Qu’est-ce que le mutisme lorsqu’il est choisi[1] ? Celui d’une per­son­ne qui se tait, et dont l’absence de parole peut juste­ment être élo­quente, une forme de parole en soi ? Au titre de Bour­dieu, Ce que par­ler veut dire, on pour­rait en ajouter un autre : Ce que se taire veut dire. En fait, se taire est, ou peut être, pré­cisé­ment un acte de parole, c’est pourquoi dans Saint Augustin et les actes de parole, Jean-Louis Chré­tien con­sacre tout un chapitre à l’acte de « Se taire[2] ». Le mutisme, la sus­pen­sion ou l’arrêt dis­cur­sifs ont pour fig­ures de rhé­torique l’aposiopèse, l’ellipse ou en mode ironique la prétéri­tion, où par­le ce que l’on tait ou veut taire ou dans le cas de la prétéri­tion, ce que l’on pré­tend vouloir taire. Je crois que la poésie est sou­vent impliquée dans des con­sid­éra­tions qui ne sont pas d’ordre lit­téraires. Ain­si, le sujet du silence, même lorsqu’on le relie à la poésie, dépasse des con­sid­éra­tions pure­ment esthé­tiques. Le mutisme peut être soit choisi soit imposé. Il peut égale­ment être une mal­adie. Dans ce cas-là le mutisme peut s’accompagner de sur­dité : le célèbre roman Le cœur est un chas­seur soli­taire (1940) de l’écrivain améri­cain Car­son McCullers tourne autour de John Singer, un homme dont la per­son­nal­ité n’a par ailleurs rien d’extraordinaire, qui est entière­ment défi­ni par le fait qu’il est sourd-muet, cette car­ac­téris­tique le rend mys­térieux pour les autres per­son­nages et on lui prête toutes sortes de pen­sées, d’intentions et de pou­voirs sans savoir qui il est vrai­ment. Le mutisme choisi peut sig­ni­fi­er – sans doute, entre autres -, oui ou non. Il peut vouloir dire le con­sen­te­ment, comme il peut être celui de la résis­tance, comme ces esclaves noirs trans­portés de l’Afrique vers les Etats-Unis et qui refu­saient de par­ler par fierté, pour éviter de révéler à leurs exploiteurs la souf­france qu’ils éprou­vaient[3]. Le mutisme ultime est celui de la mort, qui met fin à toute pos­si­bil­ité de dia­logue. En même temps il ouvre la voi(e)/(x) à toutes sortes de pos­si­bil­ités de com­mu­ni­ca­tion, y com­pris celle de la lit­téra­ture et de la poésie lorsqu’elle donne aux morts de par­ler. D’autre part, puisqu’il s’agit d’un phénomène de parole, sonore ou ayant trait à l’ouïe, on n’est pas sur­pris de con­stater que pour cer­tains poètes, y com­pris les deux dont il est ques­tion ici, Hop­kins et Man­del­stam, la poésie est surtout un art oral. Hop­kins avait pu dire : « la poésie que je com­pose est orale, faite sans papi­er […][4]», alors que Man­del­stam avait l’habitude de com­pos­er ses poèmes men­tale­ment avant de les dicter à sa femme. Ce n’est pas non plus un hasard si pour le genre de poète qu’est Hop­kins ou Man­del­stam, la poésie, ou plutôt le poème, est surtout quelque chose qui se reçoit : l’acte énon­ci­atif est le fruit d’une capac­ité d’exclure non pas le monde mais le bruit du monde, d’une capac­ité d’écouter inten­sé­ment et de se tenir tran­quille quand bien même le poète serait dans l’œil de l’ouragan. Rilke ne dit pas autre chose lorsqu’il con­seille ain­si le jeune poète : « Lais­sez à vos juge­ments leurs développe­ment pro­pre, silen­cieux. Ne le con­trariez pas, car, comme tout pro­grès, il doit venir du plus pro­fond de votre être, et ne peut souf­frir ni pres­sion, ni hâte. Porter jusqu’au terme, puis enfan­ter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impres­sion, chaque germe de sen­ti­ment mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fer­mées à l’entendement[5]. »

Ain­si, écouter et par­ler vont ensem­ble. Qu’est-ce qu’on écoute, qu’est-ce qu’on entend, qu’est-ce que l’on vit, lorsqu’on ne par­le pas ?

