À Didi­er Many­ach, ami de toujours

 

   Si la force de Pierre-Albert Jour­dan réside dans sa façon de plac­er la poésie devant le mys­tère des orig­ines en dévoilant les signes d’un ordre intérieur sus­cep­ti­ble d’effeuiller le monde, ces signes restent cepen­dant une chose que le lan­gage ne peut tout à fait cir­con­scrire, aus­si la parole de Jour­dan est-elle l’expression du com­bat inces­sant d’une fig­ure poé­tique comme pure Présence de l’homme, d’une vibra­tion ontologique de l’être prim­i­tif en con­nivence avec le monde vivant ; la voix humaine y est d’ailleurs aus­si vaste que l’espace, aus­si nue que la nature, et le réel du recueil vac­ille entre un paysage uni­versel et intime à la fois ; Pierre-Albert Jour­dan, ce « fou de  terre », est ain­si à la recherche d’une vérité, ini­tiant dans sa démarche le sim­ple, l’im­mé­di­at, l’insaisissable, comme si l’écriture, s’évadant du sol, engageait une har­monie retrouvée : 

« Et pour s’en détach­er / nous aurons ense­mencé cette terre de mots / l’orage les emporte / L’image tron­quée du ciel / les col­ore par­fois – on dirait/de grands jar­res éclatées / sous la poussée vio­lente du désir / d’accéder à la lumière » (pp 74 /7 5).

  Le poète écrit des douceurs intens­es, mais n’ou­blie pas l’inéluctable que révè­lent ses frag­ments poé­tiques, telles la marche essouf­flée, la route à sens unique du pas­sage ou celle des cimes aveuglantes, la moin­dre de ses « images » acquiert une valeur sacrée et dégage quelque chose de mag­ique et d’in­tolérable à la fois. Tour à tour, hymne et tragédie, la parole de Jour­dan est le poème de l’espérance et de la perte, un poème dit d’une voix hum­ble et douce mais ter­ri­ble de douceur et d’inquié­tudes con­tenues :

 « Un jour, lev­ant les yeux, je m’aperçois que le nuage se déchire. Toute cette  masse bleue l’absorbe. Une fine lumière voilée, à peine quelques ombres redressent le monde. Il vivait. L’impatience s’effraie soudain de ce trop grand espace à combler» (p 95).

  Ain­si l’esthétique du recueil Le bon­jour et l’adieu implique un regard qui pénètre la nature et cherche con­stam­ment à nouer une rela­tion neuve à son con­tact, renonçant volon­taire­ment  aux illu­soires pres­tiges de la langue. Atten­tif aux phénomènes per­cep­tifs qu’offre la beauté de la nature à l’œil étranger, celui de Jour­dan ques­tionne les espaces et sonde de façon insis­tante les pures man­i­fes­ta­tions du monde, sans jamais don­ner de réponse, séduit unique­ment pas les étranges glisse­ments de la matière et non par les actions de l’homme. Le poète n’a de cesse de vouloir méditer face à la grande demeure naturelle, et la dimen­sion poé­tique de son œuvre est totale­ment dévolue aux splen­deurs et douleurs qui habitent le monde, une terre aus­si irra­di­ante qu’enténébrée, qui con­stitue selon les pro­pres mots du poète : le Jardin de l’Irréparable. Un Jardin en apparence enchanteur, aux dimen­sions infinies, dont il fau­dra accepter dès l’origine la beauté étrangère, puis, pren­dre acte, au fil de la marche, de sa perte irrémé­di­a­ble. Cette chute fera naitre une pesan­teur que portera physique­ment Pierre-Albert Jour­dan dans ses déam­bu­la­tions soli­taires et en lui-même, au fond d’une âme mélancolique :

 « Le silence est notre cham­bre depuis tou­jours les soli­tudes / ne peu­vent s’atteindre / qu’à tra­vers de mul­ti­ples déchirures / et c’est sans doute le sens ultime / de la lente péné­tra­tion de la terre dans nos corps. » (p 58).

