Absence, mon épouse diag­o­nale à la robe de pelures. Je ne t’avais jamais vrai­ment chan­tée, et c’est toi que je retrou­ve dans toutes les chairs de femme, poignée de tourbe, poignée de men­the, mais sauvage, détachant l’arôme d’un froisse­ment de doigts. Absence, plus que tout au monde. Je regarde tomber les choses du passé par la fenêtre. Ciel noir, étoiles mouchées. Je fais le vœu d’une parole aus­si claire qu’un bais­er. Pour un ver­tige hor­i­zon­tal. Et que le mot sexe soit le gouf­fre auquel surseoir. L’église. Comme deux paupières bais­sées sur les mains, paumes tournées vers le ciel, pour que la lumière con­tin­ue. Ain­si mar­chais-je encore, sous des nuages menaçants comme des chiens à trois têtes, et la foudre par­lait réelle­ment par ma bouche, quand le monde n’é­tait qu’un poème, sans cesse rejoué, écrit par un dieu schizophrène.

On tra­vaille sur un corps, une chair pleine de sang, on détoure, on forme, on épouse ce qui fait aura de toute irré­ductible femelle. Le sexe, le trou, la béance d’être, entre terre et ser­pent  : au ras. Et d’un corps-limaçon, frayant molle­ment entre les herbes hautes, sur la terre encore humide d’amour.

Inge­borg, Antonin, Arthur, et toi, Marce­line, vous m’avez sauvé d’un bel incendie rose. À cause de vous j’aime ce rem­part que le temps a dressé entre vous et vos mots. Je le veux con­quérant. Comme si vous imag­in­er était prouesse ou roman. Dans la nuit. Dans la nuit, près du poêle, dans la cui­sine, avec Hér­a­clite. Mais la nuit. Comme elle com­mu­nie, venue de là-bas. De là-bas où les chevaux tra­versent les mon­tagnes. Avec les por­teurs d’eau bleue du som­meil. Quand Inge­borg, Antonin, Arthur et Marce­line sont posés sous l’or­eiller comme qua­tre petits sous de faim, après que la petite souris… Tâtant ce corps au matin, se retrou­vant inchangé. Voy­ant s’ef­fon­dr­er une étreinte avec une femme sans vis­age, se réveil­lant là où j’al­lais entr­er en elle. C’est toute la nuit qui vac­ille, portée par des chevilles de cristal. C’est le con­cert de sa chute don­né aux étoiles. Pour autant d’or­eilles absolues. Comme si le dire était plus impor­tant que de le vivre. Et de recom­mencer, pos­er un pied nu sur le sol, se bat­tre, sachant que le com­bat ne va pas sans légèreté, saut de puce pour venir mor­dre l’ad­ver­saire à la cuisse. Et lui arracher trois fois la tête. Et en faire un «  être ou ne pas être  », de cette tête. Repos­er la ques­tion. Crâni­enne rai­son qui met la philoso­phie au tapis. Pourquoi hier était à la pluie, alors qu’au­jour­d’hui brûle un jaune soleil, dans un ciel sans nuages, comme un retour d’été ?

Elle avait des yeux gris pour la mélan­col­ie, des yeux bleus pour la clarté de ses dires, et des yeux verts, immenses, pour me regarder sous ses cils. Elle m’a don­né des yeux noirs quand j’ai vu les peaux mortes de l’amour. Car je sais qui je suis. Je suis par­fois comme un livre tiré à blanc. Je suis par­fois comme un chien dans une chi­en­ner­ie de ville. Je suis – et j’ai sou­vent espéré un aboutisse­ment de la ligne, un point par exem­ple. Que tout soit terminé.

Mais une ligne a des nervures qui la pro­lon­gent en ombres, et je songe à ces feuilles d’au­tomne aux yeux couleur de terre et lignes brisées.

À l’hori­zon, un navire som­bre. Lais­sant le pro­fi­lage d’une trace éphémère. Avec de grands bouil­lon­nements d’éc­ume. Avant de dormir sous la chair du sable, et quelque gravier d’âme venant à taper, selon le courant, con­tre le métal en défaite. C’est le naufrage roman­tique si tu n’es pas cap­i­taine de tes émo­tions. C’est le recours aux mots qui a per­du. Son dra­peau blanc, tout mité. Comme le rideau ond­ule sous le vent, à la fenêtre. Comme, et jamais ain­si. Comme Paul et Inge­borg, à quelques années d’é­cart. Et toute vie. Et toute mort dilacérée.

Paul, mon verseur d’eau. Lut­tant con­tre les fos­soyeurs d’é­toiles dans la langue du bour­reau. Et écrivant sur un sur-place  : le poème. Sur un non-dit  : le crime. Sur la douleur et sa juiv­er­ie. Plaçant des pier­res de touche. De sorte que poème, crime et douleur se tien­nent à l’étroit dans le plac­ard qu’il rou­vre chaque fois qu’il écrit. Et qu’en son absence, il demeure fer­mé. Plein de vio­ls, de cris, de balles dans la tête et de camps. Quand Paul se jette dans la Seine, il périt par son élé­ment  : l’eau. Paul, mon Paul. Et la dernière cig­a­rette d’Ingeborg…

La petite mai­son de Franz où chaque geste a sa place, où les mots se ser­rent con­tre les mots dans un car­net noir, jusqu’à son séjour de huit mois à Zürau, chez sa sœur, où le blanc va gag­n­er, con­tre le noir de l’en­cre, sous forme d’e­space­ments entre chaque apho­risme écrit con­tre la tuber­cu­lose. Lui, l’écrivain de l’im­passe, de livres qui ne peu­vent être achevés, se voit écrire un résumé spir­ituel de son com­bat avec et con­tre le monde. Sa mort attend d’en­tr­er qui le suit comme une ombre. Aucun dia­mant aujour­d’hui, mais l’om­bre verte d’un arbre par la fenêtre, et quelques lignes arrachées à la mal­adie de l’être, à la plainte du vent dans les feuilles, et à toutes ces choses du quo­ti­di­en qui se font avec de plus en plus d’ef­forts, de sorte que les gestes minus­cules, élé­men­taires comme se ras­er, faire sa toi­lette ou même respir­er cor­recte­ment ont pour entrave une cer­taine gêne, un cer­tain malaise. C’est la mort qui écrit la dernière ligne. C’est elle qui finit le livre  : «  Le monde va s’of­frir à toi et jeter son masque, il ne peut pas faire autrement, il se tor­dra d’ex­tase devant toi. »

