A l’automne 1933, dans ses numéros d’octobre et de novem­bre, la NRF pub­lia un « Tableau de la poésie ».
Sur un peu moins de 80 pages répar­ties sur deux livraisons, il y avait là quar­ante-qua­tre auteurs, représen­tés cha­cun par un poème, et aus­si par une notice dans laque­lle l’intéressé s’expliquait sur sa voca­tion poé­tique : on trou­vait quelques écrivains con­nus et recon­nus (Jules Super­vielle ou Fer­nand Gregh) mais aus­si et surtout des noms totale­ment ignorés par le monde lit­téraire et aujourd’hui encore par l’histoire lit­téraire : ain­si « G. de Bel­let, danseur, né à Nice en 1903 » ; « Marthe Goul­liart, sténo-dacty­lo­graphe, 40 ans » etc. Ces quar­ante-qua­tre auteurs avaient été choi­sis par­mi les quelques dix mille qui (assure Paul­han) avaient répon­du à l’appel adressé en avril à « tous les poètes français –aux poètes encore incon­nus non moins qu’aux poètes célèbres ; aux ouvri­ers et aux paysans, aus­si bien qu’aux intel­lectuels et aux bour­geois ; aux pro­fes­sion­nels comme aux poètes du Dimanche ».

Pourquoi une pareille entre­prise dans la NRF ? Il y a des raisons explicites: « Il fal­lait appren­dre à quoi sert la poésie, d’où elle sort, com­ment elle frappe, et quelles raisons d’écrire se donne un poète »[1], mais ces 80 pages, qui sont plutôt inso­lites, cela n’échappe à per­son­ne, appel­lent d’autres commentaires.

D’une part, l’appel aux ama­teurs, à ce que Paul­han nomme « l’homme du com­mun », laisse au moins soupçon­ner des réserves vis à vis des pro­fes­sion­nels de la poésie. Dans le domaine poli­tique, la con­fi­ance affichée par Paul­han à l’égard de « l’homme de la rue », est sol­idaire de l’ironie avec lesquelles il con­sid­ère les spé­cial­istes de la poli­tique. Il n’en va pas autrement dans le domaine qui nous intéresse, et il n’est que de voir le traite­ment réservé par le Tableau à l’académicien Fer­nand Gregh, ou à Mme de Lanar­tic, poétesse primée par l’Institut, pour achev­er de s’en con­va­in­cre. En dépit ou à cause des déné­ga­tions de l’introduction: « [Il ne s’agit pas] de savoir si la poésie est morte. Elle ne l’est pas, bien enten­du », une pub­li­ca­tion comme celle-ci est insé­para­ble d’une inquié­tude, d’un doute, d’une ironie, vis à vis de la poésie qui s’imprime à ce moment-là dans les livres et dans les revues, de ce qu’on pour­rait appel­er l’institution poé­tique.
 

Ce point mérite qu’on s’y arrête. Vues de notre début de siè­cle, ces quinze années peu­vent appa­raître comme un âge d’or de la poésie française : de Claudel et Valéry aux sur­réal­istes en pas­sant par Michaux, Jou­ve, Cen­drars, Saint John Perse, Far­gue, Super­vielle, Max Jacob, Ponge, Reverdy… y a‑t-il jamais eu une telle diver­sité et une telle abon­dance d’œuvres poé­tiques de grande ou de très grande valeur –œuvres dont aucune n’est ignorée par la NRF? Et je ne dis rien des jeunes qui arrivent Audib­er­ti, Fol­lain, Tardieu… What a bunch ! comme dis­ait Larbaud.

Mais ce qu’il faut bien ajouter, c’est que cet âge d’or, cette abon­dance digne d’un pays de Cocagne, ne sont qua­si­ment jamais perçus comme tels par les con­tem­po­rains. La flo­rai­son dont j’ai par­lé survient non pas du tout dans l’allégresse et la con­fi­ance : mais dans un cli­mat de déso­la­tion, un cli­mat de sar­casme, de doute et de deuil à l’égard du genre poé­tique. Cette poésie si riche, si féconde, si diverse, fleu­rit au moment même où pleu­vent de maints côtés les faire-part de décès la concernant.

