être nés de l’influence de Kaf­ka sur l’écriture de l’auteure. Bien sûr, cette influ­ence, revendiquée par Yoko Ogawa, ne se lim­ite pas à cela. Il y a dans ses textes des juge­ments acides sur la vie de cou­ple – con­damnée à tourn­er au cauchemar – qui peu­vent rap­pel­er les pages du Jour­nal con­sacrées à ce sujet, ô com­bi­en douloureux pour Kaf­ka. Il y a aus­si, et surtout, l’inquiétante étrangeté qui fait naître une ten­sion déli­cieuse. Dans Les Abeilles, la rési­dence uni­ver­si­taire qui paraît déserte, l’histoire de la mys­térieuse dis­pari­tion d’un étu­di­ant dans le passé et l’absence, à chaque vis­ite de la nar­ra­trice, du cousin qui vient de s’y installer font grandir l’angoisse. Dans ce con­texte, une sim­ple tache sur le pla­fond peut faire penser au pire. Serait-ce du sang ?

L’une des autres grandes réus­sites de Yoko Ogawa est de ren­dre délec­tables l’immoralité et la ten­dance à la méchanceté sadique de cer­tains de ses per­son­nages. Leurs pen­sées et leurs gestes ont beau être affreux, ils sont pour les jeunes femmes qui en sont les auteures ou les vic­times une telle source de plaisir ! Aya – chan, la nar­ra­trice de La Piscine, et la jeune femme qui écrit son jour­nal dans La Grossesse s’en pren­nent à ce qu’il y a de plus frag­ile : un tout jeune enfant ou un fœtus, qu’elles veu­lent détru­ire. La cru­auté est d’autant plus pal­pa­ble qu’elle se cache der­rière une bon­té appar­ente. Mais le gâteau qui est offert, la con­fi­ture de pam­ple­mousse qui est pré­parée ont bien pour but d’empoisonner. En 1994, année de paru­tion au Japon de L’Annulaire, Yoko Ogawa force le trait : l’angoisse, mais aus­si l’érotisme devi­en­nent ardents. Ce mon­sieur Deshi­maru avec lequel la nar­ra­trice tra­vaille est une sorte de Barbe Bleue. On com­prend qu’il fait dis­paraître des jeunes femmes. Der­rière la porte de son lab­o­ra­toire, auquel il inter­dit l’accès, mon­sieur Deshi­maru laisse sans doute libre cours aux ten­dances sadiques qui pointent aus­si, à deux ou trois repris­es, à l’extérieur. La nar­ra­trice est en dan­ger mais elle sem­ble poussée par une curiosité et un désir irré­sistibles. Cette vio­lence et cette déviance sex­uelle avan­cent vrai­ment à décou­vert dans Hôtel Iris, paru en 1996. Cepen­dant les per­son­nages de Yoko Ogawa sont dou­bles, même les plus affreux. Le tra­duc­teur de Hôtel Iris, qui est capa­ble de la pire vul­gar­ité et d’une bar­barie insouten­able dans l’intimité d’une cham­bre, appa­raît poli, dis­cret et timide lorsqu’on le croise dans la rue.

On trou­vera aus­si dans le recueil un mag­nifique roman fait de nou­velles, de chemins qui s’entrecroisent : Tristes revanch­es.

Est-il utile de pré­cis­er qu’à la lec­ture de ce livre mag­nifique, une larme peut trem­bler entre nos cils et un fris­son d’effroi nous tra­vers­er ? Que les lecteurs qui détes­tent être boulever­sés s’abstiennent ; Yoko Ogawa est une sorte de fée qui joue avec nos émotions.

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