***

 

Toi qui écris, entre les qua­tre murs qui te regar­dent, avançant des mots dans une pièce som­bre, imag­i­nant la mer, le sprint des vagues jusqu’à la plage, et son sexe de corail sous sa robe de bure, toi qui écris, ne sus­pends pas ton geste, ne ferme pas les trois fenêtres qui ren­voient le ciel au ciel, ne cesse pas de regarder les dernières flaques, sur la chaussée, qui témoignent de la pluie. La pluie sera ta réponse, la pluie qui tombe sur un mur de pier­res mangées de lichens, la pluie qui engrosse la terre et étage le vert, comme les tach­es gris­es sur la mer étagée. Ta petite sœur la pluie. Alors qu’un soleil liq­uide dif­fuse une lumière qui détru­it le monde. Alors que dehors des mil­liers de vis­ages hantent les rues, tu écris, toi, dans l’ou­bli de ton pro­pre vis­age. Pour détour­er les traits intimes du poème, comme Paul, comme Inge­borg, Antonin, Arthur et Marce­line. Comme Franz. Comme toi qui n’es rien encore ou si peu, mais à grandir dans le flot. Comme une mer d’huile. Comme une mer d’en­cre. Et comme la rame colle aux étoiles, à la sur­face de l’eau. Toi, tu écris. Inlass­able­ment. D’une main de gloire. Et tu ne le sais pas, bien évidem­ment. Tu écris comme si Dieu se retour­nait dans tes entrailles chaque fois que tu accouch­es d’un silence.

 

Toi, qui n’es pas encore – rompu par la croix de ta sig­na­ture anal­phabète, non douée de corps. Toi qui n’as pas encore d’om­bre – ce pou­voir froid de ce qui fait corps – et qui par ton som­meil incline un vis­age sur une poitrine envahie de nuit, mais de nuit noire, pen­dant que corps se forme. Corps de toi, ton corps, cette idée de pen­sées empris­on­nées dans un cer­tain con­tour, avec un nez, une bouche, des yeux super­posés au vide de ta nais­sance. Toi, qui n’es pas encore, lorsqu’un vis­age advien­dra, prends-le, ce sera le tien.

Toi, qui fus Fri­da, Pablo, Manuel, Inge­borg, Marce­line ou Charles, rejoins le grand corps qui agite sa chevelure  : la Voie Lac­tée. Enfer ou par­adis, le chemin est le même – on va là où l’on est appelé. Toi, tu iras au ciel par l’échelle qui mène l’ac­ro­bate sur le fil – quand la plus haute peur et la plus belle énergie font corps. Car, une âme dans un corps, qui n’en rêverait pas ?

***

 

Sur l’au­toroute, tout à l’heure, un ciel bar­ré de grands nuages noirs comme des panach­es de fumée, tan­dis que sur la gauche, on pou­vait voir une val­lée illu­minée, comme un trou de lumière à l’hori­zon. Un temps lourd, sur le point de vir­er à l’or­age, à la colère blanche et noire d’un dieu. Plus loin, en approchant de la ville, les quelques nuages qui demeu­raient se bat­taient avec des per­cées lumineuses, s’en­tre-déchi­raient et lais­saient des lam­beaux d’eux, comme des peaux, dans l’air, et l’air avait un fond d’une insouten­able douceur. Aus­si le sen­ti­ment grandit en moi d’avoir lais­sé un peu de pluie là-bas pour le soleil d’i­ci. Et l’im­pres­sion d’avoir pleuré là-bas les mêmes larmes. Il est un mur mitoyen entre la peine et l’amour. Si tu ne le perces pas, tu es d’un côté ou de l’autre. Rien ne se mêle ni n’épouse. Un mur est aus­si un mur. Et, le ciment, c’est le cœur.

Voir un renard se sur­pren­dre à être vu, c’est voir quelque chose qui n’ex­is­tait que dans les rêves – c’est voir le mer­veilleux tress­er des visions comme des bou­quets d’orchidées, coupées nettes, à la racine. 

Un jour j’ai vu un chat porter dans sa gueule un oisil­lon tombé du nid, puis l’amen­er à sa maîtresse, sim­ple­ment pour qu’elle répare l’aile blessée. Ce jour-là plusieurs oisil­lons tombaient du nid – tous portés dans la gueule du chat jusqu’à la maîtresse, en offrande, car rien n’é­tait trop beau pour elle. La cloi­son de peau qui nous sépare du monde, qui fait qu’il nous heurte un peu moins, la cloi­son de peau, c’est le cœur qui bat en sour­dine, c’est le cœur qui bat, le silence, puis rien – qu’un trait tiré sur le vide sidéral d’être dis­sout, de retourn­er au rien abyssal de nos journées, de nos jardins aban­don­nés, quelque part, là où l’on ne sait pas. Et de remerci­er le chat pour sa sagesse enflam­mée. Et de remerci­er le feu dans le chat.