Tout d’abord on con­state que pour Hop­kins, le Hop­kins de 1868 au moins, le silence a une dou­ble valeur : il est pri­vatif, et il est pléni­tude. Les deux pre­mières stro­phes de ‘L’habit de per­fec­tion’ pro­posent une ver­sion du silence sans doute famil­ière des mys­tiques ou des poètes méta­physiques du dix-sep­tième siè­cle anglais qui pra­ti­quaient volon­tiers l’oxymore :

 

Silence élu, chante pour moi,
Frappe la conque de mon oreille,
De ton pipeau mène-moi aux calmes pâtures,
Et sois la musique que je voudrais entendre.
 

Lèvres, ne formez nul mot ; soyez d’adorables muettes ;
C’est la clô­ture, que la cloche du soir annonça
Du lieu où toute red­di­tion accède,
Qui seule vous rend élo­quentes[6].

 

Con­traire­ment à ce que je viens de dire, le silence n’est pas le lieu d’où sort le poème. En effet, le silence est lui-même le poème, le chant, la musique, il agit sur le poète en le frap­pant, les lèvres ne sont élo­quentes que lorsqu’elles ne dis­ent rien. Ce poème est le seul qui men­tionne le mot de « silence » dans toute l’œuvre poé­tique de Hop­kins. Le poème date de jan­vi­er 1866 ; le 21 octo­bre New­man le recevra dans l’Eglise catholique. Il songe à entr­er dans les ordres mais il ne devien­dra jamais le moine (ou d’ailleurs la moni­ale) qui pour­rait être le locu­teur du poème ‘L’habit de per­fec­tion’. Le silence est égale­ment présent, même s’il s’agit de mutisme dans le texte anglais plutôt que du mot silence, dans un poème qui précède « L’habit de per­fec­tion » d’un an et demi, « Havre céleste ». La locutrice du poème, une sœur au moment de sa prise de voile, demande de demeur­er là « Où la houle glauque fait silence dans le havre,/A l’abris du roulis de la mer[7]. » Il entr­era chez les Jésuites en 1868. Il s’impose de ne plus écrire de poésie, et lui-même appelle cette pri­va­tion le silence, rompu seule­ment en 1875 de façon spec­tac­u­laire­ment bruyante. Le silence qu’il vit pen­dant ces dix années sans écri­t­ure poé­tique n’est pas le silence monacal. Le poète n’est pas enfer­mé ou cloîtré. Il demeure dans le monde. Hop­kins se détourne du silence tel qu’il se trou­ve dans ces deux poèmes de jeunesse, et vit une autre sorte de silence jusqu’à 1875, silence qui le mène au cœur de la tem­pête. De ce silence, il en sort encore plus vivant, que dis-je, mille fois plus vivant, qu’avant, et c’est pareil pour sa poésie. Ce silence se ter­mine donc par la rédac­tion en décem­bre 1875 du « Naufrage du Deutsch­land ». De la péri­ode qui la précède, Hop­kins dit au moins deux choses : « Depuis longtemps han­tait mon oreille l’écho d’un rythme nou­veau que je réal­i­sai main­tenant sur le papi­er[8]. » Ce qui se réalise sur le papi­er n’est donc pas des idées ou une suc­ces­sion de vers mais un rythme. La poésie est ici unique­ment sonore, même et surtout lorsqu’elle reste à l’état d’ébauche non pas dans la tête du poète mais dans son oreille. Le « silence élu » lui a frap­pé « la conque de l’oreille » et le résul­tat en est le « Naufrage ».C’est le silence élu, qui n’est évidem­ment pas le silence des Trap­pistes par exem­ple, qui per­met à Hop­kins d’entendre le nou­veau rythme, son nou­veau rythme. L’ode de 1875 est donc le mariage de ce nou­veau rythme avec l’événement his­torique que sig­nale le titre du poème, rassem­blé dans le poème avec la théo­dra­ma­tique des trois pre­mières stro­phes qui donne son ton et qui jette son sens et sa vio­lence sur tout le reste du poème. Et cette ren­con­tre reten­tis­sant a lieu dans le calme le plus absolu, au cœur de la nuit, dans une chapelle, dans le silence de la prière, dans l’intériorité la plus par­faite. La deux­ième chose que dit Hop­kins à pro­pos de la péri­ode qui précède la rédac­tion de l’ode est : « la stro­phe men­tion­nant Brême est la pre­mière, je crois, que j’aie écrite après un inter­valle de silence de dix ans et avant que j’aie arrêté mes principes…[9] » Hop­kins « arrête [ses] principes » en s’appuyant sur l’écho du nou­veau rythme qu’il a enten­du pen­dant sa péri­ode de silence. Mais, en dehors du fait que Hop­kins n’écrivait pas de poésie à cette époque, et en accep­tant que c’est la parole poé­tique de la grande ode qui rompt ce silence, quelle était l’étoffe de ce silence ? Hop­kins regarde, écoute, étudie, il lit, il décou­vre. Il fait la décou­verte déter­mi­nante de sa vie, celle de Duns Scot, le scholas­tique qui comp­tait plus pour lui que tout autre écrivain ou penseur, et le con­fir­ma dans sa sin­gu­lar­ité ain­si que  — et c’est sans doute la même chose -, son orig­i­nal­ité poé­tique. Il cor­re­spond. Il tient un jour­nal auquel il con­signe des obser­va­tions naturelles minu­tieuses en se ser­vant de toutes les ressources de la langue :

