La valise poétique de Piotr Florczyk

Par |2021-11-07T08:11:42+01:00 1 novembre 2021|Catégories : Essais & Chroniques, Piotr Florczyk|

Pour Paul Valéry, la poésie était une langue métabolique et méta­mor­phique. Stan­ley Kunitz par­lait lui aus­si d’un méta-lan­gage poé­tique qui évolue selon ses lois naturelles situées à la con­flu­ence de l’être et du devenir. Ce méta-lan­gage mon­trait que la poésie trans­forme chaque expéri­ence vécue en une ren­con­tre de vecteurs anciens et futurs, une matrice d’énergie et de matière nou­velle sou­vent métaphorique, une trans-struc­tura­tion de l’inspiration.

Ces échanges récipro­ques entre la vie et la poésie trans­for­ment l’événementiel en légende. Le lan­gage n’est pas seule­ment un éblouis­sant feu d’artifice; il révèle donc la tra­jec­toire unique de chaque poète. Il est donc impos­si­ble de com­par­er un poète à un autre, car la qual­ité expéri­men­tale du lan­gage ne se laisse pas enfer­mer dans une struc­ture, un rythme, ou un vocab­u­laire prédéter­minés. La tra­jec­toire de Piotr Flor­czyk va elle aus­si à con­tre-courant des modes. Son atti­rance pour les choses et les œuvres dif­fi­ciles le garde engagé dans son appren­tis­sage poé­tique. Et les codes lin­guis­tiques et struc­turels de son méta­lan­gage créent des cita­tions cryp­tiques. S’ils sont rel­a­tive­ment aisés à iden­ti­fi­er, il est plus dif­fi­cile de déchiffr­er ces par­ti­tions où les notes har­moniques par­tent d’un fond col­lec­tif cul­turel his­torique et chem­i­nent à tra­vers les sou­venirs et asso­ci­a­tions pro­pres au poète avant d’affleurer dans le poème. 

Alba­tros sur cette terre, le poète retourne à l’innocence de la pre­mière pen­sée et du lan­gage pre­mier où tout est à créer. Grand voyageur, Piotr Flor­czyk ressent pro­fondé­ment le para­doxe de l’absence au creux du présent et recense les géo­gra­phies de ses voy­ages réels et intel­lectuels. Comme il le dit dans le “Poème encadré par deux emprunts,” il est “un bel esprit / qui voy­age de par le monde / léger comme une plume / un doigt dans le nid.” Les métaphores du voy­age sont aisées à déchiffrer.

Les villes du bord de l’eau sont des villes de départ; ces exils répétés et reflétés sont ceux du poète et de ses poètes préférés, par­fois physiques, par­fois intel­lectuels, mais tou­jours dic­tés par la pour­suite de la non-con­for­mité. Immi­grant aux États-Unis, Piotr Flor­czyk cherche con­stam­ment à s’ancrer dans un lieu tout en restant au bord de l’eau sur le qui-vive, prêt à repren­dre le chemin. Puis les cita­tions cryp­tiques ralen­tis­sent la lec­ture. Dans le poème “Le huitième jour,” l’émigration est com­parée à la créa­tion de l’homme et de la femme sur une plage où, une fois “tombés de la main de Dieu pour la pre­mière fois,” Adam et Ève courent après une mou­ette comme s’ils étaient en vacances. En par­al­lèle, ils enten­dent les plaintes d’un naufragé attaché à un bûch­er fait des planch­es de son radeau — clin d’œil aux aven­tures de Robin­son Cru­soé — sans savoir si les pirates vont revenir après avoir pil­lé les cof­fres de leur vic­time et bu la moitié de son vin. Puis, naufragés eux aus­si sur une île déserte au pre­mier jour du monde, ils vont peut-être faire la fête sur la plage avec la bouteille de vin. Ces images à rebondisse­ment sont un sur­vol en rac­cour­ci de l’histoire, de la Genèse aux hip­pies. En out­re, Adam et Ève ne cessent de chang­er, de muer de peau dans leur “ici-bas” pour lequel “il n’y a pas de / là-bas,” et dont l’espoir a disparu. 