***  

 

Main­tenant, je voudrais imag­in­er Arthur enfant, bour­reau de tra­vail, génie, génie pro­posant en sus à son pro­fesseur une ver­sion latine de sa copie, tou­jours étince­lante, c’est-à-dire qu’Arthur est déjà Rim­baud, très tôt dans sa vie, comme un samouraï qui veut gag­n­er toutes les guer­res, et les gag­n­era, toutes, ou qua­si­ment. Celle qu’il n’a pas gag­née l’a per­du, l’a tué. Une chute de cheval, une cer­taine nég­li­gence quant à soign­er cette jambe, le ciel, la mer, Mar­seille, et cette mélan­col­ie attenante, ten­ant si fort au ven­tre. C’est-à-dire  : lorsque ce qui ne devrait pas être là est là. Lorsque ce qui n’est pas là est là. «  Lorsque tu dis quelque chose, et que dans ta parole vient mon­ter un orage, tais-toi, ne dis plus rien, pars, va-t’en loin de toi  » dit Arthur enfant. Et Rim­baud, au Harar, payé en grains de café, de ce «  mau­dit café  », la mis­ère ici étant plus lanci­nante, le marcheur étant plus dérouté quant à l’é­toile à laque­lle se fier, tant elles sont nom­breuses, comme une poignée de fan­tômes appelée à don­ner une dernière représen­ta­tion, le temps d’une nuit, et les let­tres de la famille Rim­baud, pour toute richesse, et surtout, dans la tête, une mélodie. Ta. ta. ta. Ta. ta. ta. ta. La traduire en mot, la suiv­re tou­jours, même en la quit­tant, tel sera le secret de Rimbaud.

***

 

Toutes les chan­sons par­lent d’amour. Pour dire les mêmes mots de la folie, du départ, de l’ab­sence. Quand elle s’en va, c’est lui qui pleure, qui serre du vide entre ses bras. Quand il en aime une autre, c’est elle qui fait tout pour le recon­quérir. Car recon­quérir l’amour per­du de l’amour, là est le but, le chem­ine­ment. Toutes les chan­sons par­lent d’amour. Jusqu’au non-sens. Je t’aime, tels seraient les mots les plus nus de la langue française. Ceux qui touchent directe­ment à l’âme. Déclar­er son amour, c’est entr­er en guerre con­tre la médi­ocrité du monde, de ce qu’il devient, et c’est réelle­ment pour le recon­quérir, pour le réen­chanter, ce monde, que l’on dit «  je t’aime  » à quelqu’un, en don­nant l’ex­clu­siv­ité d’un sourire. Je crois qu’Arthur Rim­baud n’a pas pu être aimé à sa mesure. Je crois qu’An­tonin Artaud n’a pas pu être aimé à sa juste mesure. Etc. Je revois la face lavée de lumière d’Inge­borg Bach­man. Les let­tres de Paul Celan qué­man­dant un mot d’elle, et elle qui tarde à répon­dre parce que la vie la punit. Elle est le feu, lui l’eau. 

Toutes les chan­sons par­lent d’amour. Quand elle rêve de lui, quand il l’ap­pelle dans la nuit, quand il vient, quand elle se laisse embrass­er, caress­er, puis lorsqu’il s’en va, lais­sant der­rière lui un incendie de ros­es, et son absence plus grande que le monde, quand elle pleure, quand elle tape avec ses poings, puis quand elle n’en dort plus. Par­ler de l’amour à un enfant au crâne rasé, il le faut. Par­ler d’amour à celle qui pleure, sur la plage, les genoux au men­ton, regar­dant l’océan. Par­ler d’amour au bour­reau. Comme il est là, cet être, dans les Illu­mi­na­tions et autres petits cail­loux de Rim­baud, cail­loux semés sur un chemin, avec peu de halte, de la marche, mais de la marche. Là – dans cette clair­ière, sous­trait au monde, il l’est pour tou­jours, mais seul. Seul comme Dieu. Car même s’il est ici adulé, il est seul là-bas. Comme per­son­ne avant lui. Non, per­son­ne n’a été aus­si esseulé que Rim­baud. Pour­tant, il lui fal­lait porter la terre.

Dans sa langue votive et sa langue lilas, il le dit  : «  Je reviendrai  ». Et, comme ça, Rim­baud revient tous les jours, douce­ment, à la vie. Ses lèvres s’en­trou­vrent. Il va dire un mot. Il hésite. Il décide de se taire, de ne rien dire d’autre qu’un regard tem­pête, qu’un sourire entre l’ironie et l’affront.

Non, Rim­baud n’est pas mort. C’est Arthur qui l’est.

***

 

Comme après un coma, l’odeur d’une rose, ce matin. C’est à peine si je pressens le cours des jours, les lèvres rouges.

Une flaque de lumière sur le car­relage, ce matin, m’a touché comme la plus brûlante des let­tres d’amour. Cette lumière était adultère, puisqu’elle aimait aus­si toute la ville, où elle avait habi­tudes, amants et maîtresses.

Quand tu es seule la nuit, c’est l’in­fi­ni qui te regarde, et tu ne le sais pas.

C’est la goutte d’an­goisse dans le quo­ti­di­en des gens  : être face à un som­meil qui se refuse, être face à la nuit d’une cham­bre qui n’est qu’une grotte ajourée.

Où l’on peignait autre­fois. Où le mur était plus irréguli­er, en chem­i­nant. Où les mains négatives.

***

 

Ma grand-mère m’a dit, il y a quelques min­utes, que je n’avais jamais rien fait depuis trente-qua­tre ans, que du vent. Le vent ne se perd jamais, aurais-je pu répon­dre, mais je l’ai quit­tée vio­lem­ment, j’ai dit des mots que je pen­sais au moment où je le pen­sais, des mots que je me suis empressé d’oublier.

Une rose, sur la table. Seule rescapée de l’oura­gan que ces paroles provo­quèrent en moi. Une rose à jupe plis­sée, en volants. Entre le rouge et le rose. Une rose atom­ique, prête à explos­er. Les plus bass­es feuilles, les plus mûres, me volent ma vio­lence. En font des courbes d’un rouge pronon­cé. Et mon cœur bar­belé d’épines. Une rose, sur la table.

Si sou­vent, nous ne sommes pas là dans ce que nous dis­ons. Nous sommes des ani­maux soci­aux, nous tolérons nos voisins, nous faisons l’amour à nos femmes, mais si sou­vent nous ne sommes pas là dans ce que nous dis­ons. Un autre par­le par notre bouche.