Un beau couch­er de soleil : les hau­teurs du ciel d’un bleu par­faite­ment clair enjam­bées par une large chaussée en pente (s’élevant de droite à gauche) de nuages en mèch­es ou en touffes, les mèch­es couchées en tra­vers ; le jaune du couchant baigné de lumière, mais se per­dant au som­met dans une écume de nacre d’un blanc déli­cat et tacheté de gross­es touffes de nuages d’un roux entre le brun et le pour­pre, quoique bor­dés de lumière cuiv­rée. Mais voici pourquoi je note tout cela ; aupar­a­vant, j’avais tou­jours tenu le couchant et le soleil pour tout à fait hors de cal­i­bre l’un par rap­port à l’autre, comme ils le sont en vérité physique­ment, car l’œil, après avoir regardé le soleil, est aveu­gle à tout autre chose, et, si l’on regarde le reste du couchant, il faut cacher le soleil, mais aujourd’hui je les ai con­joints dans un même motif en faisant du soleil la véri­ta­ble prunelle, le point de mire de l’ensemble, ce qu’il est. Il était en pleine activ­ité, jetant des bouf­fées de lumière et sail­lant aus­si forte­ment sur le pré qu’un cabo­chon ou un godron sur le nœud de la tige du cal­ice ; c’est en vérité quand on le situe ain­si qu’il forme un motif avec le ciel[10].

La pré­ci­sion avec laque­lle Hop­kins observe la nature (que la tra­duc­tion ne restitue peut-être pas totale­ment) lui servi­ra, sous une autre forme, pour la poésie qu’il écrira. Son jour­nal prend fin tout d’un coup, en mi-phrase, sans expli­ca­tion, en févri­er 1875, puis en décem­bre de la même année il entam­era la rédac­tion de la grande ode « Le naufrage du Deutschland ».

Le silence poé­tique, l’écho du nou­veau rythme qui hante son oreille, sa décou­verte de Scot, l’aiguisement de son œil et de ses sens et l’emploi d’un lan­gage adéquat pour nom­mer ses per­cep­tions, l’évolution de ses notions per­son­nelles : voilà l’étoffe de cet inter­valle de dix ans sans rédac­tion poé­tique mais qui devait avoir un impact défini­tif sur sa poésie et sur son iden­tité. Toute sa poésie et toute sa poé­tique s’enracine dans cette péri­ode où Hop­kins s’abstient d’écrire de la poésie mais où l’explosion révo­lu­tion­naire de sa poésie vivait comme en germe, se pré­parait, attendait son moment.

