Les endormis vivent cha­cun dans leur monde.
                           Les éveil­lés ont un monde commun.

                                                                         Héraclite

 

   Claude Hart­man, pseu­do­nyme de Lydia Eske­nazi de Tole­do, a quit­té ce monde sans bruit pen­dant son som­meil, comme s’évapore l’essence d’une rose. C’était la nuit de Noël 2012, à Neuil­ly où elle résidait depuis longtemps. Un dia­bète l’avait affaib­lie. A près de qua­tre vingt dix ans, le cœur de ce poète sub­til, trop dis­cret, avait cessé brusque­ment de battre.

   Lycéenne, j’avais quinze ans lorsque je con­nus cette  « soeur aînée », à Paris. Nos poèmes com­mençaient à être pub­liés dans des revues. Nous brûlions du même feu dévo­rant pour la poésie, jusqu’à sa dis­pari­tion. Mais cette flamme ne peut s’éteindre.

   Nous fréquen­tâmes pen­dant longtemps les mêmes cer­cles poé­tiques, au Quarti­er Latin. Nous pou­vions y côtoy­er Jean Fol­lain, André Maris­sel et Jean Dif qui, comme Lydia, allait faire ses débuts aux Cahiers de Rochefort avec La voix publique, etc… Gas­ton Criel, aus­si — qui avait fait lire mes poèmes à François Augiéras, rue Bona­parte, où il l’hébergeait, et qui me le présen­ta sur un banc du square Saint-Julien-le-Pau­vre, près de Notre-Dame (C’était sous les fenêtres du bureau de mon père, l’un des pre­miers pio­nniers des oeu­vres sociales. Il pub­lia en 1959 Le Voy­age des Morts d’Augiéras, alors refusé partout).

   Nous étions assidues aux réu­nions de Mar­guerite Grépon, poète et roman­cière, Cette « grande dame », tou­jours à l’écoute ami­cale, avait fondé en 1953 la revue Ari­ane, Cahiers féminins. Son pro­pre cer­cle, Le Radar, dans le sous-sol d’un café proche de la fontaine Saint-Michel, atti­rait surtout des poètes : Mau­rice Fombeure, Angèle Van­nier, Jean Vodaine, Charles Le  Quin­trec.  Mais on pou­vait aus­si y crois­er Mar­guerite Duras ou Cather­ine Paysan.

   Avec Lydia, nous étions insé­para­bles. Nous parta­gions les mêmes rêves et notre reli­gion du thé. Nous échan­gions man­u­scrits, adress­es, livres, dis­ques et car­nets. Nous aimions y recopi­er des pas­sages de nos poètes préférés : Rilke, Pierre Reverdy, Saint-John Perse, Patrice de la Tour du Pin, etc. Nous lisions aus­si La pesan­teur et la grâce de Simone Weil, Les nour­ri­t­ures ter­restres d’André Gide, Le rivage des Syrtes de Julien Gracq et Un musée au Sahara  de François Augiéras, alors incon­nu, mais que venait de saluer Yves Bon­nefoy dans Les Let­tres françaises. 

   Lors de nos immer­sions dans le petit monde lit­téraire d’alors, nous nous fai­sions sou­vent remar­quer, sans le vouloir, par notre réserve, notre com­plic­ité ou bien nos gaffes mon­u­men­tales, qui déclen­chaient par­fois exclu­sions ou fous rires. Un de nos édi­teurs, René Leuck, un peu voyeur et per­vers, nous avait surnom­mées « Les curieuses demoiselles ».

    Ravis­sante, Lydia était petite, très menue, les yeux de braise, les cheveux courts, bruns et bouclés, tou­jours vêtue d’un chandail et d’un pan­talon noir. Mère de deux enfants, à plus de trente ans, elle parais­sait en avoir à peine dix huit.

   D’origine séfa­rade espag­nole, c’était un elfe, un androg­y­ne intem­porel dont la grâce ambiguë, incon­sciente, frap­pait ceux qui l’approchaient. Bien que très incar­née, espiè­gle et gour­mande des êtres et des belles et bonnes choses, cet être inso­lite ne vivait — à part ses enfants — que pour la poésie, son Eden dans un océan d’épreuves. (Entre autres, je l’appris bien plus tard, elle pre­nait soin d’un jeune frère hand­i­capé, ten­drement aimé, qui décé­da en 1984.)

   Lydia sem­blait venir d’ailleurs. Ce qui me séduisit, d’abord, c’est sa sim­plic­ité, sa spon­tanéité et sa voix,  juvénile, douce et chaleureuse, qu’elle con­ser­va jusqu’à la fin de ses jours.

   Der­rière le car­ac­tère enjoué se cachait une sphinge à l’immense cul­ture, insa­tiable de lit­téra­ture, d’art, de musique, de spir­i­tu­al­ité, etc. Toutes les philoso­phies, toutes les civil­i­sa­tions la fai­saient vibrer.