De jour en jour, d’heure en heure, la rose est la beauté inex­pliquée de l’ap­parte­ment. Elle a bu toute la nuit, dirait Franz, voyez comme elle se saoule encore. Oui, saoule de l’eau que je lui ai don­née. Et de la fenêtre ouverte lais­sant l’air cir­culer, et de la lumière du matin qui la frappe par la diag­o­nale, et du chat intrigué, qui la hume, qui en flaire l’arôme.

Il y a une présence de l’ab­sence. Je revois ma mère dans les yeux de mon père. Je revois un enfant peureux, ten­ant dans sa main droite un bras cassé, le gauche. Je revois toutes les choses qui ne revien­dront plus. Aus­si un des qua­tre murs est dédié à l’ab­sence. C’est un mur nu, une apor­ie. Je ne sais pas ce que c’est vrai­ment sinon la fin de la philoso­phie. L’animalisation.

Aus­si un des qua­tre murs est dédié à l’absence.

À l’ab­sence d’homme dans l’homme, et à toute femme cadenassée.

À ton absence,
plus que tout au monde.

Tous les malen­ten­dus courent dans les couloirs d’un grand hôpi­tal impro­visé, où les acteurs ont le vis­age et l’âme traqués par la mort, qui de ses ongles, qui de ses dents… Tous les malen­ten­dus courent dans les couloirs d’un grand hôpi­tal impro­visé. Où l’ac­trice se tue au troisième épisode. Où l’ac­teur tra­verse l’in­vis­i­ble. Je songe à Artaud, à Walser. À tous les sui­cidés de la société. Et à la mort pro­gram­mée d’un indi­vidu. Aux cheveux de blé d’Inge­borg. À Gérard de Ner­val. Aux révéla­tions qui n’ont pas pu être pronon­cées. Ite mis­sa est.

 

 

Le lit sem­blait bouger, les draps ond­uler. Puis les murs reculèrent. C’é­tait comme si l’e­space de la cham­bre se réin­ven­tait devant mes yeux. J’é­tais moi-même ren­du aux lèvres d’une plaie, d’une inci­sion aux ciseaux à ongle. Je cher­chais l’in­ter­rup­teur comme on cherche la sor­tie. J’éteig­nis. Le som­meil m’avala qua­si aussitôt.

Je me réveil­lai sans savoir ni qui j’é­tais, ni où je me trou­vais. Comme chaque matin. Et, comme chaque matin, les limbes me révélèrent, peu à peu, en se dis­si­pant, le sen­ti­ment de mon iden­tité. Sou­venirs de corps de femmes, d’un ciel ancien, de tem­ples détru­its à présent. Sou­venirs à touch­er de la main, à habiller de vête­ments mul­ti­col­ores, à peign­er, lente­ment, sans se souci­er des cheveux qui tombent sur le sol, annonçant un crâne nu sous le cuir. Mes souvenirs.

Je rêve que je suis allongé sous un grand tilleul, et que le vent fouille ma chevelure en la soule­vant. Je ne sais plus où j’ai enten­du cela  : «  La terre dor­mait nue, tour­men­tée, comme une mère  ». Tout ce que je sais  : ce sont des mots russ­es. «  La terre dor­mait nue, tour­men­tée, comme une mère  ». J’en­tends le bruit des bottes, des trains qui par­tent pour un hori­zon caché, et l’âme paysanne, son craque­ment d’amour en mourant. D’amour mourir. Les yeux russ­es. L’âme russe. Sous le talon de l’o­gre. «  La terre dor­mait nue, tour­men­tée, comme une mère ».

Je roulais, tout à l’heure, en l’ab­sence de ma présence ou en présence de ma pro­pre absence. J’é­tais assis, à côté de moi, comme une poten­tial­ité. À la place du mort, dit-on. J’é­tais assis, à côté de moi, à atten­dre que mon corps me réclame. Et la vitesse égal­i­sait les lignes. Puis je réin­té­grai ce corps. Si cette peau donne du grain, l’épouser, y vieil­lir. Ce n’est qu’une bouche, qu’un nez, deux yeux… Super­posés au vide. Comme la jeune Inge­borg apprend à enfon­cer son cœur dans les déliés de ses petits crachats d’en­cre vio­lette. Comme, et jamais ain­si. On est si loin des anges trompettistes.

Ce soir, en ren­trant, éton­né par ces ban­deaux ros­es déchi­rant les nuages, comme si le ciel avait pen­sé à moi – comme si ce rose, dur, sec et sauvage comme seul un enfant peut l’être, comme si ce rose avait été façon­né pour l’ap­pro­ba­tion d’un regard  : le mien. Ce rose, le ciel l’avait volé, après Rim­baud, à Marce­line Des­bor­des-Val­more. Je voy­ais déjà les pilleurs  : des poètes, des pein­tres pas­sant là, volant le rose en faisant des poèmes et des tableaux «  en regard  ». C’é­tait tout ce qui nous était don­né dans cette vie  : vol­er au rose sa cru­auté (car il est cru­el) et l’in­stiller dans une forme, même un sim­ple sou­venir. On empris­onne un peu le rose, oui, mais c’est parce qu’on le retient trop fort. Il suf­fit d’un moment de flot­te­ment, on roule une cig­a­rette et, au moment de coller la feuille, en redres­sant la tête, on s’aperçoit que le rose est par­ti, recou­vert par une épaisse couche grise, puis, très vite, par la nuit. Les tours s’al­lu­ment à l’hori­zon. La vie reprend son cours, jamais anéantie par tant de beautés.

***

 

Un roi, nu, en défaite, ten­ant dans sa main une let­tre d’amour qu’il adresse en son cœur à une reine pleine de poux. 

Sous la robe de la reine, le corps nu de la mort.

La défroque. L’in­time linge porté près du corps.

Et les sup­plices divers. 