    Le corps meur­tri du poète con­verge alors vers une même quête d’infini et trou­ve sa matière à tra­vers cette croy­ance com­mune dans la beauté secrète et indompt­able de la nature, c’est ain­si qu’il mon­tre les herbes qui ne veu­lent pas qu’on par­le pour elles, ni même qu’on ne les com­pare à tout ou à rien, puisque chaque chose ici-bas est de fragilité, de fuite, chaque chose nous devance dans l’invisible :

  « Tou­jours les choses se dérobent et lais­sent / le regard errer sur cette nappe de clarté / dont la douceur n’est que l’approche de la pierre / pour de vio­lentes noces impar­faites. / Et l’entaille demain à la mesure du corps entier, / de quel cri s’éveillera le chemin ?/ Sous les paupières d’amande glisse le fruit des larmes éva­porées, / dur som­meil, long soleil de la besace des pau­vres. » (p 37)

   Et si le poète tente de créer son iden­tité par le biais d’un rap­port idéal avec ce monde qui l’environne, il se heurte aus­si à lui-même. D’un dia­logue imag­i­naire naît une rela­tion par­ti­c­ulière où l’esprit de celui qui observe est trans­porté et s’élève au cœur de splen­deurs jail­lis­santes. Cette volon­té de saisir l’apparition sacrée dans la nature con­duit vers l’émerveillement face au bal­let per­pétuel d’un univers tran­scen­dant*. Une sim­ple fleur  ver­ra alors sa flo­rai­son se réfugi­er de plus en plus haut comme une fig­ure de l’Enigme uni­verselle : « une gerbe d’étincelles et la cen­dre : n’est-ce pas aus­si la flo­rai­son du jardin ? Ah ! se per­dre ain­si, une fleur de grenadier à la bouche. » (p 541). La pure con­tem­pla­tion se sub­stitue à la vie com­mune embras­sant les glisse­ments de la lourde livrée de terre qui s’offre à ses yeux. Ce désir d’union avec le fond qui habite le décor sauvage de la nature sied par­faite­ment à l’esthétique de Jour­dan, debout sur le sol dénudé, la tête baignée par l’air vif, trans­porté par l’espace infi­ni, tout égoïsme mesquin sem­ble dis­paraitre, la parole devient alors un globe ocu­laire trans­par­ent, qui n’est rien, qui voit tout, et cette poésie se pra­tique à ciel ouvert et au sein d’une nature auro­rale. Cepen­dant, dis­crète­ment, sous chaque bruit transparait un froisse­ment ou la tour­mente qui revient. Tra­vers­er le jour relève de l’ex­ploit, la lumière y prend un autre nom, ce qui brille, s’éteint, ce qui trem­ble, s’ob­s­tine, le poète marche à l’aveugle entre attente et oubli : « Il n’y a plus de refuge / tout est dan­gereuse­ment à vif / tiré jusqu’à l’usure / la las­si­tude s’ouvre aux raisons de feu » (p 61).  Et l’e­space du poème s’en trou­ve par con­séquent déchiré, Jour­dan, guet­teur, passeur occupe de tout son corps blessé une posi­tion de crête, entre vis­i­ble et invis­i­ble, entre passé et présent, et com­mu­nique son désir d’élévation en rel­e­vant la grâce d’un rocher et la grav­ité d’un nuage, sa parole se cherche, tirail­lée entre des élé­ments à la fois proches et loin­taines, marchant sur un fil entre la parole et son con­traire, de la sorte son coup d’aile reste à « même la terre », tout étant bien caché dans les choses mon­trées, tout étant en vio­lente oppo­si­tion à la sur­face des mots :

 « Un vorace nuage de sol­lic­i­ta­tions tour­bil­lonne autour de moi. Demain le mati­nal par­fum des pinèdes sacr­era la mai­son. J’ai l’impression de m’éveiller, d’être en retard. Mon pas fait rouler les pier­res, je les entends cas­cad­er, c’est un bruit poignant, étouf­fé, de passé qui s’écroule. Je lève les yeux. Oui, là-haut, peut-être… » (p.103- 105).

