Où que vous emme­niez votre parole, elle portera l’immensité du jour que l’Apocalypse de Jean, dans cette demi-heure du monde, retient à l’aujourd’hui.

Les tramways de Fonte­nay échoués dans les sables et les ves­tiges du parc, énumèrent leurs cimetières au-delà de la rumeur urbaine. Opposé à l’arrêt de mort qui fixe le verbe dans un état immuable, vous échappez au cynisme des pré­da­teurs, votre écri­t­ure fidèle s’adresse à l’un, sans dis­tinc­tion d’origine, nous invi­tant à nous fier à cet incon­nu de pas­sage né du lan­gage par le langage.

Vous par­lez près de la lampe, dans la douceur d’un soir chargé des arômes de la fenai­son ; portée par une vision fil­iale, la parole incar­ne cet absolu pré­caire, ce regard sur les biens du monde, avec la présence des lichens et des ané­mones sylvie. Vos médi­ta­tions sur les vain­queurs vous con­duisent à dis­cern­er ces aubes de bataille où perce la som­ma­tion. Voilà la guerre per­due, la débâ­cle et ceux qui menaient l’assaut, la bouche sèche devant les hameaux incendiés.

Adver­saire des flots imagiers, de leur recel, de la peur, de l’arbitraire, vous offrez le sec­ours de la buée sur les vit­res, de l’éclat du ciel dans une flaque.

Tran­scrip­teur de l’être plus que des formes, vous allez au-devant de la fille de ferme, du maître de la demeure. Vous êtes là où l’on ne vous attend pas, éton­nant de clair­voy­ance. Vous offrez la patience devant la déroute, l’ironie et la foi devant les cer­ti­tudes, la bon­té devant l’implacable. Libre, vous désen­com­brez trophées et races, vous offrez, dans la nou­veauté et l’effacement, les mots lais­sés à l’étiage.

A pied sur le chemin de Tran­cault, s’ouvre la voie de votre écri­t­ure, dans cet après-midi tra­ver­sé l’élégies, où vous portez atten­tion à l’œuvre du jour.

Enrac­iné dans ces patois téméraires des Ardennes et de Franche-Comté, votre verbe chargé de ful­gu­rances et d’élévation con­duit la tra­ver­sée des jardins endeuil­lés, la sai­son au goût de genièvre, les squares aux petits troènes, l’atelier du pein­tre, les passereaux posés dans la monot­o­nie des pentes, la froidure des forêts hachées par  la guerre, les savants déserts de Pales­tine et surtout ces aubes lumineuses qu’esseule le grand ciel dans l’oubli nocturne.

Votre longue sil­hou­ette de marcheur s’éloigne vers l’échancrure plu­vieuse des monts, par­courant la cam­pagne d’Avant, de la source de Char­molle au gué de l’Epine, au tra­vers de lisières dessouchées, de prés entourés de sca­bieuses. Vous ren­con­trez per­cu­teurs et tes­sons, frag­ments d’espérance que le sol doit pos­séder pour mar­quer le temps en se faible apparence.

Peu comme vous on su célébr­er les nuages et la couleur des cieux : nuances, vari­a­tions, soudaineté, éclat…. Au gré des saisons, à l’allure d’un cul­ti­va­teur sans âge, vous éprou­vez la terre blanche du Petit Champ, les tois­es, les bois­seaux, les longues raies qui char­gent l’automne de promess­es féo­dales. Vous approchez la peine au plus près de char­rues jusqu’au blé dormant.

Dans la tra­ver­sée du bois de Magrones, vous con­nais­sez par la main calleuse et la cognée, le sci­age et l’engelure, le froid d’Austrasie, ou de cette Cham­pagne pouilleuse où se mêlent abon­dance et désert. Vous com­prenez dans votre chair cette las­si­tude de la relève, du faucheur usé par l’été, cette cour­bu­re des épaules, ce dos vouté que la chemise trempe de sueur.

Promeneur, vous occu­pez les sen­tiers désœu­vrés, avancés jusqu’aux vil­lages à peine lis­i­bles dans l’immensité oscil­lante des luzernes. Sen­si­ble à la pré­car­ité du tâcheron, à son dévoue­ment et son courage endeuil­lé, vous rejoignez l’église qui sur son promon­toire voit cir­culer manœu­vres et écrivains. Dans chaque étape de la vie, vous sur­prenez l’âme que nous fréquen­tons sou­vent avec indif­férence et qui tant nous éprou­ve à son attente ou à son déni.

Ces travaux agraires, chargés de grince­ments, d’ahans, de rires, du souf­fle des atte­lages, des ces mufles humides, ces licols de corde, cette soif esti­vale étanchée peut-être à Charmelin, ces bat­te­ments de moteurs assem­blés aux moissons, restau­rent la même appli­ca­tion saison­nière de la vie. Dans cette effer­ves­cence recon­nue, vous approchez le poids des heures que la mort recense jusqu’ au sépul­cre. L’inspiration se pour­suit dans un autre monde.