***

 

La rose est en train de mourir. Elle s’af­faisse con­tre le temps. Quelques jours, avec si peu d’eau, c’est déjà beau­coup. Il fau­dra chang­er l’eau des fleurs, mon amour. Il fau­dra remet­tre toutes les pen­d­ules du monde à notre heure, mon amour – c’est ce que dis­ait cette let­tre d’une rose à une cui­sine ensoleil­lée, avant l’hiv­er. Avant l’hiv­er elle marche, un soleil sur la poitrine. Avant l’hiv­er il nous reste tou­jours un peu d’été dans le corps.

La rose est en train de mourir. Pétales au bord de l’invisible.

Ce monde où les collines vont boire à la mer, ce monde de chants d’oiseaux et de lumière dans les arbres ne doit pas être aban­don­né, mal­gré tout le mal que l’on s’est fait, mon amour, car nul autre que nous ne le fait aus­si bien. Quand mon orgueil épou­sait la courbe de ton sein. Quand un des qua­tre murs n’é­tait pas dédié à l’ab­sence. Quand l’ab­sence n’avait pas de corps, pas de prise directe entre toi et moi. Lorsque l’amour avait des yeux d’or pour voir les choses du monde. Bien avant que ces choses ne déploient leurs ombres. Bien avant d’ap­pren­dre à repér­er le singe dans l’homme, et tout ce qui monte à l’âme. Quand nous viv­ions de pas et de bais­ers dans la fraîcheur du soir. Ain­si, le noir venu, c’est le très pâle amant de la mort légère qui élève les étoiles comme un colleur d’af­fich­es. Ain­si, ce monde où les collines vont boire à la mer, ce monde où les chants d’oiseaux rin­cent le bleu du ciel ne doit pas être livré à la lâcheté et à la rudesse des hommes les plus médiocres, les plus pro­fana­teurs d’hori­zons. Il existe. Pour qu’il demeure, il faut tenir ce cœur du monde le plus éloigné du monde. C’est la seule manière de mourir le plus légère­ment du monde, que d’aimer. Pour­tant, dans la ville où j’écris plane tou­jours cette goutte d’an­goisse et la main qui lente­ment assassine.

***

 

Le chat courait à tra­vers l’ap­parte­ment comme un enfant acro­bate qui maîtrise déjà tous ses gestes. Il sautait sur la com­mode, deve­nait le roi des airs pour rebondir sur le lit, puis sprint­er jusqu’à la cui­sine, comme si tous les records restaient à homo­loguer. Soudain il s’ar­rê­ta dans ses cabri­oles, rede­venu le prince roux de la mai­son, le prince plus libre que le roi… Il regar­da longtemps le plaque­m­i­nier en feu à la fenêtre, y joua sa couleur, et par­tit dormir, en boule, sur un désor­dre de draps organ­isé pour lui. Il rêva sans doute à ce qu’il avait vu, à la fenêtre, c’est-à-dire à des vols groupés d’oiseaux grands et puis­sants, et à l’e­spoir que l’un d’en­tre eux s’é­gare dans l’ap­parte­ment, à sa mer­ci. Était-ce la nuit ou le jour  ? C’é­tait ici, en l’an quinze, à cette fenêtre rasée demain, et dont je ne saurai plus rien, que des sou­venirs plus ou moins pré­cis, plus ou moins forts. Chaque jour, à tra­vers toutes les per­son­nes qui meurent dans le monde dis­parais­sent autant de réal­ités tan­gi­bles. Ici, depuis toi, un des qua­tre murs est dédié à l’absence.

Tu sais, ici, rien n’a changé, la plus grande douleur côtoie la plus haute joie, mais la cica­trice que je garde à mon bras est rede­v­enue plaie, ouverte, béante, comme si le soleil caché d’un poème ne suf­fi­rait jamais à ensevelir le mal, de toi, de Dieu, des autres, vois-tu je suis peut-être mon seul enne­mi, ou le pire en tout cas, c’est un sen­ti­ment que je touche chaque fois que je me lève, oubliant quelques sec­on­des ce que j’ai fait ces derniers jours et ce que j’ai à faire aujour­d’hui, rien la plu­part du temps, faire chauf­fer du café noir, allumer une cig­a­rette à l’odeur de pâtis­serie (l’odeur de gâteau des Camel), nav­iguer dans l’at­mo­sphère enfumée de l’ap­parte­ment, rien, ou tout comme, mais ce matin, en ouvrant les volets, la lumière m’a léché le vis­age, a bu mes yeux, le soleil ne se cachait plus, tirant à décou­vert, il m’a visé, à mon front est né une étoile, et je t’ai quit­tée, j’ai vu le sourire d’une autre dans la clarté d’une vie sans événe­ment, il sem­blait vouloir dire quelque chose, ce sourire, quelque chose comme «  Tu es mon autre, ma peur, ma vir­ginité, mon inces­te, jamais je ne te ferai le moin­dre mal, alors espère, hèle le jour où l’on se ren­con­tr­era, tuons la mort avec de la beauté ».

Les yeux du chat fix­aient mes yeux avec une inno­cence telle que toute la vio­lence que je rete­nais en moi depuis des années s’est changée en un lac de ten­dresse. Douce femme vio­lente, que feras-tu avec mes yeux ? 

***

 

Une des plus belles his­toires d’amour que je con­naisse, c’est celle du poète Chris­t­ian Bobin et de sa com­pagne Ghis­laine, entrée dans la mort à quar­ante ans,et lui don­nant des nou­velles d’elle à tra­vers autant de choses infimes  : une incon­nue tra­ver­sant la rue et lui ressem­blant à s’y mépren­dre, sa voix enreg­istrée sur un dic­ta­phone réap­pa­rais­sant par enchante­ment, sa présence incon­testable dans toute joie, et les «  mil­liards de coups de couteau  » qui accom­pa­g­nent ces mir­a­cles. Vingt ans après, le poète écrit un livre illu­miné où chaque phrase la ressus­cite. C’est son amour, son empathie, pour une goutte d’eau qui se sui­cide dans l’évi­er après une longue hési­ta­tion, pour une pierre, un arbre, un lièvre apeuré sous la boîte aux let­tres, c’est son amour qui aigu­ise son œil. Et il rajoute  : «  Même nos erreurs, il faut les faire d’une main ferme ». 