   L’architecture des poèmes repose elle-même sur une forme divisée, un principe frag­men­taire entre les mou­ve­ments d’un monde qui, imper­turbable à la débâ­cle des hommes, se car­ac­térise par sa vital­ité permanente :

« L’espace meurt lente­ment. Le rôdeur sera bien­tôt cible, sans plus de poids sous l’immense joue.

Nulle griffe dans l’air. Que se coag­ule cet amour et ce sera une montagne. 

Mille per­spec­tives qui s’ouvrent » .(p139)

 

 

   En fait, le regard du poète accorde de l’importance à des détails con­flictuels de la nature, puis les cap­ture et les replace dans le courant des mots, véri­ta­ble bulle en ape­san­teur, l’écriture de Jour­dan s’inscrit comme étant pro­fondé­ment dis­tante d’elle-même, et demeure davan­tage cette voix con­sciente de l’étrangeté que ren­ferme une par­en­thèse dite enchan­tée. On voit ain­si dans les formes qui tra­versent le paysage, le mobile d’une échap­pa­toire mais surtout le signe annon­ci­a­teur d’un intrus au sein du par­adis, de la noirceur au cœur du jardin :

 « Il y a des moments où notre univers devient dérisoire et la seule réal­ité qui tri­om­phe c’est cela : cette vibra­tion qui fait s’écrouler les ruines, fleurir la pierre. Je rêve aux jon­quilles qui vont parse­mer la colline. Cette fragilité et cette per­sévérance, et ce vio­lent par­fum qui se pro­longe, mal­gré le mas­sacre. Sommes-nous si forts ? » (P 216–217).

 En effet, dans tel poème, ce sont d’imposants désor­dres qui brisent le bel hori­zon, dévorent les offran­des de la terre et ter­rorisent le bes­ti­aire niché au cœur des champs de blé. De cet envahisse­ment du trag­ique au cœur du jardin d’Eden, il en résul­tera alors une scis­sion fon­da­men­tale de l’homme avec la nature, d’où ses frag­ments prélevés à part et dans l’à côté. Une des images récur­rentes les plus fortes demeure alors ce plan volé au cœur de la terre et représen­tant une herbe jail­lis­sante sous les rayons bien­veil­lants du soleil : « …Il faut si peu pour que l’herbe revi­enne, / grimpe à tes chevilles ; / herbe, peut être le seul mot / VIVANT » (P 470). La parole, comme un secret enter­ré, saisit la péren­nité d’une nature que l’homme ne perçoit pas et dont l’existence est ren­due si frag­ile qu’elle échappe à l’instant même où elle est révélée. D’où ces évo­ca­tions du paysage, qui ne sont pas des descrip­tions stric­to sen­su, mais des phras­es sus­pendues en l’air, tis­sant un lien secret  avec le monde :

« La parole chargée de guérir a dressé cette ruine /  de quelques chardons bleus, de pous­sière et de vent ;  /  ce chemin où la mort, empoignée par tant de mots, / comme un figu­ier por­tant ses fruits dans un vieux mur /  et l’embellie de lierre sur la porte fanée,  /  se referme sur le devenir joyeux,  /  le loin­tain, très loin­tain mur­mure : /   d’un pin amoureux. » (p 52).

   La nature, par les mots-regards de P‑A Jour­dan, souf­fre donc l’étude la plus minu­tieuse. Elle invite à plac­er l’œil au niveau de la plus petite feuille et à pren­dre une vue d’insecte afin  de prélever et réin­tro­duire de la nature à pro­fu­sion, boulever­sant les repères d’une per­cep­tion eth­no­cen­trée et agran­dis­sant çà et là le lan­gage du monde pour lui offrir son plein statut et le dot­er de pou­voirs abso­lus. Mais l’image nous aver­tit aus­si que ce ter­ri­toire est dom­iné par la force d’un lan­gage indéchiffrable et majestueux. Et par-dessus ces images, une voix seule, per­due, presque enfouie sous la végé­ta­tion, se ques­tionne : Quelle est cette guerre au cœur de la nature ? Cette voix appar­tient donc bien à un homme, ou plutôt à cet esprit qui s’éveille au con­tact du monde. Reflet de l’esprit, la voix dés­in­car­née du poète mar­que alors une dis­con­ti­nu­ité fon­da­men­tale au sein de cette ouver­ture qui, par le geste créa­teur, tente de réin­ven­ter l’origine :

