POÈME

Mes yeux sont des télescopes

à scruter la rue,

à scruter mon âme

loin de moi mille mètres.

 

Des femmes vont et vien­nent en nageant

dans des fleuves invisibles.

Des auto­mo­biles comme des pois­sons aveugles

com­posent mes visions mécaniques.

 

Cela fait vingt ans que je ne dis le mot

que j’attends tou­jours de moi.

Je resterai indéfin­i­ment à contempler

mon por­trait moi, mort.[1]

Pro­pon­ho, aqui, um pas­seio. Uma leitu­ra múlti­pla sono­ra, sol­ta. Não por desmere­ce­do­ra reflexão, pelo con­trário : pela razão do tex­to, pelos mean­dros flu­i­dos e ontológi­cos da Poïe­sis. Pro­pon­ho uma prom­e­nade con­tem­pla­ti­va pelo amor do ver­bo poéti­co nu, matemáti­co. Pela beleza dos olhos de um homem-poeta, de um arquite­to, de um tra­bal­hador infatigáv­el, de visão acu­ra­da, pre­cisa, hon­es­ta. De um João pedregoso, humílimo mestre e mae­stro da poe­sia brasileira. Uma «  pedra afiada ».

 

João Cabral de Melo Neto est un des plus grands poètes de la lit­téra­ture con­tem­po­raine et, sans doute, un des plus impor­tants de la pro­duc­tion lit­téraire brésilienne.

Né le 9 jan­vi­er 1920 à Recife, dans l’état du Per­nam­bouc, dans le Nordeste brésilien, il meurt le 9 octo­bre 1999, à Rio de Janeiro, ville qu’il trou­vera « sym­pa­thique », mais qui ne saura jamais rem­plac­er le paysage social, la valeur humaine et la com­plex­ité cul­turelle de la région nordes­tine, sa région natale, dont il sera amoureux, et fier, jusqu’à ses derniers jours.

Poète, mais aus­si diplo­mate, João Cabral par­cour­ra le monde: Espagne, Angleterre, France, Suisse, Bel­gique, Por­tu­gal, Équa­teur, Séné­gal… Dans l’exercice de ses fonc­tions, cet écrivain voyageur va ain­si arpen­ter les ter­ri­toires, il va scruter les gens, ques­tion­ner les lim­ites, dessin­er les mon­des, les paysages pos­si­bles… Poète « cos­mo­graphe »[1], João Cabral va inter­roger la représen­ta­tion de l’espace poé­tique en ques­tion­nant la con­di­tion de l’homme, cet acteur et ce récep­ta­cle du réel, du temps, de l’Autre. Il va, enfin, redessin­er les pos­si­bil­ités poé­tiques de ce qu’il percevra, de ce qu’il vivra et de ce qu’il don­nera à voir.

Loin d’un lyrisme exac­er­bé, João Cabral fut un poète du tra­vail, de l’effort, de la rai­son, de vers « con­crets »[2], de l’actualisation poé­ma­tique de la Parole. De nom­breuses cri­tiques lit­téraires par­cour­ront sa pen­sée intel­lectuelle, dont notam­ment des remar­ques phénoménologiques sur l’écriture poé­tique, le rôle de la poésie mod­erne, des études sur la Pein­ture, ou la rela­tion cul­turelle entre l’Europe et l’Amérique[3].

Pedra do Sono (Pierre du Som­meil) sera son  pre­mier recueil, écrit entre 1940 et 1941. Nous sommes en 1942 quand ce pre­mier livre paraît. Le Sur­réal­isme, né depuis 1917, est un  mou­ve­ment artis­tique en pleine activ­ité et pleine influ­ence cul­turelles. João Cabral boit de cette source-là. Et en com­pag­nie intel­lectuelle de Willy Lewin – cri­tique lit­téraire brésilien, né lui aus­si dans la ville de Recife, et grand lecteur de Valéry et de Mal­lar­mé, de Claudel, de Joyce –, João Cabral boira égale­ment dans la source d’un Julien Green, d’un Proust, d’un Kaf­ka et d’un Ezra Pound, sans oubli­er Jean Cocteau, André Bre­ton, Picas­so et Reverdy… A l’âge de vingt-deux ans seule­ment, à la pub­li­ca­tion de Pedra do Sono, João Cabral sera ain­si un des précurseurs du Con­crétisme et du Mod­ernisme brésiliens, avec d’autres grands noms du panora­ma lit­téraire de ce pays, dont Manuel Ban­deira, Car­los Drum­mond de Andrade, Jorge de Lima ou Cecília Meireles.