La parole du sage est coupante et sur­prenante. Comme on s’en­taille avec une feuille de papi­er. Chris­t­ian Bobin écrit qu’il veut tuer Chris­t­ian Bobin. Ain­si les poètes comme les sages meurent plusieurs fois dans cette vie. Ils se tuent ou on les tue. Ou  : ils se tuent plutôt que d’être tués. Mais j’en­tends tout autre chose dans cette phrase  : «  Je veux tuer mon nom, pas qui je suis, je veux tuer ce que les gens ont fait de Bobin – et rede­venir Chris­t­ian  ». Ce sont les mots de la vie qui com­mence. La vie plus prég­nante que l’i­den­tité. La vie où l’on oublie qui l’on est en écrivant une let­tre rouge bais­er à des lèvres dont on n’ar­rive pas à oubli­er le goût. 

***

 

Les lèvres des mots et les lèvres des baisers.

***

 

Ce soir, je pense à tous les jésus des hôpi­taux psychiatriques.

Chris­t­ian Bobin a écrit une let­tre à Antonin Artaud, des années après la mort de ce dernier. Artaud, c’est le Cri. Chris­t­ian Bobin lui par­le comme à un intime, mais à dis­tance. Il apaise le cri, ne serait-ce qu’un instant.

Une sai­son en enfer et les Illu­mi­na­tions. Pre­mier et sec­ond tes­ta­ment. Deux par­o­dies bibliques.

***

 

«  Chaque jour, je pleure en t’aimant,
je souf­fre après toi en te regardant,
mes yeux devi­en­nent cendre,
ils savent qu’ils ne te ver­ront pas.

Mais de toi coule l’amertume
comme la tran­quille fumée dans le ciel,
le jour s’en­roule comme une feuille fragile,
un oiseau désar­mé de son chant.

Les prières se posent sur moi,
pas­sagères, ah  ! passagères.
Com­bats élémentaires,
anx­ieux, solitaires.

J’ap­prends par cœur le corps
et je sais. L’âme, on le voit bien,
est encore là, mensongère,
elle agite en moi la mort.

Dans le gouf­fre som­bre des songes,
je te cherche et je brûle,
les mains, je les ai en vain,
tel l’oiseau qui souille son nid.

Peut-être en silence,
peut-être en souffrance,
mais que faire, si je men­ace la nuit,
je n’y vois plus assez.

Et je suis aus­si hardi
que des mains qui attachent
aux cheva­liers des cocardes
mais ne croient pas en leur force.

Et je suis un tel titan
que, lorsqu’il n’est besoin de parole,
je ne sais pas créer le ciel,
avec l’amour dans les yeux. »

Ce sont des mots de juin. Ce sont des mots de juin 1942. Ils sont écrits par un résis­tant polon­ais, Krzysztof Kamil Baczyn­s­ki. Le titre du livre  : L’in­sur­rec­tion angélique. C’est deux ans avant sa mort effec­tive – une balle alle­mande l’ar­rêtera, lui, pas ses poèmes qui seront sauvés et cir­culeront, seront con­nus par quelques âmes pau­vres que le livre aug­mentera au cen­tu­ple, même si l’âme est ce qu’elle est chez cer­tains, ceux qui n’ai­ment pas les soleils noirs que jette sans cess­er le poète, des phras­es qui tuent plus vite que les balles ou qu’une grenade sur le cœur, mais qui ressus­ci­tent aus­si. Il faut tra­vers­er l’en­fer pour se ren­dre au paradis.

 

 

Je suis comme un enfant aban­don­né, dans une gare, au milieu d’une foule de gens qui passent et qui ne s’ar­rê­tent pas

Quand je t’ai quit­tée, la soli­tude s’est con­viée à ma table pour manger sa soupe de fèves. La nuit aus­si était mon hôte. Et quelques étoiles qui m’é­clairaient de là-haut et que je savais mortes. Je regret­tai les yeux noirs, les cheveux noirs, la peau blanche. Je regret­tais les heures où tu écrivais à ven­dre sous tes yeux. Ces heures où tu étais à la fois la princesse et la prostituée.

Mes pro­fesseurs de cha­grin étaient la pluie et le vent.

Depuis que nous dor­mons ensem­ble, ma soli­tude et moi, je trem­ble autrement.

J’al­lais sou­vent voir l’ab­sence – et j’ai mangé mon pain gris sur ton épaule, mon amour, parce que je suis comme toi.

Main­tenant, je reviens aux pier­res, à leur ombre de lou­ves noires.

Aus­si, dans la nuit de la pierre, la peine est prépondérante.
Les pier­res souf­frent de ne pas parler.
Elles cherchent un rien, une main d’en­fant qui les jet­terait très loin.
Elles veu­lent con­naître le ciel, l’élan.

C’est toute la dif­férence entre vivre et exister.

Je voudrais voir encore une fois la riv­ière rouler ses cail­loux de cha­grin, encore une fois, et revoir le ciel bleu, une dernière fois, en fer­mant les yeux, tout à l’heure, avant de m’en­dormir. Revoir l’é­tang, les canards sauvages, le château, la vierge regar­dant vers la terre, la rose, la plus belle des femmes, le front d’al­bâtre des choses à tâtons dans le noir.
Mais, si j’a­ban­donne, la si sim­ple pen­sée de ne vouloir rien me donne tout.

Dans la nuit qui nous arrache le cœur, nous tenons dans nos mains un poème dont la flamme nous éclaire comme une bougie que l’on allume avant de mourir, pour aider l’âme à mon­ter à l’échelle posée con­tre le ciel.

Il y a des nuits qui bril­lent d’une lumière sur­na­turelle, ayant à n’être rien, un guet, une roue tra­ver­sière, une extase de feuille morte, et étant tout cela à la fois. Un titre de René Char  : La nuit tal­is­man­ique qui bril­lait dans son cercle.