« Longtemps les mots frap­pent à la porte /  le chien­dent ne veut pas céder //  la route se perd qui se garde farouche / une pie longe le silence à tra­vers champs // Là, comme une ombre / et le vent se ferait por­teur / d’étranges nou­velles // heureux celui qui se con­tente de son pas / mau­dit celui qui les entend  » (p 79).

   Toute la dif­fi­culté trag­ique part d’un dis­posi­tif qui signe le divorce, une impos­si­ble fusion entre cette voix et la nature, sourde et aveu­gle aux ques­tions immergées dans le cœur de l’homme. L’assaut du poète per­du dans les hautes herbes de la colline et désir­ant lut­ter avec l’œil du soleil qui le sur­plombe, dévoile le trag­ique d’une course dont il n’est aucune­ment le maître. Présen­té dans sa perdi­tion, le poète est sem­blable à un être minus­cule, enfoui au cœur d’un univers infi­ni et plongé aveuglé­ment dans une bataille qui le dépasse. Il faut donc rompre l’en­fer­me­ment en soi, s’ef­forcer de s’ef­fac­er, c’est-à-dire d’é­carter les désirs et les rêves, faire enten­dre les voix plurielles d’une « âme col­lec­tive », d’un indi­vidu élar­gi dont l’essence est d’être totale­ment étranger au monde tel qu’on le con­nait. Con­science grandie au bout d’un tra­jet qui fait fig­ure de boucle, le poète retrou­ve l’esprit qu’il appelait alors et lui pri­ait de racon­ter son his­toire, cet esprit qui était représen­té par l’image totale de l’unité de la nature, ce miroir que la voix orig­inelle trou­blait frag­ile­ment par la pure mélodie de son chant :

« … Quel est ton nom ? je suis l’usure des corps des pier­res de l’ombre même de l’ombre je suis l’auxiliaire de la beauté vous me saluez par­fois si vite la tête vous tourn­erait peut-être ? j’active la poussée des feuil­lages vous ne dominez plus vos arbres eux aus­si vous oublient je suis cette bouf­fée de ten­dresse dans les corps la brume des regards qu’ils reposent en paix ! les voix se per­dent dans l’espace accos­tent à la rive comblée de gra­vat là le fes­tin se déroule c’est tou­jours autour d’une table que l’attente se fait mortelle gravée dans la pierre C’est moi dit l’usure qui émonde les gestes j’aurais trop peur des vivants ….  » (p 387/388)

  L’émerveillement présent dans la poésie de Jour­dan ne fait donc jamais oubli­er ce qui se joue dans ses paroles lorsque le miroir des couleurs se ren­verse et que le jardin s’embrase. Le poète demeure le plus sen­si­ble cri­tique des stri­dences qui accom­pa­g­nent le désen­chante­ment du monde et la course som­nam­bulique des civil­i­sa­tions. Le regard qu’il sem­ble porter sur le monde ne laisse aucun doute con­cer­nant sa révolte et son pes­simisme. De cette blessure s’impose l’idée d’un épanouisse­ment et d’une ascèse qui ne se font qu’en dehors de la société et à l’intérieur de soi. Cette atti­tude de défi­ance face au monde extérieur, Jour­dan l’a donc fait sienne et a sem­ble-t-il trou­vé comme seule réponse face à cela de faire de ce « pes­simisme une grâce en fran­chissant un espace plus grand que son ombre ». Par l’ondoiement seul de l’eau d’une riv­ière ou par le tournoiement de hautes herbes, le vent peut enfin se soulever et tra­vers­er son vis­age et la flo­rai­son intérieure répon­dre à celle d’une végé­ta­tion dont le poète s’imprègne. Mais êtres et choses, peu­plant un seul et même monde, ne cohab­itent pas néces­saire­ment,  et l’idée d’une nature et d’une faune indif­férentes au drame humain qui se déroule à côté d’elles est donc bel et bien trans­mise par la mise en voix du poète : lit­térale­ment, les humains, les ani­maux, les plantes, fleurs ou arbres, n’apparaissent donc pas dans le même cadre, sym­bole de vie car sym­bole de mort, ces élé­ments s’abstraient du con­flit humain. La vie va et vient, tan­dis que les hommes, eux, sem­blent aller vers leur anéantissement :