Une autre sorte de silence poé­tique touche Hop­kins une deux­ième fois lorsqu’il rédi­ge qua­tre ou cinq son­nets en Irlande vers la fin de sa vie, alors qu’il n’a pas écrit de poésie depuis un cer­tain temps : « Au bout d’un long silence, j’ai écrit deux son­nets, que je suis en train de révis­er ; si jamais on a déjà écrit ‘dans le sang’, on peut dire que c’est le cas de l’un d’eux[11]. » Le silence ici est l’autre ver­sant de celui qui précède la rédac­tion de la grande ode de 1875. La nou­veauté de la décou­verte, l’exultation offerte à Dieu lorsque le poète saisit quelque chose de Lui par­mi les phénomènes naturels, n’y sont plus. Le poète est éprou­vé à la fois dans sa vie pro­fes­sion­nelle, et intérieure­ment. A la dif­férence du pre­mier silence poé­tique, celui-ci est involon­taire plutôt que choisi, puisqu’auparavant il se plaint de man­quer d’inspiration, même si il se plie à ce qu’il perçoit comme la volon­té de Dieu.

Mais lorsque le poème vient, que ce soit en 1875 ou en 1885, il rompt le silence avec la même inten­sité et surtout avec la même charge dra­ma­tique. Comme la grande ode, ces poèmes por­tent la mar­que du dia­logue, que ce soit entre le poète et Dieu, ou entre le poète et lui-même, comme dans le son­net mag­nifique « My own heart let me more have pity on » (« Mon pro­pre cœur, que j’aie plus en pitié »). Dans cer­tains de ces son­nets, il donne chair à la pen­sée, au ver­bum men­tis qui peut rester entière­ment intérieur, d’une façon dif­férente par rap­port aux romanciers juste­ment du mono­logue intérieur. Dans le son­net « Patience, tâche ardue », Hop­kins écrit : « Nous enten­dons notre cœur criss­er sur lui-même[12] ». De ces son­nets, Hop­kins écrit : « Qua­tre d’entre eux me sont venus comme des inspi­ra­tions non sol­lic­itées [unbid­den] et con­tre mon gré[13]. » Cette poésie n’est pas sol­lic­itée, pas plus que celle de Man­del­stam le sera. Et la dimen­sion dialogique de la poésie de Hop­kins, comme encore une fois celle de Man­del­stam, tient aus­si dans le dia­logue entre parole et silence, ou la lutte entre ces deux entités. Chez Hop­kins, il s’agit d’une lutte entre deux volon­tés : la sienne et celle de Dieu ou sa per­cep­tion de celle-ci. Ces son­nets met­tent en scène égale­ment la lutte du poète pour com­pren­dre la volon­té divine, car celle-ci, et c’est là où je veux en venir ici -, lui sem­ble réduire sa pro­pre parole au silence, et c’est la deux­ième sorte de silence poé­tique que je viens d’évoquer :

 

…la parole
La plus sage née de mon cœur, le non brut du ciel opaque
Arrête ou l’emprise d’enfer empêche. La tenir inentendue
Ou, enten­due, iné­coutée, me laisse seul, ex-com­mençant[14]. [Or heard, unheed­ed, leaves me a lone­ly began.]

 

La sit­u­a­tion décrite ici sem­ble équiv­a­lente au fait de ne pas avoir par­lé du tout. Dans une autre tonal­ité, le son­net « Je m’éveille et vis la nuit bru­tale, non l’aube », Hop­kins dit quelque chose de sim­i­laire : « Et ma plainte/Est cris sans nom­bre, cris comme let­tres perdues/A lui, l’ami aimé, qui vit hélas ! au loin. » Le silence de l’autre, de l’ami divin, « arrête » et « empêche » la parole poé­tique sous son aspect de com­mu­ni­ca­tion. Il est donc ques­tion ici de la pro­mul­ga­tion ou de la prop­a­ga­tion de la parole. Il sem­blerait s’agir ici de ce qu’on appelle en français une fin de non-recevoir, du silence indif­férent, ou apparem­ment indif­férent de l’interlocuteur visé. Et à mes yeux ceci con­cerne la récep­tion des poèmes de Hop­kins à la fois de son vivant et par la suite.