J’aurais ici beau­coup de cita­tions à prélever dans la revue. Cela irait de con­sid­éra­tions mélan­col­iques de Roger Allard ou de Thibaudet à pro­pos de Calliope[2], jusqu’à la pré­face à L’Homme blanc dans laque­lle Jules Romains, en 1937, note (c’est banal) l’indifférence crois­sante du pub­lic à la poésie[3]. Je cit­erai plus longue­ment, parce qu’on ne le cite jamais, et c’est dom­mage, un texte de Léon-Paul Far­gue, pub­lié le 1er sep­tem­bre 1935 :

 

Il ne se passe pas de jours que l’on ne m’annonce, sous quelque forme, la mort de la Poésie. Ce sont les cri­tiques qui embouchent leurs cors, c’est un avaleur de mon­o­cles qui pérore, […] ce sont les écrivains pour marchands de meubles et les chroniqueurs de wag­ons-restau­rants, les trip­iers devenus sous-secré­taires d’Etat à la Danse, aux Sports d’Hiver ou aux maisons de passe, cer­tains cor­recteurs d’imprimerie, des garçons de bain, des ton­deurs de chiens, les agents élec­toraux […] J’ouvre un jour­nal, un cat­a­logue de machines agri­coles, le Larousse pour aveu­gles ou pour car­diaques, le guide bleu, le guide rose, le pro­gramme de l’Enseignement sec­ondaire, le livre de cui­sine, l’annuaire des télé­phones, un manuel de Droit flu­vial, la cote de la Bourse, le menu du Col­isée […] Partout la poésie est morte.

Morte, elle est morte. La poésie est morte. Tous les fos­soyeurs du rad­i­cal­isme, de la Mode, de la passe­menterie, du Jock­ey-Club ou de la pêche à la ligne l’affirment, le prou­vent, le con­sta­tent, le pub­lient, le tin­ta­mar­rent, le bavent. La poésie est morte.

 

On dira que (verve mise à part) tout cela n’est pas neuf, que la mort de la poésie était déjà une ren­gaine au XIX° siè­cle, y com­pris sous la plume de gens qui n’avaient jamais lu Hegel. Peu importe ici: ce que je retiens, c’est ce cli­mat de doute, d’hostilité ou de mépris, cette men­ace sus­pendue au-dessus de la poésie et qui lui impose con­stam­ment de réclamer un droit à l’existence qu’on lui mégote. Il me sem­ble que l’on a intérêt, pour com­pren­dre le Tableau, à garder présent à l’esprit le texte de Far­gue, et tant d’autres qui dis­ent la même chose avec moins de brio: si la poésie n’était pas ain­si exposée, si les poètes salués comme tels la fai­saient vivre comme il se doit, d’une vie assez vivante et riche, il aurait été sans doute moins urgent de mon­tr­er qu’elle con­tin­u­ait de vivre ailleurs, par­mi les hommes du com­mun ; le Tableau de la Poésie aurait été moins néces­saire. C’est là mon pre­mier com­men­taire. Mais je voudrais dire aus­si un mot de la forme même du Tableau.

« Quand on expose des don­nées com­plex­es et qu’on présente une vue d’ensemble d’un prob­lème », dit Robert, « on en fait le tableau […] Le tableau […] n’est pas une syn­thèse, mais une jux­ta­po­si­tion de points de vue »[4]. Jux­ta­po­si­tion, non syn­thèse. Le tableau est un panop­tique qui per­met d’embrasser d’un coup d’œil un champ diver­si­fié, dis­parate, bar­i­olé ; de présen­ter ensem­ble des œuvres et des pro­jets que par ailleurs tout oppose, qui se tour­nent le dos, qui n’ont rien de com­mun qu’une bien impré­cise appar­te­nance générique.

C’est en ce sens, me sem­ble-t-il, que le pro­jet (l’utopie) qui s’incarne dans le Tableau pour­rait être aus­si le pro­jet (l’utopie) de la NRF : la NRF, elle aus­si, est un Tableau, le Tableau est une sorte de métaphore de la revue. Comme le Tableau la NRF n’est pas, ne veut pas être, la revue d’un par­ti ou d’une secte poé­tique ; comme le Tableau, elle pré­tend s’ouvrir à  « tous les poètes français ».

 

*

 

Naturelle­ment, on objectera : on dira qu’il n’y sont pas tous et, pour peu que l’on se con­tente de faire l’inventaire des poètes pub­liés dans la pre­mière sec­tion, on jugera qu’on est loin du compte, que la liste est courte, et d’ailleurs con­testable, de François-Paul Alib­ert à Paul Valéry, les pre­miers grands rôles étant sans sur­prise : Claudel, Jou­ve, Suarès, Super­vielle, Valéry.