Mais si João Cabral est con­sid­éré, avec ce pre­mier recueil de poèmes, comme un poète sur­réal­iste et mod­erne, il n’acceptera pas d’appartenir à une « école lit­téraire » ou d’être l’icône d’un quel­conque mou­ve­ment artis­tique. João est dis­cret ; et caté­gorique : la poésie, c’est un tra­vail, sans exagéra­tion, sans cat­a­logue, sans excès. C’est un long tra­vail, où le poète  se mélange avec le matéri­au ver­bal, avec l’argile du texte, avec la matière de la lourde con­struc­tion d’un poème qui salit, qui soulage, qui (se) trans­forme : « Je sors de mon poème/ Comme celui qui se lave les mains./Quelques coquilles se sont transformées,/Que le soleil de l’at­ten­tion a cristallisées; un mot/que j’ai fait épanouir, comme un oiseau. »[4]

Dans sa « pierre pre­mière », João Cabral cherchera alors une logique de com­po­si­tion débu­tante, sur­réal­iste, musi­cale, certes, mais il cherchera tou­jours le chemin dialogique évo­ca­teur de la con­science, du vis­i­ble, des espaces vides, des ten­sions phénoménologiques qui seront présents tout au long de ses pre­miers recueils, et trans­for­més, voire « mûris » ultérieurement.

Tout le recueil Pedra do Sono habit­era cette zone d’ « insta­bil­ité », de dialec­tique entre le vis­i­ble et l’invisible, entre le som­meil et l’éveil ; entre les images oniriques de l’inconscient et la réalité :

 

COMPOSITION

 

Des fruits décapités, des cartes

des oiseaux que j’ai apprivoisés sous le chapeau ,

je ne sais quels gramo­phones errants,

la ville qui naît et qui meurt,

dans ton œil la fleur, des rails

qui m’abandonnent, des journaux

qui m’arrivent par la fenêtre

repro­duisent les gestes obscènes

que je vois fab­ri­quer les fleurs

qui me sur­veil­lent les nuits éteintes

où des nuages invariablement

versent des cha­grins que je ne dis pas.

 

 

Cette « Com­posição » est représen­ta­tive des pre­miers des­seins de la poésie cabra­line. « La ville qui naît et qui meurt », « les jour­naux qui arrivent par la fenêtre », « les gramo­phones errants » errent dans l’espace « nou­veau » du lecteur. Ils habitent cet espace mou­vant en ten­sion, en sémiose mobile, en évo­lu­tion incon­nue, con­stante, pleine de vides et de sus­pen­sion. En « décap­i­tant des fruits », en « fab­ri­quant des fleurs » dans l’œil du lecteur, Cabral engage celui-ci à fab­ri­quer d’autres fruits et d’autres fleurs impos­si­bles, ren­dus présents dans cette façon dialec­tique de faire les mon­des. C’est le début, donc, d’une poésie déic­tique, trans­for­ma­trice, tran­si­tive ; d’une poésie du vis­i­ble, du regard et du corps fab­riqués dans et à par­tir de l’Autre.

Pedra do Sono sera ce recueil voué à la recherche de l’espace-temps. Ceci n’est pas, en toute évi­dence, inau­gur­al en Poésie, vu que l’essence même de l’art poé­tique est, grosso modo, le ques­tion­nement et la pro­duc­tion de la représen­ta­tion spa­tio-tem­porelle. Mais, Pierre du Som­meil sera un ensem­ble assez clair de ces ques­tion­nements-là, plus au moins nuancés par une méta­physique poé­tique débu­tante, inspirée par la rigueur mal­lar­méenne… Mais il s’agit d’aller au-delà des pier­res brutes, dor­mantes, endormies, obscures, qui se for­ment, qui se mod­è­lent dans le poème. Les chemins lais­sés ouverts par le jeune poète brésilien nous font entrevoir un espace qui reste dans le sou­venir latent et puis­sant du som­meil, dans la présence du passé, dans l’observation d’un temps impos­si­ble, qu’on désire vivant, act­if, mais surtout d’un espace tra­vail­lé et prob­lé­ma­tisé dans les pos­si­bil­ités du texte poétique.