Piotr Flor­czyk nomme des endroits-jalons, soit des lieux mythiques comme Cra­covie sous occu­pa­tion alle­mande ou le Wild West améri­cain, soit des villes peu con­nues des Européens mais impor­tantes pour les poètes: New York où séjour­na Miron Białoszews­ki, ou encore Sodus sur les bor­ds du lac Ontario, où grandit John Ash­ber­ry et où Piotr Flor­czyk visi­ta le verg­er de pommes qui apparte­nait à sa famille. Ces mul­ti­ples asso­ci­a­tions se cristallisent dans le poème Redon­do, qui est en quelque sorte son poème-cre­do tant il con­tient d’associations géo­graphiques et cul­turelles. La ville cal­i­forni­enne située au bord du Paci­fique de Redon­do, où il habite et dont le nom sig­ni­fie “le cer­cle” en espag­nol, est util­isée dans le poème pour un voy­age en boucles pri­maires, l’un réel entre Redon­do et Rehe­both dans le Delaware où Czesław Miłosz pas­sait ses vacances, et l’autre représen­té par le voy­age des nuages entre la ville de Delft aux Pays-Bas et Redon­do. Ces boucles pri­maires recou­vrent des boucles sec­ondaires; l’allusion à Czesław Miłosz qu’il ne nomme pas mais appelle “le Poète,”montre son attache­ment au per­fec­tion­nisme poé­tique, tan­dis que la men­tion de Delft ren­voie à trois expéri­ences cul­turelles, le poème de Wisława Szym­bors­ka sur le voy­age des nuages (“Woda”), le poème de John Ash­ber­ry “View of Delft,” et la prédilec­tion des Polon­ais pour Ver­meer et la cul­ture hol­landaise raf­finée du 17e siè­cle. En hom­mage à Cia­ran Car­son, le poème “Redon­do” a une forme digres­sive tout en faisant écho au poème de Joe Brainard “Je me sou­viens.” L’amertume de l’exil pointe dans l’ironie de la jux­ta­po­si­tion entre l’ancien monde et le nou­veau, mon­trant les con­trastes soci­aux entre Los Ange­les et Delft, et lin­guis­tiques entre l’anglais bri­tan­nique et l’anglais améri­cain. Ain­si le poème Redon­do” nous donne-t-il un aperçu de la trans­for­ma­tion des voy­ages événe­men­tiels de Piotr Flor­czyk en voy­ages légendaires asso­ciés aux affinités lit­téraires du poète avec d’autres poètes qu’il a réu­nis en une “valise poétique.” 

Une grande par­tie des voy­ages de Piotr Flor­czyk a lieu aux États-Unis. Son voy­age entre les villes et les grands espaces, entre les foules de touristes sur la plage de Redon­do et  le parc nation­al de Joshua Tree et les réser­va­tions apach­es, se dou­ble d’un voy­age dans le temps évo­qué à tra­vers des événe­ments his­toriques impor­tants tels la Con­sti­tu­tion améri­caine, l’ombre des trappeurs, la ruée vers l’or, et la mise en réser­va­tions des Indi­ens Apache, nous ramenant au présent par une cita­tion des Miran­da Rights lus par la police aux coupables. Ces con­tre­points entre lieux fer­més et ouverts, ces prox­im­ités et éloigne­ments chrono­topiques se reflè­tent dans la jux­ta­po­si­tion fréquente des pré­po­si­tions od (par­tant) et do (vers) dans le texte polon­ais, ce qui accentue leur rap­port non seule­ment lin­guis­tique, mais réel, tout départ étant en fait une arrivée. Les con­tre­points du départ et du retour s’orchestrent entre les vivants et les morts, la mémoire du vécu per­son­nel et celle des absents, la mou­vance de la mer et des algues, et l’ordre ter­restre réglé par la géométrie. Ce voy­age inces­sant vers soi et loin de soi est à la fois un voy­age intérieur et un voy­age réel, et il car­ac­térise la mou­vance con­stam­ment renou­velée de la poésie de Piotr Flor­czyk comme une forme mod­erne du romantisme.