Car le rôle du silence dans sa car­rière poé­tique se voit reflété dans la récep­tion – ou plutôt la non-récep­tion –, de sa poésie. L’histoire de la pub­li­ca­tion des écrits de Hop­kins – his­toire qui est, pour cer­tains d’entre eux, tou­jours en cours -, et de la récep­tion longue et dif­fi­cile de l’œuvre ne com­mence que vrai­ment presque trente ans après le décès du poète. Son ami proche Robert Bridges recou­vre de silence les poèmes de son ami jusqu’à 1916, lorsqu’il en inclut un cer­tain nom­bre dans une antholo­gie, puis en 1918 pro­pose au pub­lic la pre­mière édi­tion des poèmes de Hop­kins. La ou les raisons de ce silence n’ont jamais été éclair­cies. Mais je voudrais insis­ter sur le fait que ce silence ne me sem­ble pas être étranger aux poèmes eux-mêmes ; en un sens il y est déjà présent, à l’intérieur d’eux, d’autant plus que la poésie de Hop­kins se veut, d’après le poète lui-même, expéri­men­tale. D’une part leur nou­veauté n’était tout sim­ple­ment pas recev­able avant la révo­lu­tion poé­tique mod­erniste des années 1910 ; puis vraisem­blable­ment Bridges lui-même, qui ne cachait guère son peu de goût pour les poèmes du Jésuite, n’avait pas vu com­bi­en était grande la poésie de Hop­kins. En même temps on lui sait gré d’avoir veil­lé soigneuse­ment sur la pro­duc­tion poé­tique de son ami, ain­si que ses let­tres. Ce n’est qu’au fur et à mesure du vingtième siè­cle que petit à petit la poésie et la poé­tique de Hop­kins com­men­cent à se faire con­naître, à faire par­ler d’elle. De son vivant, il n’a presque rien pu pub­li­er, et c’est là un vrai exem­ple de silence, lorsque des textes comme ceux de Hop­kins sont privés ou coupé d’un lec­torat poten­tiel. Le « Naufrage » est d’abord accep­té puis rejeté par le jour­nal jésuite The Month ; un autre poème sur un naufrage, « La perte de l’Eurydice », est égale­ment rejeté par la même revue. Par­mi ses quelques lecteurs, ce n’est pas sûr qu’ils aient com­pris la poésie de Hop­kins, son approche poé­tique, ou son orig­i­nal­ité. Il y avait donc un élé­ment de cen­sure dans le traite­ment de Hop­kins et de sa poésie. Cer­tains poèmes de Hop­kins vis­i­ble­ment met­taient son ordre mal à l’aise, et plutôt d’accepter ce que le poète lui-même pro­po­sait, la Com­pag­nie préférait lui faire des com­man­des une fois de temps en temps, ce qui pou­vait don­ner des poèmes qui ne sont pas tous les meilleurs de Hopkins.

On retrou­ve chez Man­del­stam (1891–1938), « le plus grand poète russe du vingtième siè­cle » selon Joseph Brod­sky, cer­taines mar­ques de l’échange entre la parole poé­tique et le silence que je viens de décrire chez Hop­kins. On peut arrêter le dia­logue entre deux per­son­nes en les empêchant de com­mu­ni­quer, on ne peut pas empêch­er le dia­logue du poète avec lui-même, quand-même on lui couperait la langue. Con­damné au silence, l’identité poé­tique de Man­del­stam reste intacte, voire plus puis­sante que jamais :

 

En me pri­vant des mers et de toute l’espace,
En me don­nant une par­celle de terre de la taille de mes chaus­sures, avec des bar­reaux autour,
Qu’avez-vous obtenu ? Rien :
Vous m’avez lais­sé mes lèvres, qui for­ment des mots, même en silence.[15]

 

Que ce soit sous le régime stal­in­ien en Russie ou hitlérien en Alle­magne ou en Autriche, les poètes, des poètes, ont souhaité, ont eu besoin de con­tin­uer à par­ler, à écrire, même si cela devait leur coûter la vie, et en effet cela leur a bien coûté la vie dans cer­tains cas. La parole poé­tique, lorsqu’elle cherche à dire la vérité, et à dire la vérité, ou des vérités, qui ne sont pas force­ment bonnes à enten­dre pour cer­tains, est douée d’une force menaçante, d’une capac­ité à provo­quer. Il n’est pas force­ment souhaitable qu’un poète soit trop proche du pou­voir poli­tique. Le romanci­er Gra­ham Greene, dans son essai « La ver­tu de déloy­auté », déclare sa préférence pour Robert South­well, poète tor­turé et pen­du sous Eliz­a­beth I, par rap­port à Shake­speare, qui, selon Greene, sac­ri­fia sa lib­erté d’écrivain aux hon­neurs et à la richesse. Plus récem­ment, lorsque le prési­dent Oba­ma a invité Dylan à chanter à la Mai­son Blanche, Dylan n’a pas souhaité se faire pren­dre en pho­to avec Oba­ma et la pre­mière dame comme la plu­part des autres artistes invités ; il ne s’est pas man­i­festé pour la répéti­tion. Il a chan­té sa chan­son puis il est repar­ti. Et Oba­ma a trou­vé cela très juste. « On veut que Dylan soit scep­tique, » a‑t-il dit. 