Cepen­dant, si l’on étend l’enquête à l’ensemble de la revue, si l’on prend en compte les notes, les chroniques, les « airs du mois », et jusqu’aux cita­tions insérées dans la revue des revues etc. il faut bien con­venir que l’index nominum s’allonge con­sid­érable­ment, qu’il faut beau­coup d’érudition pour le pren­dre en défaut, et que l’utopie dont j’ai par­lé n’est pas loin d’être réal­isée. Mais on doit con­venir égale­ment que cette exhaus­tiv­ité (ten­dan­cielle) ne sig­ni­fie pas neu­tral­ité ou « objec­tiv­ité ». Il est, à mon sens, périlleux d’identifier la NRF à une ligne ou à un esprit, à une poé­tique dont la revue se ferait, dans cha­cune de ses livraisons, l’apôtre ou le pro­pa­gan­diste; mais la mobil­ité esthé­tique, les som­maires con­stru­its selon la méth­ode « un cheval, une alou­ette » (comme le dis­ait Auguste Anglès de la pre­mière NRF) Artaud coudoy­ant Fran­cis Jammes ou Tris­tan Derème, n’ont pas pour corol­laire une uni­verselle bien­veil­lance. La bigar­rure ne débouche pas sur un éclec­tisme indul­gent, ou fade, ni sur le nihilisme aimable et fatigué du « tout se vaut » et du « pourquoi pas ? ». La NRF est une revue où l’on manie aus­si le fouet.

On a ici le choix des exem­ples, je cit­erai le cas de cer­tains représen­tants de la lit­téra­ture mondaine, comme la comtesse de Noailles, à peu près ignorée durant ces quinze années, mais dont le Choix de poèmes fait l’objet d’un compte ren­du féroce, par Gabriel Bounoure, en mai 1931[5]. Les poètes académi­ciens, les Hen­ri de Rég­nier, Pierre de Nol­hac, Fer­nand Gregh… sont eux aus­si à peu près absents. Et quand on les cite, à l’occasion de leur décès par exem­ple, ce sont rarement des fleurs qu’on vient dépos­er sur leur tombe. Lorsque meurt Hen­ri de Rég­nier, c’est Jean Guérin (Paul­han, donc) qui signe sa notice nécrologique (juin 1936). Citons le début, pour son ironie :

 

 

La mort d’Henri de Rég­nier vient étrange­ment ouvrir les céré­monies où doit se célébr­er le cinquan­te­naire du symbolisme.

 

et la pointe finale :

 

 Il y a de l’élégance à s’effacer ; [Hen­ri de Rég­nier] s’était admirable­ment effacé.

 

On ne saurait enreg­istr­er avec moins de nos­tal­gie la péremp­tion d’une œuvre, mais aus­si d’une école, le sym­bol­isme, qui aurait pu être regardées d’un œil moins sec dans une revue où les Gide, Valéry, Claudel, tenaient la place que l’on sait, une revue aus­si qui a fait beau­coup pour amen­er Mal­lar­mé à occu­per la place qu’il occupe aujourd’hui. Aujourd’hui, cepen­dant, ces dédains (qui au-delà des juge­ments de goût peu­vent s’analyser en ter­mes de con­flits de pou­voir : en man­i­fes­tant ain­si avec inso­lence son mépris d’auteurs arrivés, jouis­sant d’une notoriété et d’une recon­nais­sance insti­tu­tion­nelle, la revue témoigne de sa puis­sance, sig­nale la péremp­tion d’instances de légiti­ma­tion aux­quelles elle tend à se sub­stituer) ces dédains sus­ci­tent peu de protes­ta­tions: ils peu­vent même être con­vo­qués pour servir à un éloge de la NRF et de sa per­ti­nence cri­tique, puisqu’ils ont été en somme entérinés par la postérité. Il en va tout autrement si l’on con­sid­ère le traite­ment réservé au surréalisme.