La Mémoire sera alors une notion-clef dans ce pre­mier livre de poésie de Cabral. La mémoire comme réser­voir et comme absorp­tion du temps ; comme désir de per­ma­nence, comme con­ser­va­tion et comme mise-en-abyme tem­porelle, endogène, affamée d’autres espaces para­doxale­ment mourants, défaits, absents et  redess­inés « inutile­ment » dans le temps :

 

DANS LA PERTE DE LA MÉMOIRE

 

Dans la perte de la  mémoire

une femme bleue était allongée

elle cachait dans ses bras

de ces oiseaux gelés

que la lune souf­fle la haute nuit

sur les épaules nues du portrait.

 

Et du por­trait nais­saient des fleurs

(deux yeux deux seins deux clarinettes)

qui par moments dans la journée

pous­saient prodigieusement

pour que les bicy­clettes de mon désespoir

courent dans mes cheveux.

 

Et sur les bicy­clettes qui étaient des poèmes

arrivaient mes amis hallucinés.

Assis en désor­dre apparent,

les voici à engloutir régulière­ment leurs pendules

tan­dis que l’hiérophante cheva­lier armé

bougeait inutile­ment son unique bras.

 

Cette dynamique de l’effort (ou du désir) de présence, de la peur du temps inex­orable­ment trans­for­mé, flu­ide, liq­uide, sem­ble par­courir l’intention de Pedra do Sono.  La répéti­tion de la réal­ité en dehors du som­meil peut évo­quer le désir d’ancrer ce qui échappe au poète, mais aus­si ali­menter son désir de fuite, son désir de con­struc­tion d’autres pos­si­bles, d’autres corps et d’autres regards :

 

LE POÈME ET L’EAU

 

Les voix liq­uides du poème

m’in­vi­tent au crime

au révolver.

 

On me par­le d’îles

que même les rêves

n’atteignent pas.

 

Le livre ouvert sur les genoux

le vent sur les cheveux

je regarde la mer.

 

Les événe­ments d’eau

se met­tent à se répéter

dans la mémoire.

La « répéti­tion » de la mémoire, de ces « gise­ments pro­fonds de notre sol men­tal »[5] est, ain­si, ancrée dans la rela­tion du corps avec d’autres corps, avec des corps-monde, des corps macro­cos­miques, prob­lé­ma­tisés dans le rap­port vis­i­ble-invis­i­ble. La mémoire sera alors un appel ou un rap­pel à l’expérience de monde, comme nous rap­pelle Michel Collot:

 

(…) Nos tout pre­miers sou­venirs sont ceux qui sont le plus intime­ment liés à leurs hori­zons. Avant d’accéder à une par­faite maîtrise du lan­gage, l’in-fans ne se saisit qu’à tra­vers des objets, dans le sai­sisse­ment d’une rela­tion sen­sorielle et affec­tive où il ne se dis­tingue pas lui-même net­te­ment de son monde. Ce qui nous restitue la mémoire affec­tive, c’est ce ‘moment pathé­tique’ qui car­ac­térise […] la présence poé­tique au monde. Elle per­met de revivre dans un seul moment, tout à la fois passé et présent, l’expérience exta­tique qui définit selon nous l’instant poé­tique. En nous rap­pelant un événe­ment oublié, elle nous rap­pelle à l’avènement du monde. Elle remet en cause la dis­tinc­tion de l’intérieur et de l’extérieur, en désig­nant dans le paysage le lieu de notre mémoire la plus pro­fonde. (…) »[6]

 

La poé­tique de Pierre du Som­meil nous guide, ain­si, vers des hori­zons noc­turnes, incon­nus, inhab­ités, cen­sés se révéler dans notre expéri­ence mné­monique du monde. Elle nous trans­porte vers des événe­ments cen­sés se dis­tinguer et, en même temps, se rap­procher de ce que nous avons vécu ; vers des lieux mul­ti­ples de notre con­science, des paysages cachés, et fer­tiles, de notre mémoire « rem­plie de mots »:

 

NOCTURNE

 

La mer souf­flait des cloches

les cloches séchaient les fleurs

les fleurs étaient des têtes de saints.

 

Ma mémoire rem­plie de mots

mes pen­sées à chercher des fantômes

mes cauchemars en retard depuis plusieurs nuits.