 « Tu sors dans le jardin répan­dre les cen­dres encore tièdes, elles vont nour­rir une plante. Le feu est main­tenant plus vif. L’ombre de la fumée passe sur la terre. Comme tout est en ordre soudain ! » (p. 111)

   Et si trop de choses nous ont échap­pé, on sent grâce aux mots du poète qu’il est encore pos­si­ble d’en saisir quelques-unes, nous avons pour cela des bouts d’éléments qui nous le dis­ent, l’en­racin­e­ment de l’ar­bre, l’ac­cep­ta­tion de l’herbe bal­ancée de vent, l’er­rance et  la dis­so­lu­tion du nuage révélant l’é­clat invis­i­ble et instan­ta­né de ce qui reste indescriptible…Les phras­es de Jour­dan, toutes de révolte, de flu­id­ité et de mys­tère, ont la den­sité d’une pein­ture nais­sante, ébauch­es, esquiss­es exposant des apho­rismes ou paraboles comme une « toile du vivre », la parole est alors tis­sée de réson­nances et de déchirures dans un cortège de couleurs éblouis­santes et d’ombres vio­lentes, et au milieu de ce débor­de­ment, le poète, corps à vif, tente de rejoin­dre frater­nelle­ment « la nef des fous », des errants et des invis­i­bles, tous ceux qui se sont affran­chis d’un moi unique pour se tenir dans la patience de la beauté, fût-elle tragique :

 « Ce bâtir cor­re­spond à l’insertion dans le monde afin qu’il y ait une demeure, une sta­bil­ité, pour nous autres pas­sants. Le sacré, aujourd’hui, est sauve­g­arde, per­ma­nence d’un monde qui est don­né et que nous sai­sis­sons par bribes, par éclats. Beauté qui se refuse au cat­a­logue » (pp232/33)

    En somme, la présence de l’Obscur est à pren­dre en compte qui donne toute sa valeur à l’instant pur, au mur­mure de la voix et à la fêlure du rythme poé­tique. Ecrire l’Obscur revient à dire le monde sans duperie, sans con­so­la­tion, en effet pour éprou­ver la lumière il faut avoir con­nu la défail­lance, et c’est à tra­vers cet aban­don que s’opère le ren­verse­ment mirac­uleux de la poésie qui per­met à Jour­dan de voir en lui ce qui fut et ce qui sera, de voir autre chose, comme à la dérobée, voir là où il n’y a pas de bout du monde, «  où le lierre ne peut vivre que sur du mort », ren­dre compte des pos­si­bles affleure­ments de l’ob­scur dans la lumière, des tres­saille­ments de l’énigme afin de veiller au-dessus des gouf­fres dans l’étreinte recom­mencée de la terre et faire en sorte que l’air immen­sé­ment lumineux se tienne à la place du temps. À par­tir de cette expéri­ence, il n’existe rien d’autre que le silence qui fait corps avec l’Invisible :

 «  Le ciel au couchant s’est tein­té de vert / très haut un vol d’oiseau le dis­ait proche / c’était soudain comme une bague à mon doigt / j’ai cher­ché tout autour de moi / l’herbe se tai­sait après les pre­mières gelées / il n’y avait pas de trace vis­i­ble / j’ai frot­té douce­ment mes mains /  l’une con­tre l’autre / avec un peu de thym / pour vain­cre la soli­tude / et pour­tant je n’étais plus seul » (pp 414/415)