L’antithèse est dev­enue clas­sique : NRF con­tre sur­réal­isme, Girondins con­tre Mon­tag­nards, le cen­tre con­tre les extrêmes, lit­téra­ture insti­tu­tion­nelle con­tre lit­téra­ture insur­rec­tion­nelle, Gide-Valéry-Claudel con­tre Aragon-Bre­ton-Elu­ard… L’antithèse se trou­ve large­ment accréditée si l’on s’avise que la revue ne pub­lie pas les sur­réal­istes, à de rares excep­tions près (Elu­ard, mais surtout à par­tir de 1937, au moment où il rompt avec Bre­ton et le groupe). Entre 1925 et 1940, rien de Desnos, rien de Char, rien de Péret, qua­si­ment rien de Bre­ton (deux let­tres et un arti­cle, un seul, en 1937) qua­si­ment rien d’Aragon avant décem­bre 1939 (deux let­tres, plus divers­es cita­tions par­tielles et claire­ment mal inten­tion­nées dans la rubrique « Livres et jour­naux », où l’on put lire de larges extraits de « Front rouge », et dans la « Revue des revues »[6]). Bre­ton et Paul­han, je le rap­pelle, étaient rel­a­tive­ment proches en 1919, et le nom de Paul­han fig­ure sur le pre­mier som­maire de la revue Lit­téra­ture. Mais en 1926–7, ils en sont aux let­tres d’injures, Paul­han envoie ses témoins, il s’en faut de peu qu’ils ne se bat­tent en duel… A cette occa­sion, le groupe fait bloc autour de son chef, Paul­han reçoit des let­tres grossières signées Aragon, Péret, Elu­ard. Les rela­tions avec Bre­ton se réchauf­fent ensuite dans les années trente, Paul­han pub­lie même L’Amour fou en 1937 dans sa col­lec­tion « Méta­mor­phoses », mais pas dans la revue. Le rap­proche­ment avec Aragon se fera en 1939.


De tout cela, et de bien d’autres textes ou événe­ments que je ne cite pas, il est ten­tant de con­clure que Paul­han (ou, sinon Paul­han tout seul, Paul­han et ceux qui ont leur mot à dire dans la direc­tion de la revue : Gide, Schlum­berg­er, Gal­li­mard etc.) a tout sim­ple­ment écarté les sur­réal­istes ;  qu’on leur a fer­mé la porte. Mais il faut ici se garder de descrip­tions trop hâtives, for­cé­ment simplificatrices.

Obser­vons d’abord que si l’on ne pub­lie pas ces auteurs dans la NRF, on ne fait pas silence sur leurs pub­li­ca­tions (qui se font sou­vent du reste dans la mai­son d’édition qui porte le nom de la revue). Vers 1932, il est ques­tion d’une con­spir­a­tion du silence qui serait orchestrée con­tre le sur­réal­isme. Sup­posé que cette con­spir­a­tion ait effec­tive­ment existé, il me paraît dif­fi­cile d’accuser la NRF d’être l’un des con­jurés. Dès la fin de 1924, c’est-à-dire dès que le mou­ve­ment sur­réal­iste acquiert une exis­tence publique, la revue pub­lie plusieurs textes à son sujet. Ces textes sont net­te­ment cri­tiques : il est évi­dent qu’on donne la parole à l’opposition, qu’on fait enten­dre les objections[7]. Cepen­dant, ces objec­tions, dévelop­pées par Drieu, Thibaudet ou d’autres, seraient tout à fait inop­por­tunes, si la poli­tique de la revue était celle de l’étouffoir : en mul­ti­pli­ant les arti­cles « con­tre », elle con­tribue à installer les sur­réal­istes, quand bien même c’est pour par­ler con­tre eux, au cen­tre du débat intellectuel. 

Au sur­plus, une revue est une poly­phonie, la NRF ne par­le pas d’une seule voix. Vis à vis des sur­réal­istes, elle souf­fle le chaud et le froid : pub­liant, par exem­ple, en févri­er 1932, un arti­cle atten­tif et élo­gieux de Renéville, qui amène en réponse, en juil­let, une let­tre fort longue et polie de Bre­ton; puis, en févri­er 1933, un compte ren­du féroce des Vas­es com­mu­ni­cants par Julien Lanoë (« André Bre­ton réalise un pro­grès cer­tain sur M. Homais etc. »)[8] ; ou encore la NRF, par la plume de Gabriel Bounoure, déjà cité, peut man­i­fester de l’enthousiasme pour Elu­ard, des réserves vis-à-vis de Desnos ou d’Aragon, un pro­fond mépris pour Péret. C’est ce refus de toute logique de groupe que Bre­ton, qui a peut-être rêvé d’entrer à la NRF comme d’autres sont entrés dans le Palais d’Hiver, aurait sans nul doute aimé éviter.