 

La nuit, mes pen­sées éparpillées

se sont envolées comme des télégrammes

et aux fenêtres éclairées toute la nuit

le por­trait de la morte

a fait des efforts dés­espérés pour s’enfuir.

                       

João Cabral de Melo Neto nous a lais­sé une œuvre vivante et com­plexe. En nous invi­tant à « voir » dans le poème, à par­faire notre per­cep­tion de la Poésie (de ce qu’elle doit être dans son essence), c’est-à-dire, dans la pos­si­bil­ité du poème, João Cabral refor­mule le con­cept de récep­tion poé­tique, de vision, de paysage.

 

Si le lecteur-promeneur se laisse guider dans le Nordeste brésilien par le dis­cours d’un Capibaribe[7] élo­quent qui lui prête ses yeux et sa voix, ou par le corps d’une Séville per­son­nifiée qui le séduit dans son paysage urbain en mou­ve­ment[8] -, il est égale­ment con­fron­té à un bas­cule­ment de son hori­zon d’attente par la réor­gan­i­sa­tion et par la méta­mor­phose d’autres hori­zons et d’autres per­spec­tives nar­ra­tives. Le lecteur est alors cen­sé repenser, à son tour, aux pos­si­bil­ités spa­tio-tem­porelles du texte qu’il vient de percevoir.

 

João Cabral nous trans­porte dans les méan­dres d’une poésie de terre, de pierre, d’hommes et des paysages. D’une poésie de som­meil, éveil­lée, déic­tique. Il nous guide dans un texte mou­vant, qui mon­tre, qui démon­tre, qui refait notre regard porté sur le monde, et qui nous fait voir ce que le monde a à nous dire, à nous raconter.

 

Minérale et fer­tile, la poésie cabra­line nous des­sine ain­si un paysage aigu­isé, coupant, silen­cieux, dis­cret, en nous faisant voir l’œil d’un espace cru, nu. Et bienveillant.

 

 


[1] Petit clin d’œil à Ken­neth White. Cf. Le poète cos­mo­graphe : vers un nou­v­el espace cul­ture : entre­tiens (1976–1986) Presse Uni­ver­si­taires de Bordeaux.

[2] João Cabral avait l’habitude de dire que si on pou­vait employ­er des sub­stan­tifs  « con­crets » dans un poème, comme « pomme » ou « verre d’eau », celui-ci serait d’autant plus prag­ma­tique et opéra­tionnel, puisque la poésie est faite de trans­for­ma­tion, de com­po­si­tion, de tra­vail à par­tir de références « simples ».

[3] Cf, respec­tive­ment, Poe­sia e Com­posição (con­férence don­née en 1952, à la Bib­lio­thèque de São Paulo), Críti­ca Litérária (com­pi­la­tion de qua­tre arti­cles parus au jour­nal Diário Car­i­o­ca en 1952) avec Da Função Mod­er­na da Poe­sia (thèse présen­tée au Con­gres­so de Poe­sia de São Paulo, en 1954) ; Joan Miró (essai qui trace un panora­ma assez com­plet sur la genèse pic­turale chez le pein­tre espag­nol) et Como a Europa vê a Améri­ca, con­férence don­née au Con­gres­so Inter­na­cional de Escritores, à São Paulo, en 1954.

[4] João Cabral de Melo Neto. Psy­cholo­gie de la Com­po­si­tion, « I ».In : Obra  com­ple­ta, vol­ume úni­co. Rio de Janeiro : Nova Aguilar, 2006.

[5] Proust, Du côté de chez Swann, A la recherche du temps per­du.

[6] Michel Col­lot, La poésie mod­erne et la struc­ture d’horizon. Paris : PUF, 2005, p.63

[7] Le fleuve Capibaribe, récur­rent dans l’œuvre de Cabral, est un fleuve de la région du Nordeste brésilien qui tra­verse l’état du Per­nam­bouc en pas­sant par six départe­ments jusqu’à la ville de Recife, avant de se dévers­er dans l’Océan Atlantique.

[8] Cf. « Andan­do Sevil­ha »,op.cit.

 

 


[1] « Poème », pre­mier poème du recueil Pedra do Sono (Pierre du Som­meil), 1942. Tous les poèmes ont été traduits par l’auteure de cet essai.

 

 

 

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