Les boucles pri­maires et sec­ondaires cryp­tiques de la poésie de Piotr Flor­czyk invi­tent le lecteur à inven­to­ri­er le con­tenu de sa valise poé­tique et à déjouer les “colles” que lui posent ses rac­cour­cis de pen­sée. Cet ésotérisme par­ti­c­uli­er sert d’avertissement con­tre une lec­ture facile et rapi­de, et force le lecteur à faire sien l’univers du poète, à chang­er ses habi­tudes de pen­sées au con­tact d’un nou­veau lan­gage cul­turel, et à déchiffr­er le long kadish par lequel il fait hom­mage aux poètes qui sont ses com­pagnons de route. Aux poètes déjà cités, il faut ajouter d’autres grands voyageurs, poètes de haute volée mais inclass­ables, donc moins con­nus, tels Eliz­a­beth Bish­op, qui mou­rut en 1979. Piotr Flor­czyk lui rend hom­mage dans le long poème digres­sif “À Eliz­a­beth Bish­op – cette let­tre” – ce qui fait écho à un poème de Zbig­niew Her­bert inti­t­ulé “À Ryszard Kryn­ic­ki – cette let­tre,” ce poème faisant lui-même référence à un poète très appré­cié en Pologne par la jeune généra­tion qui l’appelle Pan Ryszard. Il faut aus­si men­tion­ner ici les hom­mages mul­ti­ples à Cia­ran Car­son, poète irlandais dis­paru en 2019 pour lequel l’anglais était sa sec­onde langue. Il ne faut pas oubli­er non plus l’emprunt à la fin du “Poème entre deux emprunts” d’une expres­sion de Tadeusz Różewicz tein­tée de résig­na­tion. Ain­si Piotr Flor­czyk non seule­ment s’assure de la com­pag­nie de ses poètes préférés, mais il s’assure de l’affection durable du lecteur pour ces derniers. 

Par­faite­ment bilingue en polon­ais et en anglais, de sur­croît tra­duc­teur, Piotr Flor­czyk joue sur les mots inter­change­ables. Il y a tout d’abord les mots polonisés tels que Mid­west ou roller­coast­er, mots passe-partout et passe-langue, signe d’un lan­gage dédou­blé qui refuse d’amputer la nou­velle réal­ité que vit le poète. Ce nou­v­el usage du lan­gage fait rechercher au poète l’emploi en con­tre­point de rac­cour­cis ésotériques et d’expressions pop­u­laires, dic­tons ou phras­es toutes faites, comme s’il jouait à cache-cache avec le lecteur. Ces con­tre­points indiquent sa con­science des lim­ites infligées au lan­gage par des blessures mul­ti­ples, ce qui se voit de façon poignante dans le poème IV de From the Annals of Kraków où il a con­servé une mal­adresse, “nous ne savons pas assez bien sur Dieu,” parce que c’était l’expression d’un ancien d’un ancien déporté témoignant pour la Fon­da­tion de la Shoah à l’University of South Cal­i­for­nia et maîtrisant mal l’anglais. Quelle que soit la forme du lan­gage, elle indique que Piotr Flor­czyk est à l’écoute de la façon dont les gens utilisent le lan­gage. Les expres­sions pop­u­laires qu’il emploie sont des phras­es toutes faites, donc ras­sur­antes; signes/textes les plus acces­si­bles, les plus réels pour le plus grand nom­bre, ils représen­tent la mise en rela­tion du poète avec le réel, avec avec “les gens.” Elles sont des points d’ancrage, des instan­ta­nés qui ponctuent les long mono­logues qui vont de la per­cep­tion à la mémoire. Le résul­tat est une poésie en par­tie nar­ra­tive, en par­tie philosophique, en par­tie nos­tal­gique, une poésie qui suit le rythme de la vie tout comme elle vit la vie en poésie.

