Dominique Sampiero, Le Bruit de la page blanche, inédits

Par |2021-06-30T14:51:51+02:00 6 mai 2021|Catégories : Dominique Sampiero, Poèmes|Mots-clés : |

J’use douce­ment l’amour
en frot­tant ma peau au papier
pour pass­er de l’autre côté
ouvrir les portes cachées
dans les plis du silence

Je n’éteins pas
Je m’enfouis

Ma par­en­té tourne la tête
aux alphabets

J’attends la déci­sion des lampes
des flammes d’encre

Et ce que l’on prend pour un rêve
ou un cauchemar
c’est ce départ

 

Ceux que j’aime arrivent
à m’extraire

Ruines de l’air
glis­sées sous la lymphe
cachée des livres

C’est ici l’ailleurs
que l’on a tou­jours craint
dans le ven­tre de la nuit

Je gagne ma vie en transvasant
le sable pur des phrases
dans ce blanc de poche du néant
je gagne mon souf­fle de langue

à chaque mot
je perds mes yeux
dans mes veines

 

L’arbre du papier
pense à ma place

pas de preuve, aucune
ni sur la mort
ni sur l’infini

Juste un entasse­ment de brindilles

la brindille des yeux, celle du corps
la brindille de l’âme
celle du silence

et un tas d’autres innommables
cueil­lies du bout des doigts
mot à mot, assis sur la paille morte
des chaises

 

Puis un grand feu
un grand vent bousculent
la chair de ces écorces

À chaque plein chaque délié
la cen­dre invite
sa part d’ombre et d’ortie
cachée dans la volon­té grise
des ténèbres

L’air fre­donne
des présences insoupçonnées
en les pro­je­tant dans le vide
de la page blanche

Nous craignons cette légèreté
qui attend notre corps
au détour d’un silence

 

Ne sachant plus où aller
ni ou fini­ra le nuage de nos gestes
on sup­plie le poème d’écarter
les branch­es de l’ombre
au pas­sage d’une phrase

On se fau­file entre les herbes hautes
du mou­ve­ment d’écrire
on survit

On con­sent au mou­ve­ment d’ouverture
où tout se ren­verse à mains nues

À l’espérance, je préfère
le doux sen­ti­ment de la chute

Dans chaque mot, tombe
un peu de cet amour qui prend la forme
de ce qu’il regarde

Je ne vous oublie pas
j’apprends à

 

En dis­per­sant le souffle
sous la peau blanche de l’ici
la danse des images
con­fie la volon­té de nos atomes
à l’expérience crue de la matière

Cha­cune des phrases
soulève la sen­so­ri­al­ité de la chair

Qu’allons-nous devenir 
s’éteint douce­ment dans le cerveau du poème
qui pense la mort à notre place
nous soulageant
de son bour­don­nement d’abeille

Les mots se sou­vi­en­nent que leur étoile
est une cré­ma­tion consentie

 

Les jours passent sans grif­fer la mémoire
usant le regard de l’intérieur
pho­to jau­nie fon­due à même le salpêtre des murs

sac de mots rem­pli d’abeilles, de courants d’air aussi 
purs que le bruit des  pages qu’on  tourne,  on   ferme 
les yeux en bouclant les sources pour mon­ter  le blanc 
du silence en neige sous  les paupières, per­du de vivre 
à recu­lons, soudain le ciel  se bal­ance par la fenêtre en 
cri­ant sur la pleine lune des murs, la table invente des 
abimes  et  frôle  le  dédou­ble­ment  où  s’invente  une 
issue

 

On ne se sou­vient pas de tous les mur­mures On se 
retrou­ve plan­té dans la vague des essences, le coude 
encom­bré  de  ran­don­nées  d’épaules, les  mains se 
frot­tant à l’inhabité Le ciel a soif Il dévore à tour de 
bras les corps aban­don­nés à leur fin de vie, dis­per­sant 
le dernier souf­fle dans l’indifférence des étoiles Quel 
charnier ! Par­fois  il  sur­prend les  vivants  debout 
descen­dus boire à la riv­ière ou embras­sant un enfant 
Il les foudroie et plie leur présence  en qua­tre  pour 
l’emporter sous son bras Impos­si­ble d’imaginer cette 
armée  de  vis­ages tapis  dans le  néant depuis  que 
l’homme existe Quelle couleur, quelle forme a pris le 
vide sur les parois des absents ? Où irai-je, où iras-tu 
dans ce dernier apaise­ment qui ne con­sent jamais à 
nous par­ler de lui, affamé de garder son secret dans 
nos fêlures ?

 

Le car­naval de la mort sépare le clos de l’ouvert
gri­maçant d’infini et de sang mêlés Impos­si­ble de 
clore les yeux de tous ces dieux endormis dans les 
rêves  des  hommes  dès  qu’une  four­mi se met à 
soulever des mon­tagnes on sup­plie l’ordre sacré de 
nous inven­ter une fin douce raisonnable une sorte 
d’issue à  ce  cul de sac  de l’ici Toute  une  vie pour 
appren­dre un jour à renon­cer à la vie C’est donc cela 
Dieu et sa folie de nous garder rien que pour lui

 

J’ai tout dit des tanins de noix vertes sous ma peau Le 
brou som­bre des mouch­es  s’égosille  dans l’air Ça 
tourne en rond dans la cas­sure Chèque cadeau de la 
vie, on est en ris­tourne  à chaque sec­onde avant qu’on
nous  passe  au pilon  Que  la terre ou  le  feu nous 
désen­grange  de  l’ici ! Comme un vieux sac jeté dans 
le puits ! Serre dans tes bras l’enfant, ta femme, l’air
frais des oiseaux, embrase ! Une  impasse est un 
chemin bouclé sur le néant