Pour celui qui déporte les étoiles au pla­fond de sa cham­bre, loin­taine est la poignée de men­the sauvage qu’un enfant qui n’est plus lui frois­sait entre ses doigts, pour en délivr­er la senteur.

La lumière est terrible.

Je me demande tou­jours si c’est le rêve ou la vie.

Pren­dre l’en­fant que l’on a été dans ses bras.
Lui par­ler de la vie sans lui.
Puis revenir à la terre,
à notre ombre sur l’étang.

Je n’ai qu’un mot. Mais nous nous sommes épousés, enfants de la mort franche et de la nais­sance abrupte.

Tu m’as don­né le pou­voir d’ou­vrir l’aile pro­fonde qui avait longtemps som­meil­lé sous ma peau. Égale au som­meil de l’an­cre au fond des sables.

***

 

J’ai croisé une fois de plus le chemin de cet homme aperçu si sou­vent dans la ville. Un homme tou­jours seul, qui sem­ble combler cette soli­tude par une mobil­ité con­tin­uelle. Ain­si l’ai-je vu absol­u­ment partout, sur le port, le marché, dans la grande zone com­mer­ciale, marchant d’un pas calme, le vis­age neu­tre, d’un âge indéfiniss­able et avec quelque chose peut-être de hiéra­tique, de supérieur. 

Je tra­ver­sai tout à l’heure le grand restau­rant vide. Il était là. Je lui ai souri. Il m’a ren­du ce sourire. Son sourire, ce soir, c’est ce qui me garde de ma mort. Ce qui me garde de ma dis­pari­tion future parce que, à l’in­stant où il l’amorce, cette dernière vole en éclats. L’air peut passer.

***

 

Gia­co­mo Léopar­di, poète de l’in­félic­ité, a cher­ché dés­espéré­ment dans cette vie un ami sincère, intè­gre morale­ment et intel­lectuelle­ment, sans suc­cès. Con­damné à vivre cour­bé, il par­le du néant de lui-même, il s’an­nonce «  mûr pour mourir  ». Cette soli­tude, chez lui, l’amène à vivre dans la plus grande afflic­tion. Ses vers ne seront pas com­pris par ses con­tem­po­rains, le con­damnant dou­ble­ment et trou­vant ses poèmes trop tristes – car cer­taines per­son­nes n’y aimaient pas leur pro­pre reflet, cri­ant de vérité. Gia­co­mo écrivait des ros­es en réal­ité, mais l’on n’en gar­da que les épines. Son phrasé est vif, intel­lectuel mais intel­li­gi­ble, poé­tique mais avec un fond tou­jours philosophique. Il ne fait pas que poé­tis­er, il dénonce, se révolte, tire des con­clu­sions comme autant de fulgurances.

Je crois que lui non plus n’a pas pu être aimé à sa juste mesure. Je crois aus­si que nous n’avons pas à deman­der à être aimé  : l’amour nous est don­né de nais­sance ou ne nous est jamais don­né. C’est tout sim­ple­ment la rançon du génie que la faille. 

***

 

L’a­mande amère d’une épaule que l’on voit s’éloign­er par­mi la foule, l’ab­sinthe d’un sourire qui ne vous était pas destiné.

Bâtir avec peu de pier­res une demeure pour le cha­grin, et l’a­ban­don­ner d’un geste en ouvrant des mains étroites.

Si tu por­tais mon vis­age, tu caresserais ma poussière.

La mort mur­mure par la bouche du vent.

Pou­voir dire des mots très bas, der­rière l’é­paule de la terre, laiss­er la friche tra­vailler en soi et hors de soi, là où le print­emps se pré­pare  : sans urgence, sans rage, pas sans l’eau qui coule au creux des mains.

Sur le drap d’étreinte, elle laisse à son amant un soleil.

Le bleu du pan­talon, c’est un peu de ciel, n’est-ce pas ?

Je ne peux pas te don­ner le par­adis, mais une âme légère quand tu danses.

Une tache bleue perce le ciel – un trou dans l’é­ten­due grise.

J’é­tais comme toi  : un enfant. Je ne savais pas haïr.

Je pleu­rais. Je voulais une âme, pour verdir dans l’herbe, une âme, mais pour qu’elle soit le trois-mâts. Je voulais sor­tir de moi, trou­ver ma pous­sière natale.
Je pleu­rais.
Je voulais une âme, pour épouser l’air, une âme.
Je ne pleu­rais plus de larmes.
Je pleu­rais de la lumière.

Comme elle, qui a telle­ment souf­fert que son corps s’est totale­ment asséché. Elle meurt d’amour char­nel sans la chair d’au­cun autre que lui. La mort est un enfant invis­i­ble qui lui joue des tours et tourne autour d’elle. Mère et fille aînée de sa peur. Éter­nelle violente.

Lui par­ler de l’en­fant qu’elle n’a pas pu être, avec des mots très bas, très doux, dif­férant le jour où la terre se retourn­era, et faisant de cette terre un ter­reau. Lui par­ler de l’en­fant qu’elle n’a pas pu être.

Qu’elle prenne la petite fille dans ses bras.

Inge­borg, cette femme qui gar­dait des mèch­es de vos cheveux d’en­fant est bien votre mère, oui. Elle a vieil­li dans le coin d’une pho­togra­phie de l’an­cien temps  : le temps de l’in­sou­ciance. Elle a bâti sa demeure dans le froid du monde de l’in­térieur. Il y a entre elle et vous ce rem­part de papi­er et une main d’or pour éten­dre les mots sur la page, comme elle étendait vos habits de petite fille. Il lui reste encore un peu de blondeur entre les doigts. Vos cheveux de blé, Ingeborg.

Je ne sais rien, ou très peu, des mal­heurs et des joies qui furent vôtres, mais je lis votre vie dans vos poèmes, et vous guidez un peu ma main quand je par­le de vous, invis­i­ble comme le souf­fleur. On écrit tou­jours à rebours. Sur des décom­bres. On plaque du silence sur des faits bruts. Je sais cela de vous, Ingeborg.