On sait en effet qu’il y eut, au print­emps de 1926, de curieuses « négo­ci­a­tions » entre le groupe sur­réal­iste et Paul­han. A cette date, les rela­tions avec Bre­ton sont déjà très mau­vais­es, il y a déjà eu un pre­mier échange de gen­til­less­es en févri­er 1926 (« Bre­ton m’a écrit : « ‘je vous tiens pour un con et un lâche’. […] J’ai répon­du par pneu : ‘Il y a longtemps que vous m’emmerdez’ »[9]) et Paul­han a sen­ti le besoin d’un inter­mé­di­aire. Curieuse­ment, il a choisi Artaud, qui n’est peut-être pas le meilleur diplo­mate qu’on puisse imag­in­er. De quoi s’agit-il ? En un mot, d’offrir aux sur­réal­istes un accès à la revue. Négo­ci­a­tions dif­fi­ciles : Paul­han, en effet, entend con­serv­er sa marge de manœu­vre et en par­ti­c­uli­er le droit « de refuser tout ou par­tie des man­u­scrits pro­posés ». Bre­ton et les siens, de leur côté « esti­ment qu’une fois admis le principe de leur col­lab­o­ra­tion, carte blanche doit leur être lais­sée »[10]. En out­re, Bre­ton entre en fureur en prenant con­nais­sance d’une let­tre de Paul­han à Artaud que ce dernier (« pour sim­pli­fi­er les choses », dit-il) lui a mis sous les yeux. Il n’y aura finale­ment ni con­ces­sion ni accord. Je con­clus que si les sur­réal­istes ne sont pas imprimés dans la NRF (à quelques excep­tions près) c’est aus­si qu’ils s’y sont refusés.

La poli­tique de Paul­han, on le voit, n’est pas une poli­tique de lock-out. L’idée reçue selon laque­lle l’absence des sur­réal­istes s’expliquerait suff­isam­ment par des diver­gences esthé­tiques et poli­tiques, qu’elle sig­nalerait la résis­tance d’une revue « bour­geoise » à une révo­lu­tion esthé­tique et lit­téraire, est au moins insuff­isante. La ligne qui sépare les « poètes de la NRF » et les Sur­réal­istes ne coïn­cide pas avec celle que Paul­han regarde comme majeure, et qui sépare les Rhé­toriciens des Ter­ror­istes : les Sur­réal­istes sont des Ter­ror­istes ; mais un Claudel, auteur NRF s’il en fut, ne l’est pas moins. D’autre part, on s’expliquerait mal, s’il s’agissait seule­ment de frein­er les inno­va­tions, l’assiduité d’un Michaux, qui ne sec­oue pas moins fort les abon­nés et les habi­tudes. On ne s’expliquerait pas mieux la place faite à Artaud, très présent grâce à Paul­han (entre 25 et 34, 23 signatures[11], con­tre 17 seule­ment pour Claudel, par exem­ple ; aujourd’hui, les spé­cial­istes d’Artaud n’aiment guère se sou­venir de cette assiduité dans une revue « insti­tu­tion­nelle »), à Renéville, à Dau­mal, à Cail­lois ou même à Elu­ard une fois la brouille passée… toutes sig­na­tures qui s’expliquent au con­traire fort bien si l’intention de Paul­han est d’occuper tout le ter­rain: faute de pou­voir imprimer à ses con­di­tions le groupe de Bre­ton, il se fera un plaisir d’accueillir les transfuges et les excommuniés.

En vérité, l’action de Paul­han vise non pas à exclure les sur­réal­istes (qu’il a au con­traire tout intérêt à pub­li­er pour établir le car­ac­tère uni­versel de sa revue), non pas à les exclure mais à les can­ton­ner. Dans la revue, il faut que soient représen­tées «toutes les exagéra­tions » ; et l’exagération sur­réal­iste comme les autres, mais par­mi d’autres, et con­cur­rem­ment avec d’autres. L’espace lit­téraire est un espace frag­men­té ; aucun des seg­ments qui le com­posent n’est autre chose qu’un seg­ment, aucun ne peut val­oir pour le tout, ne peut se pré­val­oir d’être le Tout. Paul­han n’est pas, n’a pas été, ne sera jamais homme à se don­ner tout entier à un seul auteur, ou groupe d’auteurs. Il est peu sujet à ce qu’il appelle (dans l’Entre­tien sur des faits divers) « l’illusion de total­ité », qui con­siste selon lui à pren­dre pour le Tout ce qui n’est qu’une par­tie : à pren­dre l’œuvre d’un poète, fut-il Hugo ou Rim­baud, ou d’un groupe de poètes, pour la poésie. D’où l’échec des négo­ci­a­tions dont j’ai par­lé, et l’absence des Surréalistes.