   Jour­dan choisit, par con­séquent, de met­tre en valeur ce silence, sa parole épouse, en con­séquence, les con­tours du sen­si­ble, mais est aus­sitôt con­damnée par la vision qu’elle induit, cela explique aus­si l’attraction du poète vers les formes frag­men­tées, les ellipses, les esquiss­es, les traces, bribes et éclats. Ce n’est donc qu’au moment de sa pro­pre dis­pari­tion que l’homme se décou­vre soudain, dans ce dehors qui, main­tenant, lui est le plus intime. Alors, il n’y a plus un corps mais un poème qui se fait à même la marche, afin d’éprouver le chemin où tout s’apaise, il n’y a plus ni fenêtre, ni lan­gage, ni monde, mais un seul mou­ve­ment qui s’illumine et éclaire. Voilà donc ce qui est insai­siss­able et voilà où réside l’un des  secrets des œuvres de Jour­dan. Le poète ne des­sine pas seule­ment un Eden mais il mon­tre un temps qui n’existerait pas, un présent antérieur. Chaque poème est comme une révéla­tion, le poète, exclu du monde, est dans l’impossibilité de saisir la beauté même s’il la con­tem­ple. Ses mots ne fonc­tion­nent pas selon la struc­ture d’une chute suiv­ant le temps d’un par­adis ter­restre mais com­men­cent bel et bien sur un sen­ti­ment sen­si­ble de la perte ; le poète pro­pose une nou­velle lec­ture des choses en évo­quant la mélan­col­ie face à un monde déjà per­du, avant que quoi que ce soit n’ait déjà com­mencé. Ce qui expli­querait, en par­tie,  la blessure de P‑A Jour­dan, le poème l’a­paise un instant, en tis­sant le frag­ile réseau de quelques signes pour y pren­dre l’é­coule­ment de tout, lui don­ner forme et ain­si exor­cis­er sa douleur, mais l’émotion la plus vraie et la plus juste est de ressen­tir soudain dans sa chair que la vie est de se défaire chaque jour et le présent d’être son pro­pre passé, que l’acte d’écrire, par-delà thèmes, moti­va­tions et faux sem­blants, n’est qu’un adieu pro­longé à la beauté des choses.

    Suiv­re P‑A Jour­dan, c’est accepter de faire une expéri­ence qui est de nature spir­ituelle, spir­ituelle parce que c’est une poésie qui ne pro­pose pas, qui ne répond à aucun souci intel­lectuel et encore moins idéologique. Avec Jour­dan,  rien n’est donc cer­tain, on ne sait rien, on se retourne et que voit-on ? Un sen­tier, moins, peut-être, des traces qui se per­dent, moins, encore, ce chemin éva­poré. Comme si rien n’avait jamais été entre ce qui vient et ce qui s’en va, entre ce qui est et ce qui n’est plus, puis en un frag­ment de sec­on­des tout prend le vis­age du silence. In fine, Jour­dan écrit à la fois le jour, ses odeurs, ses couleurs, ses rumeurs et l’instant où tout bas­cule, ce fil où l’on attend en équili­bre, où ce qui s’approche, s’éloigne sans cesse. Chaque poème est comme une lucarne ouverte sur des mots qui don­nent sur ce qu’on ne sait pas, sur les som­mets ou dans les pro­fondeurs, sur les paroles, sur les cris, sur ce tis­su du monde où, par­fois, quand vient le silence, on entend que quelque chose d’autre respire. Qu’il évoque son atten­tion aux ombres, où s’avivent les odeurs, qu’il chante aux lueurs mati­nales accueil­lant la couleur des eaux, dans ces entre-deux poé­tiques, Jour­dan offre, à tra­vers ses march­es, au tra­vers de son corps déchiré, un souf­fle impal­pa­ble. Et devant les lim­ites que per­son­ne ne peut franchir, il faut essay­er de croire que le corps est aus­si en passe de s’enfuir à tire d’aile afin de peser une autre mesure du réel :

 

« La route s’étrangle. Les fleurs gran­dis­sent sur les pentes. Cette vipère, tête écrasée sur le sen­tier comme un nerf détestable, est le temps vain­cu. Mais le pas, la mar­que vic­to­rieuse, le pas déjà loin­tain, inaudi­ble, mais la rencontre ?

