La cen­trale, au loin,
Et dans le creux de ma main,
Une grenouille se blot­tit [1]

Hideko Okaza­ki

 

                      Mise en bat­terie de nos songes
                      dernières lignes enfoncées
Hommes
                      de la Terre
                      et des Vagues
                      nous savions cette méchanceté
des éléments
de la matière

                       pour­tant

quels hommes faisions-nous ?
quelle sorte d’hommes faisions-nous ?

Je con­nais une jeune femme, elle écrit des poèmes. Des poèmes philosophiques et moraux. Oui, et moraux. Je voudrais écrire comme elle le fait : j’en suis inca­pable. La jeune femme sourit sur la pre­mière marche du soir, elle sourit longtemps puis, dans la nuit, elle écrit son poème.
 

Le 11 mars 2011

La Terre
l’immense l’inconnaissable Terre 
remue en ses tré­fonds jusque sous les eaux

Nous savons ce qu’elle a 
ses malais­es passagers
nous la côtoyons
la dominons
vivons dans sa laine des bois
dans le duvet de ses  prairies de ses jardins
nous avons de la mémoire pourtant
et  rions lorsqu ’elle
grat­te quelque chose dans sa vieille culotte

Ah ! Terre anci­enne, ne va pas cha­touiller Mon­sieur TEPCO
ça lui ferait trop plaisir depuis le temps qu’il est là-bas
à dormir sur le rivage
à dormir seul et à nous fab­ri­quer de l’électricité

 Un jour de tonnerre,
Au print­emps, j’ai ajouté à mon vocabulaire
Cette unité : le sievert

 Fumiko Usuda

 Mon­sieur TEPCO :

      — Oui, seul, et face à la mer. Les pieds dans l’eau, c’est vrai­ment super.
      — Vous ne vous ennuyez pas ?
      — Si un peu, alors je m’occupe, j’électrifie la côte Est de ce pays.
      — Voyez-vous l’hélicoptère ?
      — Il sur­v­ole les vagues, les paysages d’eau et de sable, le petit port…
      — Savez-vous ce qu’il fait là ?
      — S’il fal­lait tout savoir…
      — N’avez-vous pas sen­ti ce trem­ble­ment au loin ?
      — Oui, c’est là-bas, à trente miles marins… Pas de quoi s’inquiéter.
      — Vos vieux os n’ont-ils pas vibré ?
      — Arrêtez de me traiter de vieux ! Quar­ante ans, ce n’est pas le bout du monde.

      Le bûcheron de la colline : 
      « Tiens, la pile de bois a bougé. Il se passe quelque chose, là, par dessous. »

Au col­lège, les col­légiens reçoivent leur diplôme. Ils ont bien étudié, ils sont heureux et sages, ils souri­ent mais pas trop. Au Japon on sourit intérieure­ment. Surtout intérieure­ment. Sauf, bien enten­du, les col­légi­en­nes en jupettes bleues qui, à Yoko­hama, à Osa­ka et à Tokyo, les soulèvent pour qu’on fasse des pho­tos. Après la céré­monie, les col­légiens, leurs par­ents, les pro­fesseurs iront au tem­ple et ren­drons grâce aux puis­sances ancestrales.

 Madame Hiko, brodeuse sur soie : 
« Ma vue baisse, j’ai encore man­qué le trou ce coup-ci. »
Elle incline la lampe et entre­prend à nou­veau de pass­er son fil d’or dans le chas de l’aiguille.

 

 Mon cœur bat
Comme une houle
D’hirondelles

 Yot­suya Ryû

 Nous tra­vail­lons nos champs. 
Le soleil est encore haut.
La vache
Impéra­trice et son veau broutent le long talus,
Là où l’herbe est neuve et touf­fue déjà.

Mon épouse est penché sur la terre, elle ne lève pas le nez.
Une rumeur…  un dis­cret nuage ? Qu’est-ce que c’est ?