∗∗∗

Piotr Flor­czyk pour Trans­la­tor Tuesday.

Sélec­tion de poèmes en anglais et en polon­ais par Piotr Florczyk
Traduits de l’anglais et du polon­ais en français par Alice-Cather­ine Carls

Le Nou­veau Monde

À New York
Miron Białoszewski
der­rière les rangées
de fauteuils 
regardait
des gars
les uns sur les autres 
et autres normalités
de Babel.
Au début il
avait peur de pren­dre le métro.
Une mai­son con­tre une autre.
Des religieuses hilares.
Le sep­tième étage 
était un paradis –
aucune grossièreté
dans les revues porno
éparpil­lées sur le plancher.
“Le coeur de Jésus”
veil­lait sur lui.
À la télévision
les spec­ta­teurs battaient
des mains et se tordaient
de rire –
invisibles
à toute heure
en toute saison.
Leur langue n’avait rien
de commun
avec la première
neige de chez lui.
Par con­tre le jus 
des ananas
soleils jaunes 
coupés
sur la planche,
coulait le long de sa
barbe pen­dant des heures.
Uptown. Downtown.
Piss­er ici et là. 
Il vit, il vint –
tout le monde n’a pas
cette chance. 

 

À Eliz­a­beth Bish­op – cette lettre

 

Si tu vivais comme moi,
         dans une ville en ruines
                  de maison­nettes en crépi

et de béton, tu me pardonnerais
         de penser aux forêts de varechs
                  comme aux fidèles

sur les bancs de l’église,
         oscil­lant au rythme
                  ascen­dant et descendant

des orgues et de l’encens.
         En sand­wich entre
         amis et ennemis,

cru­ci­fiées par beau temps
         par les rayons du soleil, 
elles sont pareilles à nous,

encore qu’on ne puisse jamais en
         être sûr. J’ai déjà pêché
                  une fois, en utilisant

un couteau à cran pour couper
les tiges et les feuilles qui entravaient
         ma jambe. Le temps s’était arrêté.

Je suf­fo­quais et tremblais 
         comme la bulle d’un niveau.
                  Des brins de varech

déri­vant au loin
         dénudaient mon corps
                  comme il y a bien longtemps

les trous de mon chandail 
de char­ité. Exceptionnellement, 
comme le confirme 

plus d’un réc­it sur ce sujet 
je ne devins pas un orne­ment sous-marin. 
                  Quand la perche bleue

(medi­alu­na cal­i­fornien­sis)
         apparut soudain et me jeta
                  un coup d’oeil, je pointai

l’arbalète et appuyai sur la gâchette.
         La flèche partit,
                  déroulant un fil

que je venais juste d’apprendre à
         enrouler. Avant qu’elle ne revienne
                  je ne voyais

qua­si­ment rien
         par le masque embué,
                  mais elle brilla 

plus qu’elle ne blessa. Peu importe
         que je revi­enne bredouille –
                  pas de pois­son imberbe pour le dîner 

pas de belle queue de poisson –
         ou que dans ma pré­cip­i­ta­tion je lâche
                  le couteau dans l’eau devenue

trou­ble. Deux coups de pied
         et je refis surface
                  comme un pantin

sauteur – plaisanta 
         plus tard ma femme
quand nous essayions

de com­pren­dre comment 
la crosse de l’arbalète
                  en me frap­pant à la poitrine

m’avait sauvé la vie. J’en porte la trace
         aujourd’hui encore – elle est ici,
                  oh, ici. Mes souvenirs

ne vont pas plus loin.
         Sur la terre ferme nous accueillirent
                  la gale et les car­reaux cassés par le vent.

Com­ment aller au cen­tre, Elisa, comment
         as-tu pu le faire, toi seule?
                  Depuis que j’ai regardé cette carte 

je me cherche.

 

 

La géométrie

 

Depuis quand les jours et
les nuits manquent-ils
pour tout voir

je vais ici et là 
de plus en plus loin
de moi.