Le grand her­bier talonne la marche, chaque fleur approchée enrichie l’heure de sa promesse. Au seuil du vis­i­ble, le merisi­er se cou­vre d’une neige imprévue, mal­gré l’éclat de juin et l’appel du grimpereau. Vous observez le mou­ve­ment des bêtes, leurs traits, leurs pas­sages chargés aux com­mu­naux. A l’incarnat des prés, au rebond des souf­fles de l’été, vous éprou­vez ces gloires mati­nales que détrône un feu champêtre.

Un rosier Tri­anon dont la fraicheur renou­velle chaque heure, lié au jardin dans sa pré­car­ité, sec­ourt l’instant par l’immensité de sa présence.

D’ici on voit le ciel ! On est posé sur la ligne de l’Est où gisent encore des tra­vers­es de chemin de fer, que des clous mâtés réser­vent à une gloire obstinée. L’hort des Mar­tinettes s’étend vers l’enclos. Un abreuvoir de pierre bor­de le puits. Les sen­teurs de mélisse bercent les jeunes arbres du verg­er où exerce la sit­telle. Des grappes de baies s’échangent, se croisent, dans cet éden où par­fois les fleurs d’hortensia bruis­sent, comme le papi­er frois­sé des brouil­lons. Du potager au jardin sauvage, des sentes engen­drent un univers dans l’apparat d’une jachère. Insectes et feuil­lages en ménage égrainent leurs trou­vailles ; le vent s’affaire au gre­nier, dis­sipe par un vasis­tas les pous­sières esti­vales. Le jar­dinier inter­roge l’absence et le mys­tère avec la même sincérité, doutant jusqu’au trépas.

Vient alors la parole de l’illettrée, retrou­vée en pleine nuit après la tra­ver­sée d’un bois, auprès d’un Ori­on aveu­gle ; puis celle des ancêtres, de la vache aux reins brisés, le dos grouil­lant de ver­mine, celle du fugueur écœuré d’une viande havie, échap­pée d’un lycée ; la parole de ces Franc-Com­tois enter­rés face con­tre terre dont la protes­ta­tion tenace con­jure le ser­vage, celle des ignorés, des aban­don­nés, inter­rom­pus par l’évidence des pleurs, sous­traits à l’incrédulité par la grâce.

On devine la lec­ture vigoureuse d’un livre d’enfance : ce cap­i­taine, chas­seur de plantes, livré à un désor­dre bes­tial et cru­el qui place l’homme dans une impi­toy­able col­lecte où les dan­gers rom­pus ensanglantent les pages.

Engagé par la parole, votre vis­age mar­que la per­ti­nence, la grav­ité ou l’étonnement. Incisif, ironique, une ques­tion vous arrête et vous reprenez, pour adoucir une réponse trop abrupte. Vous servez l’alliance néces­saire du sacré et du quo­ti­di­en qui réu­nit la terre défleurie, le labour et les défer­lements du monde.

L’homme dis­pose de sa pro­pre lueur : il façonne, dénom­bre. Il peut mesur­er la terre avec un sim­ple jonc. Tout ce qui s’avance dans le jour prête à l’échange et à la rup­ture. Dans un aban­don sans postérité appar­ente, des trou­peaux d’hommes atten­dent leur sort ; par­mi eux, une poignée de soli­taires détachent leurs médecines des lisières à coups de serpe. Plus tard, vous descen­dez le fleuve avec l’attention d’un col­lecteur, dans ce mou­ve­ment pré­cis de la main, le bal­ance­ment et la pro­gres­sion du fardeau, vers ce som­meil d’hiver où émer­gent des cathédrales.

La poésie ouvre le lan­gage à cet obscur tra­vail d’écriture. Nais­sent alors les œuvres et ce chemin si bref à par­courir – fus­sions-nous arrêtés à la mort de saint Jean.

Les textes sacrés, dans le dénom­bre­ment des temps prospèrent ou régressent mais dans le sein du père, il n’y a pas de rup­ture. Sa présence auprès de nous à la table appelle l’homme hum­ble et incer­tain à la vision de la trinité inex­primable. L’évangile de Jean fait éclater Dieu dans un partage pour chaque être.

Vous retournez tan­tôt sur la crête des Bar­res, ornières, boue, crachin, voilà la marche que l’hiver mali­cieux offre à l’hilarité des pas­sants, ceux qui can­ton­nent sur leurs ter­res. La chaussée trou­ve ses pas, par le chemin des Char­bon­niers ou par la rue Royale.

L’heure vien­dra telle qu’en songe depuis les vignes agrégées aux pier­railles, les charmilles masquant la fraîcheur des bassins de la Lanterne, où le bleu indomp­té des vit­raux de Saint-Louis, le clocher son­nera cette bonne éter­nité que la veil­lée Pas­cale annonce dans l’éclat du matin.

 

NRF avril 2007 n ° 581

 

Esquiss­es exé­cutées par Ray­mond Can­ta lors de l’hom­mage à Jean Gros­jean, le 1er décem­bre 2012.
Jean Mai­son, Gwen Gar­nier-Duguy, Olivi­er Germain-Thomas.

 

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