 

*

L’espace lit­téraire est un espace frag­men­té, l’époque n’a pas un esprit mais plusieurs, elle n’est pas homogène mais feuil­letée, mêlée, dis­parate. La revue le sera donc aussi.

« Peut-être », écrit Julien Lanoë en mai 1938, « peut-être est-ce le car­ac­tère dom­i­nant des let­tres con­tem­po­raines que ces sur­vivances de doc­trines révolues, que ce ren­dez-vous général de for­mules qui dans le passé s’étaient chas­sées l’une l’autre et qui reparais­sent aujourd’hui jux­ta­posées. L’époque est étrange­ment réca­pit­u­la­tive ». Où l’on voit que l’époque pour­rait ressem­bler déjà à la nôtre –éclec­tique, ou post-mod­erne, avant la date. Où l’on voit aus­si que traiter de « la poésie » dans la NRF entre 1925 et 1940, ce pour­rait être non pas seule­ment pré­cis­er son rôle et sa posi­tion dans cette Grande Marche ou ce Grand Com­bat avec quoi la moder­nité aimait à être con­fon­due, non pas indi­quer sa fonc­tion dans ce « Grand Réc­it » dont le post-mod­ernisme, juste­ment, enreg­istre la désué­tude. Ce serait plutôt pren­dre garde à ce bar­i­o­lage de « for­mules » ; plutôt que d’essayer de ramen­er le mul­ti­ple à l’un, de trou­ver une cohérence, une « ligne », un « esprit », que sais-je, il faut le faire sans doute mais on l’a déjà beau­coup fait, il s’agirait de se ren­dre atten­tif à la jux­ta­po­si­tion et à la bigar­rure, en prê­tant une atten­tion toute par­ti­c­ulière à tous ceux qui sont là et que nous avons oubliés.

Réca­pit­u­la­tive, dit Lanoë. Cela peut être l’occasion de s’arrêter un instant (qui le fait ?) devant des pub­li­ca­tions comme le Dict de Pad­ma, poème tibé­tain traduit par Gus­tave Charles Tou­s­saint et pub­lié en tête du numéro de mai 1933 ; ou les Textes égyp­tiens édités par J.-C. Mardrus (fév. et mars 1937)… Cette séduc­tion de l’ar­chaïque, cette réap­pro­pri­a­tion du « per­du », comme dit aujourd’hui Pas­cal Quig­nard, est de toute évi­dence un des traits du con­tem­po­rain, dont pour­raient témoign­er dans la même péri­ode l’Anabase de Saint-John Perse, ou les Tarahu­maras d’Artaud.

Jux­ta­po­si­tions, dit Lanoë. Com­ment ne pas y songer encore quand feuil­letant la revue on s’avise que c’est le même Ray­mond Schwab (auteur en févri­er 1929 du « Chant de l’arc et d’Ishtar ») qui donne des comptes ren­dus indul­gents d’Albert Samain[12] et qui traduit Gertrude Stein ; quand on trou­ve côte à côte, le même mois, les textes  égyp­tiens que j’ai dits, des poèmes de La Tour du Pin et l’article de Breton[13] ; ou dans un autre, un peu plus tôt, le fameux  « Grand Com­bat » de Michaux tout près des Son­nets à Philis de Vin­cent Musel­li, un vieil ami de Paulhan :

 

Jà tes doigts pour la tragédie
Pré­par­ent l’enflammé poison ;

 

Jà ta chair avec ta raison
A mêmes fièvres tu dédies…
[14]

 

