Vers la dernière des glaces.

 

 

Nous n’en avons jamais ter­miné de redé­cou­vrir le génie de Dante.

Et il est pro­fondé­ment sat­is­faisant, de ce point de vue, après la pub­li­ca­tion de son œuvre par la Pochothèque chez Hachette, sa paru­tion dans la col­lec­tion de la Pleïade, la tra­duc­tion inté­grale de la Divine Comédie à l’Imprimerie Nationale, la récente tra­duc­tion en poésie Gal­li­mard, d’avoir accès  à la pre­mière par­tie de cette dernière dans la col­lec­tion de la Petite Ver­mil­lon aux édi­tions de la Table Ronde.

Autant dire que nous sommes con­fron­tés là aux cer­cles de l’Enfer tels que nous les rend le poète d’origine belge William Cliff.

Dans une volon­té claire­ment affir­mée de nous ren­dre le texte facile­ment acces­si­ble en le débar­ras­sant « des noms inutiles ou des références fas­ti­dieuses ». Et il est bien vrai que, par­fois, Dante pou­vait se révéler rébar­batif par ses allu­sions à ce qui était cer­taine­ment évi­dent pour ses con­tem­po­rains, mais pou­vait nous sem­bler étrange­ment lointain.

Qu’on se ras­sure, pour­tant ; l’édition qui nous est ici présen­tée est bilingue – et il suf­fit de se reporter aux ter­cets d’origine pour retrou­ver, éventuelle­ment, tout de ce qu’on a voulu ain­si nous épargner.

On ne peut nier, d’autre part, que cette « idéolo­gie » de l’Enfer soit pro­fondé­ment mar­quée par les thès­es de l’Eglise médié­vale : on y trou­ve ain­si, suc­ces­sive­ment, tous ceux qui ont suc­com­bé à ce que l’on con­sid­ère alors comme les péchés cap­i­taux, et les « sodomites » y appa­rais­sent, par exem­ple, au troisième étage du sep­tième cer­cle, en com­pag­nie des usuri­ers, après les « rebelles con­tre Dieu » (ou, tout du moins, ceux que l’on tient pour tels), et avant, dans le cer­cle suiv­ant, les « simo­ni­aques » et les « devins ».

Sommes-nous sûrs que, aujourd’hui, nous auri­ons de ces vues-là ?

On ne peut toute­fois s’empêcher de relever que la descrip­tion (et donc le texte cor­rélatif) se fait de plus en plus pré­cise et cir­con­stan­ciée à mesure que l’on s’approche du repaire du Dia­ble, comme si le péché s’aggravait d’autant plus que l’influence satanique se précise.

Ou alors, de fait, plus on s’avance dans la décou­verte de fautes « innom­ma­bles », plus il est besoin de les détailler et d’en dress­er un  impi­toy­able tableau, et plus on a la pre­science du « prince de ce monde » qui se tapit dans son lac de glace ?

Car c’est bien une chose à relever : con­traire­ment à notre imag­i­na­tion cou­tu­mière, Lucifer, l’archange déchu, ne se com­plaît pas dans d’inextinguibles incendies, mais il est le maître du froid le plus insupportable.

Oh ! Je sais bien : on pour­ra tou­jours arguer que, dans la sen­sa­tion que nous en avons, « la glace brûle », mais il faut bien avouer que ce n’est quand même pas la même chose que de décou­vrir le Dia­ble au milieu des flammes ou se hissant à demi d’une éter­nelle gelée :

 

   « là l’empereur du règne de douleur,
Le torse à moitié sor­tant de la glace,
Se mon­trait dans sa monstruosité »

 

Et c’est une représen­ta­tion qui aura longtemps cours ! Il suf­fit de se sou­venir de ce que, au XVII° siè­cle encore, celui que nous tenons pour le fon­da­teur des sci­ences mod­ernes et le pre­mier des ratio­nal­istes, c’est-à-dire, nom­mé­ment, Galilée, con­sacr­era de très savants cal­culs à ten­ter d’évaluer la tem­péra­ture de cette glace…

Sans oubli­er que les « péchés » ont par­fois de très étranges attraits – mal­gré de qu’il est con­venu d’en penser et d’en décrire : il est impor­tant, me sem­ble-t-il, de relire entre autres tout le dia­logue de Dante avec Francesca da Rim­i­ni (dans le cer­cle des « lux­u­rieux »), pour con­stater l’intense nos­tal­gie qui s’en dégage, comme la « ten­ta­tion » de l’amour fou est quelque chose de prég­nant (la Vita Nuo­va n’est pas très loin !), et comme la poésie qui s’en dégage atteint qua­si­ment au sublime :

 

   « Un jour, par plaisir, nous lisions tous deux
Com­ment Lancelot tom­ba amoureux :
Nous étions seuls et ne soupçon­nions rien.

   Plusieurs fois nos  yeux cessèrent de lire,
Nos vis­ages changèrent de couleur
Mais ce qui nous vain­quit surtout ce fut

Quand nous lûmes que le sourire aimé
Fut embrassé par ce fameux amant :
L’homme à qui je suis ici enchaînée

   Du coup me baisa la bouche en tremblant.
Vous con­nais­sez l’auteur de cet ouvrage,
Nous n’en lûmes pas alors davantage… »

 

 

Oui, par delà les siè­cles qui ont passé, par delà bien des juge­ments très dif­férents, par delà la diver­sité des idéolo­gies rég­nantes, comme il est bon d’en revenir à celui qui fut l’un des plus grands poètes de notre con­ti­nent, et quelle heureuse ini­tia­tive que de nous en don­ner à lire l’essentiel dans une ver­sion à laque­lle nous pou­vons avoir, intel­lectuelle­ment, accès sans la moin­dre difficulté !

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