Le trot­toir fendu montre
sa plaie avec une feuille calcinée
par la canicule. Ma Californie

brûle
comme chaque an.
Depuis toujours

elle brûle
de plus en plus près
de chez moi.

S’enfuir – où?
Quand je peux, je dessine
en craies de couleur

un cer­cle –
un, puis un deuxième –
sur la table de la cuisine.

Craie noire: la mort.
Craie blanche: la survie.

Quelque­fois quelque chose
de plus grand domine le reste
de son vide rouge.

C’est la vérité:
le coeur ne bat
que là


se croisent
les destins.

 

From the Annals of Kraków (anglais)

 

IV


            Per­son­ne ne demandait de nos nou­velles, per­son­ne n’en demande

nous avons survécu, pas de ques­tions c’était bien 
mais est-ce tou­jours bien? Ils nous ont aidés non par compassion 
mais ils nous ont aidés. Ils avaient deux pièces. Ils en
ont rem­pli une de paille jusqu’au pla­fond, herbe ou
paille, j’ai oublié, ils ont fait un petit trou
pour moi au milieu. Pas plus. Les gens venaient, s’asseyaient 
et par­laient dans l’autre pièce pen­dant que je me terrais
dans mon trou. La paille était impor­tante. Naturelle.
Au print­emps ils ont eu besoin de la paille
et j’ai dû partir.


          De retour dans le ghet­to, j’appris un métier

je devins tailleur je coupais sergeais cousais.
Les mesures arrivaient chaque matin avec
les vête­ments enlevés aux morts. Que je modifiais.
De mon mieux. D’être en vie était ter­ri­ble. Les Polonais 
avaient leur style, nous le nôtre. Ça déton­ait comme des
chaus­settes blanch­es et un com­plet noir à un enterrement.

Cha­peaux et man­teaux – pas les mêmes. Les souliers? Nous avions une
seule paire pour dormir et courir. Les bou­tons, je ne sais pas –

je n’étais jamais assez près.

          Vous n’êtes pas comme moi si vous
ne me ressem­blez pas, si vous par­lez, vous habillez, priez, mangez, éternuez, 
nagez, ou marchez autrement, si vous ne regardez pas mes films, ne lisez pas mes 
livres, ne dansez pas sur mes airs vous êtes autre, vous n’êtes pas le bienvenu

ici si vous ne riez pas des mêmes blagues ne ser­rez pas la main
des étrangers vous n’êtes pas comme moi si

vous vivez au rez-de-chaussée plutôt qu’au cinquième vous
n’êtes pas comme moi si vous ne dormez pas du même côté du lit

tenez votre fourchette autrement ne portez pas les mêmes lunettes
on ne vous teignez pas les cheveux comme moi. 


          Entre temps notre Pales­tine flottait 
à l’horizon comme un jou­jou sans que Hitler
ne cache rien. Même le vide à venir qui serait 
per­ma­nent. Pas besoin d’être un génie pour le voir.

Les Polon­ais comp­taient gag­n­er la guerre – nous savions
que ça irait de mal en pis, les arrachages de barbe, les rossées.
Même aujourd’hui nous ne savons pas assez bien sur Dieu 
pour Le blâmer.

 

La sec­onde langue

 

Il a plu si longtemps que
je ne me suis pas levé pen­dant des jours.

Chopin au coeur faible 
répète sa marche funèbre
d’une “petite main.”

Mes voisins –
“À table!” –

ne s’inquiètent ni pour 
la pluie ni pour la disparition
de nos ini­tiales sur le trottoir.

Je regarde dans la glace
et je vois un cochon.

Je relis le livre de la fin au début
mais ques­tions qui couvent 
font un trou qui se creuse.


Il y a des années, à Varsovie,
je suis allé voir ce coeur 
entre­posé dans le 
pre­mier pili­er sur la gauche.

Qu’est-ce qui empêche le monde
de s’écrouler?