   Qui aurait dev­iné qu’elle était aus­si assoif­fée de Con­nais­sance ? Il fal­lait beau­coup insis­ter pour qu’elle se dévoile. C’est ain­si qu’elle me fit décou­vrir le poète et philosophe soufi Moham­mad Iqbal, né en Inde du Nord, à la fin du XIX° siè­cle. Elle le cite en exer­gue dans Le jardin lumineux :

               Que chaque atome de ma cendre
               Soit un cœur inqui­et.

   Engagé dans l’action, au Pak­istan, ce poète con­sti­tu­ait pour elle  l’archétype de l’Homme vrai.

   « Sa vie fut un com­bat con­tre la pau­vreté, le défaitisme, la fatal­ité détournée de son vrai sens, l’esclavage des peu­ples et le racisme. »

    Une des devis­es de Lydia était : L’Eveil. Aéri­enne de nature, elle se tenait par­fois à une telle alti­tude qu’on aurait, fugi­tive­ment, pu la croire faite d’une sub­stance céleste.

   Autres aspects de Lydia, que j’appelais ma lucide translu­cide : son farouche refus de tout com­pro­mis, sa ten­dresse, sa générosité, sa disponi­bil­ité, son indul­gence pour tous les êtres, même les plus cor­rom­pus, et son esprit de sacrifice.

   Après son divorce, elle renonce à rejoin­dre la Turquie, sa terre natale, pour y épouser l’homme qu’elle aime. C’est un écrivain d’Istanbul avec lequel elle vivait aupar­a­vant, à Neuil­ly, avec sa fille cadette. Com­ment  éloign­er de sa famille son trop jeune enfant ? Elle mon­naie ses tra­duc­tions, puis elle se con­sacre à la littérature.

 ***** 

   Pour sa biogra­phie, nous emprun­tons quelques élé­ments d’un résumé paru sur le site Poésie éro­tique.

http://www.poesie-erotique.net/LydiaClaudeHartman.html

   Lydia Eske­nazi de Tole­do naît le 23 juin 1923, à Con­stan­tino­ple. Son grand-père, Mar­cos de Tole­do, natif d’Andrinople, s’était fixé à Nice. Elle fait ses études sec­ondaires à Cannes, pour demeur­er cachée, en zone libre. Elle accom­pa­gne par­fois son père, dia­man­taire et joail­li­er,  dans des voy­ages, au loin. A vingt ans, elle  épouse un bril­lant élève archi­tecte, auquel elle donne rapi­de­ment une fille. Quelques années plus tard, une sec­onde fille voit le jour.

    Son pre­mier recueil de poèmes est pub­lié aux Cahiers de Rochefort en 1954 — tan­dis que le mien, Soifs, paraît aux édi­tions N.E.D. Encour­agée par Gas­ton Bachelard, Pierre Reverdy, René Char, etc., elle pub­lie suc­ces­sive­ment, de 1955 à 1959, Le petit homme en noir (Ed. Ned), Le feu courbe (Ed. José Mil­las-Mar­tin), Rumeurs et Noc­turnes (Ed. Lescoët).

   Elle détru­it ses man­u­scrits en 1960, à la suite d’un divorce qui la laisse avec peu de ressources — d’autant plus que sa famille vient de subir des revers de fortune.
Elle  élèvera seule sa fille cadette, mal­gré les dif­fi­cultés matérielles.

   Mod­èle de tact, Lydia n’y fait jamais allu­sion. Mais der­rière les choses tues, on perçoit une jeunesse dorée, une édu­ca­tion raf­finée, fleu­rant bon l’eau de Chypre et les fastes du samovar.

   D’apparence frag­ile, elle con­serve un cœur d’enfant. Elle se tourne l’avenir, avec « un désir souf­frant  de com­pren­dre le monde. »

   Elle pub­lie aux édi­tions Droz, en 1969 et en 1973, deux études sur Diderot, à pro­pos de sa cor­re­spon­dance avec Sophie Vol­land. Puis, com­mence le cycle de poèmes du Dieu secret en huit tomes, sous le nom de Lydia Claude-Hart­man,  (de 1973 à 1991) : Le dieu secret, Là où volent les tombes, L’heure inex­plorée, Le fleuve de verre, Eveil­lé végé­tal, Cail­lou s’al­lume, Errance et Racines, Le jardin lumineux (chez trois édi­teurs : Mil­las-Mar­tin, Arcam et Les Cahiers de l’Ar­bre, chez Jean Le Mauve.)

   Fin 1991 paraît Le jardin lumineux, sep­tième et dernier tome du Dieu secret. Il est dédié par Lydia à un mys­térieux Bernard. C’est son jardin secret. Seuls de très rares intimes savent alors qu’il s’agit du fils, issu d’un pre­mier mariage, d’un homme poli­tique de gauche (1907–1982). Son père,  célébrité con­nue pour sa droi­ture, est l’amour impos­si­ble qui  inspi­rait Lydia depuis des années. Bernard meurt en décem­bre, cette année-là.

   Je pos­sède l’exemplaire que Lydia s’apprêtait à lui envoy­er. Elle traça à la main, près de son nom, une fine croix. La dédi­cace précise :

   Pour Bernard M.F. (nom en toutes let­tres), décédé avant de recevoir ce recueil. Ses par­ents, Pierre et Lily, impul­sèrent le cycle du « dieu secret ».