Ren­dre compte de ce que fut la poésie dans la revue, ce peut être sépar­er le bon grain de l’ivraie, Alib­ert de Michaux, le por­teur d’avenir du désuet : ce peut être aus­si pren­dre acte de ces voisi­nages improb­a­bles, de ces bor­ds-à-bor­ds déroutants entre des textes, des manières, qui parais­sent sor­tis de com­par­ti­ments séparés du temps ; ce peut être prêter atten­tion à des anachro­nismes que l’on sur­prend par­fois jusqu’à l’intérieur d’un même texte. Ain­si du Falour­din de Fer­nand Fleuret, dont on trou­ve dans les notes, en 1927, un éloge ent­hou­si­aste: Falour­din satire de la presse et du bour­rage de crâne (quoi de plus actuel ?) qui avait été à deux doigts d’être cen­suré pen­dant la guerre, mais dont les alexan­drins à rimes plates ont exacte­ment la même musique que ceux du Lutrin de Boileau (quoi de plus désuet ?)… Lire la NRF de l’entre-deux guer­res, ce n’est plus seule­ment alors soulign­er des noms con­nus ou illus­tres, faire le compte de ceux qui y sont ou qui n’y sont pas ; c’est aus­si (re-)découvrir une lit­téra­ture qui a som­bré corps et biens. Le temps est venu de mesur­er (en dépit de tous les mod­ernes : les Artaud, les Claudel, les Michaux, les Ponge…) le gouf­fre qui nous sépare désor­mais d’une époque où l’on peut van­ter un Mau­rice Crem­nitz, alias Mau­rice Chevri­er, auteur des Stances à la Légion étrangère, au motif qu’il serait « à Moréas ce que Du Bel­lay est à Ron­sard » ; où le très oublié Georges-Eugène Fail­let, dit Fagus (1871–1933) est loué par Paul Léau­taud, qui cite avec admi­ra­tion une acros­tiche en octosyllabe[15] ; où l’on pub­lie des mono­stich­es d’Emmanuel Lochac dans un numéro bor­dé de noir parce que Thibaudet vient de mourir (mai 1936) ; où Jean Wahl s’enthousiasme pour le roman­tisme féminin de Thérèse Aubray ; où s’écoule bon an mal an l’énorme pro­duc­tion de celui que Mau­r­ras tenait pour « notre plus grand poète » et qui s’appelait Raoul Pon­chon : à sa mort, en 1938, il lais­sait 80.000 vers qu’une courte note nécrologique jugea « légers, char­mants –sans poésie ».

On me dira que ce sont là des œuvres, ou des fan­tômes, qu’il est char­i­ta­ble de laiss­er dormir. Mais si j’ai rai­son de dire que la NRF tout entière est un Tableau, si elle a eu cette ambi­tion total­isante que je lui prête, n’est-ce pas la trahir que de la pren­dre par extraits ? Et que Paul­han n’ait pas dédaigné d’imprimer dans le Tableau les vers d’un danseur niçois ou d’un com­man­dant de hus­sards pour­rait nous inciter à ne pas sauter sys­té­ma­tique­ment la « Chair noc­turne » d’Alibert ou les « Poèmes » de Louis Brauquier[16].

Au demeu­rant, je suis con­scient de ce que la métaphore du tableau peut com­porter d’insuffisant et peut-être de déce­vant : c’est une métaphore sta­tique. Un tableau est prop­ice aux dénom­bre­ments, il dis­tribue des unités. Il rend mal compte des dynamiques. Il ne nous dit rien des forces.

L’époque est diverse, elle est plurielle, bigar­rée, elle n’est pas étale. Elle suit une pente, ou plusieurs. L’hétérogène est emporté dans un mou­ve­ment qu’on ose à peine dire général, puisqu’il résulte d’une mul­ti­plic­ité de mou­ve­ments locaux inter­con­nec­tés, de flux et de reflux, de sol­i­dar­ités et d’antipathies dynamiques. Les unités qui le com­posent ne sont pas comme celles du tableau enfer­mées dans des cas­es étanch­es. Elles sont ani­mées de vitesses vari­ables, de forces de frappe et de puis­sances d’impact qui ne sont pas uni­formes et que la revue, par la place qu’elle leur accorde et la « scéno­gra­phie » qu’elle agence peut ten­ter de réduire, ou d’accroître. Mon­ter un numéro d’hommage à Mal­lar­mé, en novem­bre 1926, c’est évidem­ment hon­or­er un très grand poète (qui au demeu­rant a eu l’importance que l’on sait pour les Gide, Thibaudet, Claudel, Valéry…); mais ce peut être aus­si, l’air de rien, pouss­er les feux con­tre Bre­ton et les siens, pour peu qu’on iden­ti­fie l’auteur d’Héro­di­ade, comme fait Thibaudet, à un néo-clas­si­cisme qu’on oppose à « l’immense facil­ité » que serait le Sur­réal­isme. Et c’est aus­si pré­par­er l’avenir : con­tribuer à con­stru­ire le pres­tige ultérieur de Mal­lar­mé, lequel est loin, à cette date, d’être la référence déci­sive qu’il sera plus tard. 