Frôlant mon dos brisé je devine cette forme altière, le souf­fle puis­sant de ce boulet qui trace l’avenir, sans égard, éblouissant.

Presque con­quis par tant de hargne joyeuse. Inno­cent incendie pour réchauf­fer le cœur, brûlant les étapes, devant la route com­mune où nous nous enfonçons. » (p. 152)

 

   Cette « triste beauté », sen­ti­ment dif­fus et prenant qui sourde dans les poèmes, accueille d’un Bon­jour sig­nifi­ant le don reçu de l’existence, et accepte notre inca­pac­ité à y répon­dre autrement que par L’Adieu ; c’est aus­si pour le poète élé­giaque souf­frir de n’avoir au bout du compte rien su saisir, rien su dire alors que pour celui qui le lit le plus Vrai est trou­vé dans ce lieu poé­tique, quand « le bon­jour et l’adieu devi­en­nent inter­change­ables », et que l’écriture nous rejoint dans un rap­port qui est moins de réciproc­ité que de trans­fert. En fait, Jour­dan trace en mots ce qu’il tente de voir, trans­mue le vis­i­ble et l’invisible en musique de parole et en froisse­ment d’air. Défini­tive­ment frag­ile et vail­lant, le poète peut désor­mais per­dre son vis­age, se ris­quer à dire ce qu’il éprou­ve devant l’image mon­tée de la terre, mais que dire de plus qui ne rompt la magie ou le mys­tère ? Il faut en fait dire et redire les arbres, les herbes et les oiseaux, les hori­zons, le soleil le long du champ cal­ciné, l’é­trange élan du tronc et son inex­tri­ca­ble réseau de branch­es, la mon­tagne, ses lumières changeantes, les miroite­ments de la pierre, la fuite des nuages, le bleu impos­si­ble du ciel, il faut redire toute cette dis­per­sion qui resur­git, dans ses poèmes, comme portée unifiée par un espace grand ouvert. Puis dans le vide venir inscrire le vis­age du monde ; ce vis­age est celui de Jour­dan qui se lève, incon­nu, vivant, courageux et dont la voix est pleine du silence bruis­sant des mur­mures de la terre : « Pour qui vient dans l’obscur, je sonne l’obscur, pour qui vient dans la clarté, je sonne la clarté; pour qui vient, hési­tant, ne sachant pas nom­mer, je sonne de toutes mes forces, je sonne de ma son­nette frater­nelle. Pour qui vient, sans nom, qui est Souf­fle, qui fait tarir la source, je sonne jusqu’à épuise­ment… » (p 509). Cette voix frater­nelle éveille alors en nous la grâce d’un accord sen­si­ble, et il suf­fit de l’écouter afin d’entendre, dans un même élan, l’évidence de l’offrande poé­tique et la con­science de notre peine, celle de ne pas pou­voir être sim­ple­ment à la hau­teur des choses.

 

****Nous avons volon­taire­ment mis de côté les Références spir­ituelles de P‑A Jour­dan tant la pré­ci­sion de sa quête est magis­trale­ment traitée dans l’ouvrage cri­tique d’Elodie Meu­nier, Pierre-Albert Jour­dan, L’Ecriture poé­tique comme voie spir­ituelle.

Ce livre fait l’ob­jet d’une lec­ture de Paul Ver­meulen ici : https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/elodie-meunier-pierre-albert-jourdan/paul-vermeulen

Le bon­jour et l’adieu, Mer­cure de France.1991

 

 

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