La jeune femme écrit le poème suiv­ant. Il com­mence par ces mots : « Il serait éton­nant qu’on nomme Impéra­trice une sim­ple vache, ou alors, les gens d’ici auront changé… »  Il finit pas ces mots : « Je vois par la fenêtre les eaux du port. Elles dansent, et avec elles les bateaux restés à quai.  Elles dansent de plus en plus vite. De plus en plus fort. Danser vite, cela a un sens. Danser fort ? Je ne sais. » La jeune femme se récite, silen­cieuse, un haiku de Buson :

 Labour dans les champs –
Le nuage qui jamais ne bougeait
S’en est allé

 Buson

« Moi, pom­pi­er, sauveteur diplômé de la ville, j’ai promis à Mon­sieur et Madame Tojo de pass­er pour véri­fi­er les sécu­rités élec­triques de leur jolie mai­son. Je le ferai ce soir, à la nuit sans doute. À cette heure-ci je dois m’entraîner, faire les exer­ci­ces d’alerte imposés par notre com­man­de­ment. Oui, j’irai, ce soir chez eux. Ils m’offriront le thé ou… le saké. »

Kimu­ra Fura, pom­pi­er-sauveteur.

 

 

      — Madame Hiko, sortez de votre ate­lier, venez voir, il se passe quelque chose là-bas
      — Pourquoi voulez-vous… ? Retournez à votre tas de bois, paresseux !
      — Non, venez voir, c’est intéressant.
      — S’il y avait quelque chose d’intéressant, ça se saurait, non ?
      — Juste­ment. Les bateaux reflu­ent vers les ter­res. Il y en a un blo­qué sous le pont. Et un camion
saute la digue ! Venez, Madame Hiko.
      — Je viens, je viens…

 Dans les yeux des fées
Descen­dues sur la ville
Le vide

 Kimu­ra Toshio

 

 

Mon­sieur TEPCO et ses collaborateurs :

      Mon­sieur TEPCO :   — Messieurs, je vous ai réu­nis d’urgence. La terre vient de trem­bler au large de Fukushi­ma. Il n’y a pas à s’inquiéter, la cen­trale est pro­tégée. Les digues, les murs, les enceintes. Rien ne peut arriv­er. Mais soyons vigilants.

      — Ingénieur I : — Mon­sieur, où se situe l’épicentre ?
      — M. TEPCO : — Aux dernières nou­velles, à 35 ou 40 miles, à l’est, en pleine mer.
      — Ingénieur II : — Je con­firme. Sur l’échelle, c’est du 8,5 ou du 9 !
      — M. TEPCO : — Toutes les sécu­rités sont en alerte. La sit­u­a­tion est sous contrôle.
      — Ingénieur I : — Ne craignez-vous pas un tsunami ?
      — Ingénieur III : — Les sécu­rités sont activées. La struc­ture cen­trale est inde­struc­tible. Je confirme.
      — M. TEPCO : — Très bien, Messieurs. Nous con­trôlons. Restons soudés. Quelle belle équipe nous faisons !

 

Si seul
Que je fais bouger mon ombre
Pour voir

 Oza­ki Hôsai

 

      — Madame Hiko, regardez de ce côté…
      — Atten­dez, j’essuie mes lunettes, j’y vois si mal…
      — Regardez, la mai­son, elle flotte, elle vient vers nous. La marée est énorme. Le camion pro­jeté par-dessus la digue a dis­paru. Et cette mai­son, là-bas, qui s’écroule, qui som­bre comme un vieux rafiot ! Les poutres flot­tent comme des rondins…
      — C’est grave alors ?
      — Oui, très grave ! Allez, venez, don­nez-moi la main, nous ne pou­vons pas rester ici, il faut fuir.
      —  Pas du tout. Vous croyez que je vais laiss­er mon ouvrage, mes tis­sus, mes fils d’argent et d’or ?
      — Regardez, la mer approche. Vous n’entendez pas les cris ? Venez, venez.
      — Pas ques­tion. Partez si vous voulez. Moi, je reste dans ma maison.