Cela n’autorise pas pour autant à iden­ti­fi­er la NRF tout entière à un mal­lar­méisme mil­i­tant. Lorsqu’elle rend hom­mage à L’Homme blanc de Jules Romains (ten­ta­tive de restau­ra­tion de la poésie à sujet) ou fait l’éloge de Salmon, auteur épique dit Bounoure, qui a su « trans­muer le reportage en poésie »[17], on doit con­clure que la revue loin de met­tre tous ses œufs dans le même panier, prend en con­sid­éra­tion la pos­si­bil­ité de rou­vrir une porte que Mal­lar­mé, pré­cisé­ment, avait fer­mé. Mais on voit bien aus­si que ce souci-là ne par­le pas tout à fait aus­si haut que l’autre. Le tableau est com­plet, d’accord, toutes les cas­es en sont rem­plies, mais elles n’ont pas la même taille, ou l’encre en est plus ou moins noire, les argu­ments sont pro­jetés plus ou moins fort sur l’avant-scène, l’espace où ils sont dis­posés n’est pas un espace neu­tre et plat.

Ren­dre compte de ce qu’il en fut de la poésie dans la NRF entre 1925 et 1940, ce ne peut donc pas être seule­ment vis­iter l’une après l’autre toutes les cas­es du Tableau. Ce doit être encore appréci­er ces forces et ces ten­sions que j’indique : moins un Tableau peut-être alors qu’une carte météo insta­ble et com­pliquée, une pho­to satel­lite mou­vante, avec hautes et bass­es pres­sions, calmes plats, pot au noir, avis de tem­pêtes, pré­cip­i­ta­tions : ce que reprenant le titre d’un recueil de Jean Cay­rol dont rend compte le numéro de mars 1940, juste avant l’ouragan de mai, on pour­ra choisir d’appeler des Phénomènes célestes.

 Tout un programme.

 


[1] NRF 1° octo­bre 1933, p. 481.

[2] 1° fév. 1929

[3] « Pré­face à l’homme blanc », NRF , avril 1937.

[4] Matoré, cité dans Robert, art. tableau.

[5] mai 1931, p. 755–58 : : « la sot­tise de la sen­si­bil­ité d’avant-guerre », « banal­ités, fadeurs, vul­gar­ités », « adjec­tifs inanes » etc.

[6] Qui imprime, en sept. 1933 un « Cou­plet du beau monde », paru dans Com­mune et rap­proché (par Paul­han) d’un pas­sage du Sur­réal­isme Au Ser­vice de la Révo­lu­tion dans lequel Alquié attaque Aragon en évo­quant le « vent de cré­tin­i­sa­tion qui souf­fle d’URSS ».

[7] Déjà, en 1924, le compte ren­du de Clair de Terre (par Paul­han) et celui des Pas per­dus puis du Lib­erti­nage (par Arland) n’étaient pas sans mar­quer des réserves. A la fin de l’année, la revue donne une pub­lic­ité ironique et répro­ba­trice aux men­aces de « cor­rec­tion cru­elle » ful­minées par les sur­réal­istes à l’encontre de Pierre Morhange. En 1925, parais­sent suc­ces­sive­ment « Du Sur­réal­isme » (de Thibaudet, en mars), « La véri­ta­ble erreur des sur­réal­istes » (de Drieu La Rochelle, en août), un compte ren­du sévère de Deuil pour deuil de Desnos (par J. Cas­sou, en octo­bre). Cer­taines arrière-pen­sées anti-sur­réal­istes peu­vent accom­pa­g­n­er la pub­li­ca­tion de la Trahi­son des clercs de Ben­da, en 1927, même si l’ouvrage est tourné d’abord con­tre les maurrassiens.

[8] Févri­er 1933, p. 340–2, note de Julien Lanoe.

[9] Paul­han Ponge : Cor­re­spon­dance, Gal­li­mard, 1986, vol. I, let­tre 65.

[10] BNF. Fonds Artaud, et Artaud, op. cit.

[11] 7 textes, 13 notes, 3 « airs du mois ». Puis 3 sig­na­tures dont 2 notes entre 1935 et 1940.

[12] 1° avril 34

[13] 1° févri­er 1937. Le texte de Bre­ton est « Lim­ites non fron­tières du sur­réal­isme ». Ces pages mil­i­tantes sont aus­sitôt suiv­ies de la fin de Reveuse bour­geoisie, du fas­ciste Drieu La Rochelle. L’éclectisme de Paul­han ressem­ble par­fois à une con­ju­ra­tion de la guerre civile qu’il redoute.

[14] 1° semes­tre 1927.

[15] décem­bre 1933.

[16] juin 1935.

[17] Note sur Car­reaux de Salmon, décem­bre 1929.

 

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