Granice (polon­ais)                         

 

Le huitième jour

        

         Quand nous sommes tombés de ses doigts
pour la pre­mière fois, Dieu
         n’était plus que l’ombre de 
lui-même. Il se redressa
         et agi­ta les mains sans raison.
À notre vue il posa un

         pied sur le sable – 
égaux mais éloignés?
         Un crabe courait droit devant lui.

Une noix de coco deve­nait un ananas.
         Les bananes noir­cis­saient en un clin d’oeil.
Plus d’une bizarrerie

         a son intercesseur,
mais ici-bas il n’y a pas de 
         là-bas, ajou­ta-t-il en collant

son oreille à une conque. Donc nous courûmes
         après une mouette
sur la plage brûlante et ce ne fut pas

         la plainte d’un naufragé qui nous parvint
mais le chuin­te­ment du radeau-bûcher
         auquel il avait été ligoté. 
Sur­vivrait-il? Deux cof­fres béants
         bril­laient. La bouteille de vin
à moitié bue repo­sait con­tre une pierre.

         Depuis ce jour
         tu ne cesses 
de muer. 

 

 

Poème entre deux emprunts

 

Se rap­procher de soi de jour en jour.
Lit­térale­ment. Piotr (Pierre) est une pierre.
Jésus fit la pre­mière association

puis le livre des prénoms se
l’appropria. Le plagiat
est mince.

Car au lieu d’un dur, 
voici un bel esprit 
qui fait le tour du monde
léger comme une plume 
un doigt dans le nid.
Que d’autres luttent
avec le temps. Inutiles, les mains
oreilles jambes. Le nom­bril ? Un nid à microbes.
Le sang ani­me chaque coeur – 
sauf  le mien. Du reste
quand on marche sur un pont 
dans un bliz­zard, le béton semble
se con­stru­ire de lui-même. 
Il n’y a rien de plus sim­ple ni rien 

de plus triste. 

 

Quel bleu

 

C’était comme une mer bleue
mais pas tout à fait une mère bleue. 
Com­ment était-ce possible?

Quelque chose brille, gicle, et reste bleu
pour tou­jours? Com­ment l’expliquer?
Mieux vaut écrire que c’était une mer

très pro­fonde, alors il y avait peut-être 
en elle la douleur du bleu – quelque chose 
en train de se noy­er – comme chaque

pen­sée, comme la mer qui s’agite sous ma fenêtre,
et ceci et cela, bleu aussi –
un gros pois­son? Ce qui a été – fut

et pas­sa – exactement 
comme la célèbre Mer
Bleue au coeur du monde. L’être humain 

a une idée et c’est tout. En fin de compte
ce qui est bleu comme la mer bat la mesure 
en nous et grom­melle dans sa barbe.

 

Redon­do

 

Après le Mid­west où les rails ont une destination,
nous avons atteint L.A. le dernier mer­cre­di d’août,

des pick­ups y dis­tribuaient des oignons gra­tu­its et le San­ta Ana
souf­flait, ouvrant la bouche des tac­i­turnes. Qui ne pleu­rait pas 

n’était pas lui-même. Véri­ta­ble­ment. Nous avons repris haleine 
la nuit suiv­ante à Joshua Tree. Sous les étoiles, dans les collines – 

le moin­dre arbuste est incoupable. Qui penserait que
ces cac­tus dressés sur pied comme des sémaphores seraient

inde­struc­tibles. Les drogués de U2 ne les gênent pas plus que 
les fous des mines dont on sor­tait l’or et les corps amoureux

du noir. Du reste moi aus­si, con­tem­plant les étoiles, je rêve d’un
bon­net de mar­motte à queue. Alors que faisons-nous ici? Un bruit 

de cré­celle qui fait sur­sauter et se retourn­er les autochtones 
à notre vue. Auraient-ils jeté l’anglais aux orties? 