On ne s’étonne pas que la veuve de Man­del­stam, Nadezh­da, écrivait que son mari fuyait le pou­voir instinc­tive­ment. Une fois on lui avait annon­cé que Trot­s­ki allait se join­dre à lui pour pren­dre le petit déje­uner. Mal­gré le fait que le poète n’avait pas mangé à sa faim depuis longtemps, il a filé à l’anglaise pour pou­voir éviter le chef russe. Une autre fois, on l’avait con­vo­qué afin de lui pro­pos­er un emploi dans une admin­is­tra­tion, le bureau pop­u­laire des affaires étrangères. Le haut fonc­tion­naire des lieux l’a reçu lui-même et lui a demandé de rédi­ger un télé­gramme en français pour voir s’il en était capa­ble. Entretemps le fonc­tion­naire s’est absen­té. Man­del­stam prof­i­ta de l’absence de celui-ci pour fuir, alors que selon sa veuve il aurait pris le poste s’il avait eu affaire à un bureau­crate de moin­dre impor­tance[16]. L’état sovié­tique regar­dait Man­del­stam avec de plus en plus de méfi­ance et de soupçon. On a fini par priv­er Man­del­stam du droit de pub­li­er. Aupar­a­vant on avait d’ailleurs fait pres­sion sur les édi­teurs de ne pas pub­li­er les travaux de ceux qui étaient comme des enne­mis de la Révo­lu­tion de par leur classe sociale (en anglais, « class ene­mies »). La péri­ode de silence ou de mutisme poé­tique de Man­del­stam recou­vre les années 1926 à 1930 ; elle est dûe à la souf­france et aux humil­i­a­tions intel­lectuelles et per­son­nelles vécues par le poète[17].

Le pre­mier recueil de Man­del­stam s’intitule Pierre. Man­del­stam choisit pour titre une matière archaïque, résis­tante, plus ou moins immuable, immo­bile, silen­cieuse. Le pre­mier poème de ce recueil, poème sans titre, ren­force l’impression que la rela­tion au silence sous-tend la poé­tique de Man­del­stam : dans un poème ultérieur, Man­del­stam par­lera de « l’ancien chant,/Langage de silex et d’air »[18]. Le pre­mier poème de Pierre, poème qui est sans titre, con­siste en un seul quatrain :

 

Bruit sourd et plein de prudence
Du fruit qui tombe de l’arbre
Par­mi l’inlassable chanson
Des pro­fonds bois en silence…[19]

 

Une tra­duc­tion anglaise de ce qua­train par­le du « bruit sans paroles » du fruit qui tombe et de « la musique silen­cieuse de la forêt ». Man­del­stam déclare d’emblée une de ses inten­tions poé­tiques : don­ner la parole, au moins don­ner un nom, à ce qui est sans parole, et faire enten­dre la musique poé­tique de ce qui est silen­cieux. L’expression en oxy­more est claire : rien n’est silen­cieux, tout par­le. Le fameux morceau de John Cage, 4’ 33”, dont la par­ti­tion pour orchestre existe bien enten­du, ne dit rien d’autre. Le silence dans ce cas-là est la somme des bruits que j’entends lorsqu’il n’y a pas de bruit.