 

 La centrale
Se dresse, glaciale,
Fauve blessé !

 Sadako Ogasa

 

Je con­nais une jeune femme, elle écrit un autre poème. Elle est assise à sa table. Le poème est une pen­sée pour son amoureux. Il dit quelque chose comme : « Ô jeune homme, puisque toi et moi sommes si jeunes, ne sommes-nous pas fait pour nous aimer ? » Et il cache quelque chose comme : « Ô jeune homme, près de toi seul je veux dormir. C’est à toi que j’offre mes seins de vierge. Mon ven­tre, mon sexe de vierge pour toi s’ouvriront. Et mon cœur d’amante. Viens. Viens vite. »

 

Bien­tôt sur la lampe
S’abattront
Les ténèbres du champ de bataille

 Tomiza­wa Kakio

 

La vague noyée du Titan a bon­di jusqu’aux murs de la cen­trale. Elle claque comme le plus vieux dra­peau du monde. Elle les a frap­pés de sa main d’autocrate de la matière. Fusion glacée con­tre fusion brûlante, elle a rompu la tôle, et le verre, et aus­si le béton. Le pacte de l’homme avec la matière est rompu. Les relais élec­triques sont hors ser­vice. La cen­trale n’est plus refroidie.

 

      — Adieu, Madame Hiko. Vous avez tort de rester.
      — Adieu, hommes des forêts. Mais pourquoi fuyez-vous ?
      — Que vos murs et les dieux vous pro­tè­gent, Madame Hiko, la meilleure des brodeuses !
      — Ils me pro­tè­gent ! Ne crains pas pour moi.

 

 Comme elle fut bientôt
Supérieure à nos forces
La boule de neige

 Yaezakura

 

                      Mise en bat­terie de nos songes
                     
dernières lignes enfoncées 
Hommes
                      de la Terre
                      et des Vagues 
                      nous savions cette méchanceté
des élé­ments
de la matière

                      pour­tant

quels hommes faisions-nous ?
quelle sorte d’hommes faisions-nous ?

« Il fait som­bre, presque nuit. Et l’eau ? Jusqu’ici, l’eau… Toute cette ordure trem­pée, toutes ces planch­es, ces machines, ces voitures qui dérivent ou piquent au fond d’un immonde bour­bier. Les col­légiens sont sor­tis en hurlant, puis ont été rassem­blés par leurs maîtres et guidés jusqu’aux bus. Cer­tains ont per­du leurs diplômes, j’en vois qui ond­u­lent sur l’eau noire comme des chif­fons sans valeur. Ma mai­son ? Non, elle a été bâtie sur la hau­teur. Pas par pré­cau­tion, mais parce qu’il n’y avait pas d’autre place. Que vais-je faire ? Oh, Mon­sieur et Madame Tojo, j’allais les oubli­er ces deux-là ! Com­ment aller jusqu’à chez eux main­tenant ? »  Kimu­ra Fura

      — Tu plaisantes, père Tojo ?
      — Pas du tout, il y a une vache qui flotte, pattes en l’air, là, devant notre maison…
      — Père Tojo, tu es fou ! Fou à lier !

 

 Nuées d’oies sauvages –
Le champ devant ma porte
Sem­ble s’éloigner

 Yosa Buson

Le grand cha­grin de Mon­sieur TEPCO :

M. TEPCO :   — Les nou­velles sont pénibles, très pénibles, messieurs. Les sys­tèmes de refroidisse­ment ont cessé de fonc­tion­ner. La vague les a détru­its. La cen­trale est noyée et le rivage est cou­vert d’eau et de débris. Les maisons se sont écroulées…