Bien sûr, les nuages de Delft nous ont rejoint, faisant craindre 
une averse, mais la pous­sière des trot­toirs compte le temps aussi 

fidèle­ment que la clep­sy­dre ou le cal­en­dri­er men­stru­el. Et
que dire des treize colonies? Le mal­heur dans le bonheur –

dit l’Apache de la réser­va­tion. Car il est dif­fi­cile (on a beau­coup essayé)
de savoir si deux cent cinquante ans est peu ou beau­coup. Bah, ni l’aigle

ni les gens ne tien­nent de dis­cours à deux faces, donc les  fenêtres
du troisième étage sont elles aus­si gril­lagées et l’infanterie balnéaire

descend le dimanche sur Ocean­side où nous avons cou­ru de ci
de là comme des échas­siers sans savoir ce que cachait le sable.

S’il est vrai qu’ici on se fait les dents, ailleurs on se les mange ou on se 
les brise. Quand ai-je con­staté que je com­mençais à me répéter,

moi et pas les autres? May gray, June gloom ne me dérange pas.
La marée brise la ver­ti­cale des pilo­tis, l’eau te reflète en biais, de plus 

en plus en biais. Une équipe filme dans un coin et le parking
est plein. Il faut le voir pour le croire – des varechs

dans les vagues bleues. Le roller­coast­er s’enroule et se tord comme un vers
sur l’hameçon. C’est décidé: le qua­tre juil­let nous deviendrons

végé­tariens, car l’homme est une espèce envahissante, mais
je n’y peux rien si les autres notent ce qu’ils veu­lent se rappeler,

moi, j’ajoute bien volon­tiers ce que je voudrais oubli­er. Un jour,
rescapé de Get­tys­burg, tra­ver­sant la forêt en claudi­quant sur 

ma jambe trouée par une balle, je tombai sur une cen­trale nucléaire. 
Can you hear me now? Je t’observe, tu m’observes–  aux jumelles.

Plus tard dans le Delaware, depuis les tours de garde, j’épiai les U‑Boots 
et la vil­lé­gia­ture d’été du Poète, mais je fus de nou­veau déçu.

Cela fut et pas­sa? Soyons pré­cis: je me lève le matin et je note ce que
je dois oubli­er. Un deux trois, nous irons au bois, qui ne se cache pas

cache quelque chose, pourquoi m’enfuir plutôt que de dis­cuter et pourquoi
avoir du mal à regarder les gens dans les yeux? Nous, le peu­ple ne nous

incli­nons pas devant nos ombres, mais pourquoi ai-je oublié
avoir lancé des oeufs con­tre le mur de l’entrée? Que le curé me gifla

la veille de ma pre­mière com­mu­nion, et que je mangeais vingt saucisses 
au petit déje­uner. D’où vient ma joie d’entrer avec une planche 

dans les frigides eaux du Paci­fique? J’ai oublié que j’avais dis­sec­té un requin
en biolo­gie et mis à la poubelle des boîtes de con­serve et une lanterne juste 

avant le trem­ble­ment de terre. Que les bureau­crates m’avaient invité à choisir 
Peter comme prénom. Pourquoi dia­ble ai-je appris l’allemand à San Diego

plutôt que l’espagnol? Et pourquoi Jésus pleu­ra-t-il? Je l’ai oublié.
J’ai oublié que tout ce que je dis et écris sera retenu

con­tre moi. Entre temps nous pas­sons les fron­tières, les frontières
nous tra­versent, et la langue dédou­blée refuse de la fermer. 

                                                                                  à la mémoire de Cia­ran Car­son (1948–2019)

 

Piotr Flor­czyk & Jean Boase Beier en con­ver­sa­tion à pro­pos du recueil récent de  Piotr, Krakow Tes­ti­monies.