Et tout ce que je ne sais pas rajoute à l’é­trange d’avoir à le dire, mal­gré tout  : quand vous étiez du feu d’au­tomne et des arbres rouges, chère Inge­borg. Quand vous dis­paraissiez sous vos paupières. Quelques cheveux blonds, un regard qui fait feu, vos cheveux, votre regard. Et tout ce que je sais fait office de planch­es recou­vrant le vide, alors il y a des absences, comme ces tach­es brunes, en haute mon­tagne, annon­cent autant de trous sous le pas. On ne se promène pas comme ça au par­adis  : les pentes sont abruptes, la descente sèche – après la mort, la marche continue.

 

 

Écrire, c’est laiss­er la main promen­er, faire d’elle-même les liaisons entre l’œil et le cœur, entre le son et l’or­eille. J’é­cosse des mots pour en prélever les pois. Je rature dans le dic­tio­n­naire le mot «  dis­pari­tion  ». Je n’ai réelle­ment accouché de moi-même que sur la table d’écri­t­ure. Ma vie a suivi. Regardez-moi, je suis le vent, le cachet d’aspirine qui se dis­loque en bul­lant dans l’eau du verre, la main qui dénoue la chevelure et qui écrit sur les seins, rien en somme, oui, du vent, des rafales, beau­coup, des sec­on­des de froid vio­lent qui vous glacent les os.
J’écris ce livre pour cern­er – dans le sens mil­i­taire du terme – pour cern­er l’ab­sence allais-je dire. Pour, peut-être, à la fin, ne retenir que la joie d’écrire. La joie d’écrire le jour­nal de bord d’une série de dérives  : l’ex­is­tence d’un être. Je me man­quais. Je n’é­tais plus dans ma vie. J’étais.

J’é­tais assis, tout à l’heure, sur un banc, au parc. L’opac­ité du ciel  : promesse d’or­age, de giboulées. Soudain, le vent souf­fla un peu plus fort – on enten­dit un bal­ance­ment com­mun et tous les arbres se mirent à per­dre de gross­es poignées de feuilles dan­sées par le vent, tombant par terre avec un bruit si déli­cat, si par­ti­c­uli­er, pareil à celui de la bal­ler­ine qui glisse imper­cep­ti­ble­ment, qui feule tout doux. J’ai vu et écouté la pluie d’a­vant la pluie, le con­cer­to impro­visé d’une troupe de danseuses et d’ac­ro­bates. «  Sauve-moi de moi  », devrait dire tout amour. Ces feuilles, que l’on dit mortes désor­mais, m’ont sauvé de moi. J’ai fait quelques pas de côté en m’en allant, pour ne pas froiss­er leurs visages.

Leurs vis­ages de petites filles jamais apeurées par la grâce qui les touche et les con­damne à l’éternité.

Je me réveil­lai dans ma cham­bre d’en­fant  : devant mes yeux apparut l’év­i­dence d’une femme en drapé, me regar­dant – non, c’é­tait plus que ça  : elle savait mon secret, mon iden­tité pro­fonde, et me la dévoilait en appa­rais­sant – une femme bleue, dis­parue le temps d’un bat­te­ment de paupières. J’avais dix ans, j’avais décidé d’ar­rêter de jouer. Je n’en ai pas par­lé. À per­son­ne. Pen­dant dix ans. Je l’ai lancé comme ça, un secret, et mon père m’a révélé le sien  : dix ans aupar­a­vant il l’avait vue, la femme bleue. De l’autre côté de la cloi­son. En se réveil­lant, un matin. Et mon grand-père me dira un jour qu’il a vu sa mère morte depuis des années. Sans avoir peur. Jamais.

Cet enfant que j’ai été m’a accom­pa­g­né dans ma for­ma­tion. Longtemps je l’ai tu, j’ai nié sa vie. Il y a deux vis­ages, ceux de mes par­ents, pour for­mer mon vis­age. Y com­pris tout le roman géné­tique, les yeux bleus que j’au­rais pu avoir, et tout ce que je n’ai pas, tu, tué, nié, volé, détru­it. Dans d’autres vies j’écrivais déjà d’être là. D’être l’éter­nel enfant. Je n’é­tais pas né tout à fait. J’étais.

Ce matin, le jardin sans défense devant un soleil géant – prêt à réchauf­fer l’hiver.

Stèles sans morts, comme au pied de l’arche du soleil. Stèles sans morts fanent en l’air – comme les roses.

Je sais tout comme vous, Inge­borg, que les jours d’an­tan ne revien­dront pas. Votre livre vous a fêtée lorsque vous l’avez quit­té. Vous avez tra­ver­sé la claire forêt où les pas des morts vous guidaient pour trou­ver chemin. Au bout du chemin, une lumière sur­na­turelle, comme vos cheveux de blé, Inge­borg. La mort a un goût de tabac blond, un goût de feu qui court, de feu qui prend, et d’un jer­rycan d’essence enfon­cé dans la gorge. Mais, votre main légère plane au-dessus, comme une patrouille aéri­enne. Votre main habil­lée d’un rien de grâce hyperboréenne.

Je suis venu te par­ler de toi, de ton cœur sous pel­licule, te par­ler de toi comme à tra­vers un gril­lage cousu de bar­belés déchi­rant l’air entre toi et moi, si bien que ta main n’ose plus ris­quer ton cœur à s’ou­vrir pour qua­si­ment rien, si ce n’est beau­coup de peines, des peines pro­fondes. Pro­fondes comme les lignes de ta main, amour. Que men­di­ais-tu, sinon un peu d’amour aux fêtes des lumières  ? La fin de l’amour, c’est la rage, c’est la corde rongée du sen­ti­ment. Tu ne veux pas com­mencer une nou­velle his­toire parce que tu ne veux pas qu’elle finisse pré­maturé­ment. Rien ne com­mence. Rien ne se trans­forme. Tout se perd con­sid­érable­ment, mon amie, ma chair. 

 

Entends-tu la phrase en marche, Ingeborg ?
La douleur, mon amie.

 

 

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