  
    Après le deuil, elle étudie longue­ment la vie de Richard Wag­n­er. Puis com­mence une ami­tié pas­sion­née avec l’an­ci­enne actrice, roman­cière et muse Renée Saint-Cyr, une âme sœur, ou plutôt une mère,  qui réside à Neuil­ly, et qui pub­lie, elle aus­si. Son affec­tion lui fait décou­vrir la richesse intérieure de Lydia. Elle lui dédie deux recueils de poèmes, sous le nom de Claude Hart­man : Elle, l’ex­il et le refuge (Ed. Arcam, 2003) sous le signe de Théodore Mon­od : « Il faut être nomade pour trou­ver Dieu »), et Autop­sie d’un exil (Revue des Amis de Thalie, 2004).

   Leur suc­cède un essai, gorgé de poésie, Renée Saint-Cyr, une énigme solaire (Ed. ABM, 2007 et 2009).

    Cri­tique lit­téraire, éprise de per­fec­tion, Lydia col­la­bore à la revue catholique Résur­rec­tion, créée en 1956 par Mon­seigneur Charles, aumônier de la Sor­bonne et fon­da­teur du Cen­tre Riche­lieu. Elle en dirige le numéro 23, en 1983.

   Elle par­ticipe aus­si à la revue Créa­tion créée en 1971 par  Marie-Jeanne Dur­ry, qui con­sacra les dernières années de sa vie à  rassem­bler autour d’elle de pres­tigieux noms de la poésie, de la philoso­phie et de l’U­ni­ver­sité. (Née en 1903, Marie-Jeanne Dur­ry avait été la pre­mière femme élue pro­fesseur de lit­téra­ture française à la Sor­bonne, avant de devenir direc­trice de l’É­cole nor­male supérieure de Sèvres.)  Lydia pour­suiv­it  avec le poète uni­ver­si­taire Marie-Claire Banc­quart, qui dirigea les derniers numéros de cette revue à par­tir de 1981.

    Citons aus­si la revue Inter­mus­es, où Lydia pub­lia Les grands courants de la Poésie actuelle. (N° 8. 1980). Poète injuste­ment oublié, né en   l914, Irène de Saint-Chris­tol ani­mait un club de poésie, Place du Châtelet. Dans sa revue, dont elle assura l’édition en total­ité, se côtoyèrent de 1978 à 1986, poètes, écrivains, pein­tres, philosophes et sci­en­tifiques renommés. 
    Claude Hart­man nous laisse de  nom­breux  ouvrages à paraître ou en pré­pa­ra­tion : un  roman (Lui-même et ses dou­bles), des poèmes,  des nou­velles et des essais —  dont un, aus­si flam­boy­ant que doc­u­men­té, sur Mathilde Wesendon­ck, l’inspiratrice  de Richard  Wag­n­er, pour  Tris­tan et Isolde
et pour les Wesendon­ck lieders, sur des poèmes de l’aimée. D’après l’auteur, il s’agit plutôt d’une rêver­ie : Entre mal d’enfer et pâmoi­son d’ange. 
      L’amour, la nature, l’exil, la mort, le sacré, l’au-delà sont très présents dans son œuvre. Une oeu­vre secrète, dépouil­lée,  à déchiffr­er à rebours. Poésie des pro­fondeurs où “on se perd dans la rêver­ie”, écrit Gas­ton Bachelard, dans une let­tre : « Il y a tant de secrets dans vos poèmes ! On les relit,  on s’interroge. A chaque lec­ture, on reçoit de nou­velles réponses. »

   Ten­ter de dire le mythe en clair serait chimérique.Autant vouloir expli­quer la poésie. La poésie n’est pas la fable des non-ini­tiés. Elle est la vie même, ôtée à la glu du temps quo­ti­di­en. (Eveil­lé végé­tal. Lydia Claude Hartman)

   Per­son­nelle­ment, je suis encline à penser que, bien avant la fin de sa vie, mon amie avait trou­vé sa divinité intérieure. Elle n’approuverait pas que je le divulgue.  Par­don. Mais, aus­sitôt après qu’elle ait quit­té son enveloppe ter­restre, je reçus, ain­si que ceux qui l’aimaient, des signes tan­gi­bles qui ne trompent pas — surtout de la part d’une medi­um qui avait tant exploré le domaine de l’invisible.

   Suiv­ons-la, dans le temps immense qui ne lui est plus comp­té. A présent, son âme est si proche, si légère, que ses pages sem­blent prêtes à s’envoler, comme plumes d’anges de la Renaissance. 

Elé­ments recueil­lis par Francesca Y. Caroutch

 

 

 

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Francesca Y. Caroutch

Francesca-Yvonne Caroutch, née le 3 févri­er 1937 à Paris, est une roman­cière, essay­iste, poète et tibé­to­logue française, mem­bre de l’Académie européenne des sci­ences, des arts et des lettres.