Présentation de l’auteur

Piotr Florczyk

Natif de Cra­covie, établi aux États-Unis depuis 1994, diplômé de San Diego State Uni­ver­si­ty et doc­tor­ant a l’University of South­ern Cal­i­for­nia, Piotr Flor­czyk a enseigné la poésie, la tra­duc­tion, et la lit­téra­ture dans plusieurs uni­ver­sités améri­caines. Poète, cri­tique lit­téraire, et tra­duc­teur, il écrit en polon­ais et en anglais. Il est le co-foun­­da­­teur de la mai­son d’édition Textshop Edi­tions qui se spé­cialise dans des textes courts et expéri­men­taux. Ses poèmes et arti­cles ont paru aux États-Unis dansThe Amer­i­can Schol­ar, Boston Review, Har­vard Review, Michi­gan Quar­ter­ly Review, The New York­er, Notre Dame Review, Los Ange­les Review of Books, PleiadesPoet­ry Inter­na­tion­al, SlateThe South­ern Review, Three­pen­ny Review, Times Lit­er­ary Sup­ple­ment, West Branch, and World Lit­er­a­ture Today et en Pologne dans Odra, Więź, Przegląd Poli­ty­czny, et Wiz­je. Tra­duc­teur de Julian Korn­hauser, il a reçu en 2017 le Harold Mor­ton Lan­don Trans­la­tion Award pour sa tra­duc­tion de Build­ing the Bar­ri­cade par Anna Świrszczyńs­ka. Ses livres com­pren­nent Bare­foot, un vol­ume d’essais avec pho­togra­phies, LA Sketch­book, et trois recueils de poésie, East & West (2016) and Dwa tysiące słów (2019), et From the Annals of Kraków (2020), un vol­ume de poèmes basé sur les témoignages de sur­vivants de la Shoah se trou­vant à la Shoah Foun­da­tion Cen­ter for Advanced Geno­cide Research de l’University of South­ern Cal­i­for­nia.  

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

La valise poétique de Piotr Florczyk

Pour Paul Valéry, la poésie était une langue métabolique et méta­mor­phique. Stan­ley Kunitz par­lait lui aus­si d’un méta-lan­­gage poé­tique qui évolue selon ses lois naturelles situées à la con­flu­ence de l’être et du […]

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Alice-Catherine Carls

For­mée en Sor­bonne aux let­tres et civil­i­sa­tions alle­mande et polon­aise, tit­u­laire d’un Doc­tor­at d’Histoire des Rela­tions Inter­na­tionales de Paris I, Alice-Cather­ine Carls est actuelle­ment Tom Elam Dis­tin­guished Pro­fes­sor of His­to­ry à l’Université de Ten­nessee à Mar­tin où elle enseigne depuis 1992 l’Histoire mon­di­ale, européenne, et con­tem­po­raine. Elle col­la­bore régulire­ment et/ou fait par­tie du comité de rédac­tion de plusieurs revues et est mem­bre du jury du Céna­cle européen de Poésie, Arts, et Let­tres. Elle partage ses activ­ités entre la recherche his­torique, les tra­duc­tions lit­téraires (du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du polon­ais et du français en anglais améri­cain), et les arti­cles de cri­tique lit­téraire. Elle a été pub­liée en polon­ais, alle­mand, anglais, et français ; en Hon­grie, Pologne, Alle­magne, Suisse, France, Bel­gique, et aux Etats-Unis.

Ses livres com­por­tent une étude his­torique sur la Ville Libre de Dantzig en 1938–1939, et une his­toire de l’Europe au XXème siè­cle, Europe from War to War, 1914–1918 (Rout­ledge, 2018). Elle col­la­bore régulièr­ere­ment aux revues “World Lit­er­a­ture Today,” “Poésie Pre­mière,” “Le Jour­nal des Poètes,” et « Recours au Poème. » Elle a fait con­naître en français la poésie de nom­breux poètes améri­cains, amérin­di­ens, et polon­ais, dont Stu­art Dybek, Mar­ilou Awiak­ta, Charles Wright, et Ren Pow­ell. Elle a pub­lié plusieurs vol­umes de tra­duc­tions en français (Stephen D. Carls, Józef Wit­tlin, Joan­na Pol­laków­na, Anna Fra­jlich, Jan Kochanows­ki, et Alek­sander Wat), et a intro­duit aux Etats-Unis l’oeuvre de Claude Michel Cluny, Maria Maïlat, Hélène Dori­on, et Marc Alyn.

 

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