      — Ingénieur I : — La sec­ousse était bien de niveau 9, monsieur !
      — M. TEPCO : — Que voulez-vous que ça me fasse ? Trois réac­teurs arrêtés… Le numéro 1 qui pour­rait bien exploser…
      — Ingénieur IV : — Il est près de minu­it, mon­sieur. Là-bas, ils ont détec­té des vapeurs radioac­tives… la fusion com­mence à 2.800 degrés.
      — M.TEPCO : — Tokyo est aver­ti. Il faut prévoir une zone d’exclusion totale, puis une zone d’évacuation.
      — Ingénieur III : — L’évacuation a com­mencé, mon­sieur. On manque de bus. Des par­ti­c­uliers s’y sont mis aussi.
      — M. TEPCO : — Je suis déshonoré.
      — Ingénieur  XXII : — Si l’hydrogène est relâché, c’est l’explosion. Et déjà il y a des morts, nom­breux paraît-il…
      — M. TEPCO : — Je suis déshon­oré… déshonoré.

Les 12 , 13 et 14 mars 2011 : 

      — Que fait le gouvernement ?
      — Le max­i­mum, mon­sieur. Il ras­sure les pop­u­la­tions, leur demande de quit­ter la zone sans don­ner prise à la panique. Il envoie la troupe avec des équipes de déblaiement.
      — Il y aurait eu explo­sion des réac­teurs 2 et 3, monsieur.
      — M. TEPCO : — C’est foutu ! On ne rat­trapera jamais ça ! Tout est foutu !
      — On va être nation­al­isés, monsieur.
      — M. TEPCO : — Il ne man­quait plus que ça.

 

Le grand Bouddha –
Sa fraîcheur
Inhumaine

 Masao­ka Shiki

Nuit du 11 au 12 mars :

« Je marche dans la nuit. Ou plutôt j’erre dans la nuit. Je cherche la mai­son du père et de la mère Tojo… Où est-elle ? Sous l’eau ? Dans cette boue infecte ? Et eux, où sont-ils passés ? Moi qui devais leur porter sec­ours ! Je ne tiendrai pas ma promesse. J’ai lais­sé ma femme, mon enfant, pour tenir ma promesse… Dés­espoir, dés­espoir… et la nuit est si noire. Je dois chercher encore. Était-ce par là ? Ou là-bas ? Je ne sais plus rien. Aucune trace de la jolie mai­son ni de ses propriétaires. » 

Kimu­ra Fura

Je con­nais une jeune femme.
Je con­nais une jeune femme, elle écrit un autre poème. Est-elle assise à sa table ?
Non, elle n’est pas assise là où elle était hier. Elle n’a plus de table. Plus de chaise. Plus de toit sur sa tête.
Ce que je vois, là, dans l’eau sale, est-ce un paquet d’algues ? Est-ce une chevelure ?
Et sur une feuille déchirée, ces mots délavés : «… toi et moi sommes si jeunes, ne sommes-nous pas faits pour nous aimer ? »

 

                       Mise en bat­terie de nos songes
                      dernières lignes enfoncées 
Hommes
                      de la Terre
                      et des Vagues 
                      nous savions cette méchanceté
des élé­ments
de la matière

                      pourtant

quels hommes faisions-nous ?
quelle sorte d’hommes faisions-nous ?

 

Valsent les papillons –
Je parle
Avec les morts

 Yokoya­ma Hakkô
 

Fin de  « Hommes émi­et­tés, pour Fukushi­ma » – mai 2012



[1] Les haïkus cités dans ces pages, sont extraits de : HAÏKU (Fayard, 1978), Pré­face d’Yves Bon­nefoy ; HAIKU, Antholo­gie du poème court japon­ais (nrf – Poésie / Gal­li­mard, 2006), Présen­ta­tion, choix et tra­duc­tion de Corinne Atlan et Zéno Bianu ; et des Nou­veaux Dél­its, Revue de poésie vive, N°41 (Recueil de haïkus du cer­cle See­gan), jan­vi­er 2012.

 

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