Le silence et le calme habiteront la poésie de Man­del­stam jusqu’à sa mort ; le silence et le calme, ou l’aspiration vers ces choses. L’ouïe de Man­del­stam est d’une finesse juste­ment inouïe. Il fait atten­tion à ce à quoi il est peu fait atten­tion habituelle­ment, et surtout il l’écoute. Ici c’est la lenteur qui rime avec le silence. Dans un poème de 1912, il écrit : « J’écoute la crois­sance des mottes de neige », où le verbe écouter est autrement plus prég­nant que voir ou regarder. Plus tard, il écrit de façon sim­i­laire : « J’entends, j’entends la pre­mière glace/Qui bruisse sous les ponts ». Ou bien, dans le poème qui com­mence « O cette lente, cette suf­fo­cante éten­due ! » : « J’écouterais sous l’écorce des bois flottants/Grandir les cer­cles de fibre. » 

Lorsque Man­del­stam reprend la plume en 1930 après qua­tre années de silence poé­tique, l’on con­state à quel point le mutisme devient lit­térale­ment impératif. Lorsqu’il se remet à écrire, c’est pour impos­er ou s’imposer l’obligation de se taire : ain­si, un poème d’octobre 1930 commence : 

 

Ne par­le à qui que ce soit,
Oublie tout ce que tu as vu :
Oiseau, vieil­larde, cage
Ou encore : quoi que ce soit…[20]

 

Ain­si, par cette prétéri­tion, Man­del­stam par­le en affir­mant l’impératif de se taire. Il s’agit de sa lib­erté de parole, de parole poé­tique à une époque où il y avait une « lit­téra­ture offi­cielle » à laque­lle il n’était pas ques­tion que Man­del­stam se souscrive, la lib­erté aus­si d’affirmer la lib­erté de garder le silence. L’élément dom­i­nant dans ce qui est présen­té comme une série de frag­ments numérotés de poèmes détru­its est la néces­sité impérieuse de se taire, néces­sité qui n’est pas ici vrai­ment expliquée : « Tais-toi ! A pro­pos de rien, jamais, à per­son­ne — /Là le temps chante, sur le lieu de l’incendie… » Le prochain poème com­mence : « Fais silence ! Je ne crois plus à rien. » Le poète affirme donc bruyam­ment comme l’indique les points d’exclamation, le besoin ou plutôt la néces­sité de se taire, mais cette poésie est tout sauf nihiliste, les cir­con­stances poli­tiques et la vie intel­lectuelle restreinte du poète l’appellent sans doute à chercher un lan­gage autre, ou à lancer des inter­dic­tions de parole pour que s’entende mieux ce que Man­del­stam ailleurs « le bruit du temps ». Une ver­sion de cette idée se trou­ve déjà dans un poème de 1915, qui com­mence : « Nuit sans som­meil. Homère. Voil­ures étar­quées. » Le poème se ter­mine ainsi :

 

Homère et l’océan, tout est mû par l’amour.
Moi, qui dois-je écouter ? Homère ici se tait
Et voici que la mer, ténébreuse, oratoire,
Défer­le pesam­ment à mon chevet.[21]

 

La tra­duc­tion anglaise oppose, plus que ne le fait ici la tra­duc­tion française, le son de la parole de Homère et le gron­de­ment de la mer : « the black sea, thun­der­ous orator,/Breaks on my pil­low with a roar. » Le dis­cours de la mer est fort comme le ton­nerre, la mer défer­le d’un grondement.

En Russie, le régime stal­in­ien est insup­port­able surtout pour un poète comme Man­del­stam, même si un régime répres­sif peut ren­forcer l’identité poé­tique. Mais la poésie de Man­del­stam fut perçue comme une men­ace. En 1933, Man­del­stam écrit « Le mon­tag­nard du Krem­lin », puis le récite à un groupe d’amis. Le poème lui vaut sa pre­mière arresta­tion, la tor­ture, puis l’exil. Il retourne à Moscou avec son épouse, en mai 1937, et exacte­ment une année plus tard, en mai 1938, il est à nou­veau arrêté.