 

La ligne de flot­tai­son de vivre descend avec la nuit le 
long des haies vives rou­gies de baies et de blessures 
plus pro­fond qu’une mémoire dans son coma On 
s’encanaille avec les bâtons des pleins et des déliés 
dres­sant les mots entre eux à nous mor­dre le sang 
pour avancer La peau appréhende le corail blessant 
des  phras­es  quand  nos  mains  saig­nent  sur les 
métaphores  Tout  au fond de l’océan vide de l’ici
alter­nent broches et cha­sub­les de la beauté

 

Une lumière sans bord crève les yeux des arbres 
L’herbe tan­tôt bleue tan­tôt ocre tient tête De l’infini
flotte dans les pupilles pour rafraîchir Il fait chaud 
fœtal De ven­tre  et  d’immersion  De mou dor­sal Ça 
suf­fit d’engranger Les chats man­gent de l’herbe et se 
pur­gent du dia­ble Je tiens entre les doigts un morceau 
du monde d’encre mauve Les orties fis­surent Le ciel 
se tient à car­reau dans la four­naise, blanc comme le 
cul des morts

Des soli­tudes sans oreille frô­lent ma vie, des mains 
de verre et aus­si des corps privés de fruit je n’ose rien 
faire rien dire seule­ment ouvrir mes yeux comme des 
portes  recueil­lir  le  froid  glacial  des  absences le 
réchauf­fer con­tre moi j’invente de quoi tenir hors du 
trou­peau un peu  d’herbe  pousse  dans mes cahiers 
j’entretiens vague­ment  ce jardin  où s’ébauchent les 
ombres qui m’habillent je sais me fon­dre dans l’injure
des arbres lancés con­tre le ciel je vide les armoires de 
leur cre­do à la place je plie mes fenêtres comme des 
mou­choirs der­rière la vit­re tout un peu­ple d’images
déchire le papi­er pour en faire des oiseaux

 

Impa­tience des mains à retrou­ver le velouté la peau 
du  car­net se  glis­sant  sous  le  dos des  phras­es Le
paysage est une stu­peur posée der­rière le silence du 
ciel sa gri­saille respire par-dessus les briques les tuiles 
c’est à peine  per­cep­ti­ble  À force de  démêler tous les 
liens qui me tenaient ser­ré con­fon­du au mouvement 
de la vie et des choses il me reste entre les doigts la 
corde lisse d’une pen­sée sans obstacle

 

 

C’est un jardin sans  clô­ture  Une  mémoire  posée à 
plat devant mes mains L’impression que tout est là à 
atten­dre  de   naître  sans  con­tour  dis­per­sé  dans le 
souf­fle    du  papi­er   Je  voudrais   trou­ver  des  mots 
sim­ples racon­ter quelque chose de ce per­son­nage qui 
m’attend  der­rière chaque  page du  car­net  caché au 
fond de mon silence comme au fond d’un puits

 

On écrit pour ouvrir les yeux Se sen­tir vivant dans les 
gestes et  les  pen­sées  en  marche  vers  la  prairie où 
dormir nous fera éclore, un jour dans cette puissance 
du paysage que  nous recou­vrons des excré­ments de 
nos désirs

 

Pho­to de cou­ver­ture © Antoine LnP.

Présentation de l’auteur

Dominique Sampiero

Dominique Sampiero est né dans l’Avesnois, région de prairie, de forêt, de bocage du Nord de la France, l’hiver où l’abbé Pierre lance son appel pour les sans-logis, quelques jours après la mort de Matisse et le même mois que la démis­sion de Mar­guerite Duras du Par­ti Communiste.

Insti­tu­teur et directeur en école mater­nelle à par­tir de 1970 et pen­dant une ving­taine d’années, mil­i­tant des péd­a­go­gies Freinet, Montes­sori, Rudolph Stein­er et de la pen­sée human­iste de Françoise Dolto, il démis­sionne de l’Education nationale en 2000 pour se con­sacr­er entière­ment à l’écriture.

Poète (Prix Gan­zo 2014 pour La vie est chaude, édi­tions Bruno Doucey et pour l’ensemble de son œuvre), romanci­er (Le rebu­tant, Gal­li­mard, prix du roman Pop­uliste 2003), auteur de livres jeuness­es (P’tite mère, Prix sor­cière 2004) mais aus­si scé­nar­iste (Ça com­mence aujourd’hui, Prix inter­na­tion­al de la cri­tique à Berlin, et Holy Lola, deux films réal­isés par Bertrand Tav­ernier) auteur de théâtre (Tchat­Land / Le bleu est au fond) et réal­isa­teur de courts métrages (La dormeuse / On est méchant avec ceux qu’on aime), il reste pro­fondé­ment attaché à sa région natale et une grande par­tie de son écri­t­ure par­le de la lumière des paysages et des vies minus­cules en lutte avec leur pro­pre silence et l’oubli.

Son dernier roman Le sen­ti­ment de l’inachevé paru en Avril 2016 chez Gal­li­mard est une plongée dans l’enfance à tra­vers laque­lle il racon­te une his­toire d’amour qui lais­sera une empreinte forte dans son élan vers l’écriture. La petite fille qui a per­du sa langue (Gal­li­mard jeunesse Giboulées. Illus­tra­tions Bruno Liance ) a été écrit avec des enfants en dif­fi­culté sco­laire. Les édi­tions de la Rumeur Libre ont pub­lié le pre­mier tome de l’ensemble de ses textes poétiques.

Pho­to de Jacques Van Roy.

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