Même dans des cir­con­stances éprou­vantes, voire intolérables, Hop­kins et Man­del­stam ont en com­mun de con­tin­uer à croire à la puis­sance des ressources de leur langue mater­nelle respec­tive, et d’y exprimer se réjouir à la fois de la vie même, de leur lib­erté ne serait-ce qu’intérieure pour Man­del­stam, et du lan­gage poé­tique. La poésie de cha­cun respire le calme de la maîtrise et de l’autorité poé­tique. Enfin, silence en poésie rime surtout avec présence. La poésie de cha­cun des poètes dont j’ai par­lé est habitée par ce que David Le Bre­ton dans son ouvrage « Du silence » appelle « une qual­ité de présence » : ce n’est d’ailleurs pas pour rien que René Gal­let a inti­t­ulé son  livre sur Hop­kins Excès de présence. David Le Bre­ton écrit : « La qual­ité de présence dis­pense de toute parole super­flue, mais elle con­fère aus­si un sen­ti­ment renou­velé de vivre, elle est dis­pen­satrice de sens[22]. »

 

 


[1] Cet arti­cle reprend l’essentiel d’une com­mu­ni­ca­tion faite lors de la journée d’étude « Représen­ta­tions du silence », qui a eu lieu le 6 décem­bre 2012 à l’université d’Artois, au sein du lab­o­ra­toire Textes et Cul­tures EA 4028, dans l’axe de recherche « Translit­téraires ». Cette journée a été excellem­ment organ­isée par Jaël Grave, que je remer­cie vive­ment ici.

[2] Jean-Louis Chré­tien, Saint Augustin ou les actes de parole, Paris : PUF, 2002, 91–104.

[3] Cf.  l’essai de Geof­frey Hill, ‘Lan­guage, Suf­fer­ing and Silence’ in Col­lect­ed Crit­i­cal Writ­ings, Oxford: Oxford Uni­ver­si­ty Press , 2008, 394–407; voir plus par­ti­c­ulière­ment 395–399.

[4] V. René Gal­let, G. M. Hop­kins ou l’excès de présence, FAC-édi­tions, Paris, 1984, 20.

[5] Rain­er Maria Rilke, Let­tres à un jeune poète, trad. Bernard Gras­set et Rain­er Biemel, Gras­set : Paris, 1937, 34.

[6] Ger­ard Man­ley Hop­kins, Poèmes/Poems, Jean-Georges Ritz (trad., introd. et notes), Aubier – col­lec­tion bilingue, Paris, 1980, 103.

[7] Ibid., 91. Le pre­mier vers cité se lit anglais : « Where the green swell is in the havens dumb ».

[8] Gal­let, op. cit., 24.

[9] Ibid.

[10] Ger­ard Man­ley Hop­kins, Poèmes accom­pa­g­nés de pros­es et de des­seins, choix et tra­duc­tion de Pierre Leyris, Paris : Seuil, 1980, 45–46.

[11] Ger­ard Man­ley Hop­kins, Let­ters to Bridges, 219.

[12] G. M. Hop­kins, Le Naufrage du Deutsch­land suivi de Poèmes gal­lois, Son­nets ter­ri­bles, trad. René Gal­let, présen­té par G. Hill, Paris: Orphée: La Dif­férence, 1991, 91.

[13] Ger­ard Man­ley Hop­kins, Car­nets – Jour­nal, Let­tres, op. cit., p. 218 (tra­duc­tion légère­ment modifiée).

[14] Trad. de René Gal­let, G. M. Hop­kins ou l’excès…, 192–193. On n’est pas sur­pris d’apprendre que l’un des jets précé­dents du poème con­te­nait le mot de « silence », mais Hop­kins ne l’incorpore pas dans un vers entier.

[15] Tra­duc­tion mod­i­fiée de Philippe Jac­cot­tet, in Revue des Belles-Let­tres, n° 3–4/1980 (Cahi­er Man­del­stam ; ci-après RBL), 109, en lisant la ver­sion anglaise de Clarence Brown et W. S. Mer­win, Osip Man­del­stam, Select­ed Poems, Pen­guin : Har­mondsworth, 1977, 108 (1973).

[16] Cf. Nadezh­da Man­del­stam, Hope Against Hope: A Mem­oir, Max Hay­ward (trad.), Pen­guin : Har­mondsworth, 1983 (1970), 122–123.

[17] Cf. l’introduction de Clarence Brown de Osip Man­del­stam, Select­ed Poems, Clarence Brown, W. S. Mer­win (trad.), Pen­guin: Har­mondsworth, 1977 (1973).

[18] RBL 65.

[19] RBL 27.

[20] RBL 75 (trad. légère­ment modifiée).

[21] RBL 39.

[22] David Le Bre­ton, Du silence, Métail­ié, Paris, 1997, 230.

 

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