C’est par un soir d’hiver, dans l’hésitation de nos gestes et de nos bal­bu­tiements, que nous avons per­cé le secret de cet absolu cha­grin qui prit racine au creux de notre âge minéral et qui, peu à peu, et insi­dieuse­ment creu­sait l’hécatombe de nos songes d’enfants. Sans que nous n’ayons pu nous y oppos­er. Ce fut une sai­son absol­u­ment hideuse.

Enfants insou­ciants et gais nous étions, à l’orée de l’espérance bâtie de bou­quets lilas et de soupirs lumineux.  La trans­parence de nos mains effeuil­lant les rayons du soleil et ceux de nos âmes. Enfants du bout du monde, du bout de l’ennui, enfants de nos pères absents et de nos mères aban­don­nées. Enfants de zéphyrs rouges et de cités capit­ulées. Enfants du gouf­fre et de la résur­rec­tion, enfants de la guerre et de la trêve arrachée. Enfants du manque et du par­don espéré. Enfants aux des­tins frag­iles et désordonnés.

Nés juste là où se dressent désor­mais les citadelles de la rigueur et de la rapac­ité, dans ce nou­veau monde sauvage sub­limé de tor­peur et de désen­gage­ment, que nous avons lais­sé grandir et faire, puis peu­plé de tyrans et d’imposteurs, à regarder s’accomplir le comble du ridicule et de l’insensé. Nous leur avons cédé le verbe et ils nous ont telle­ment avilis, ces seigneurs de glaise abu­sive, ces seigneurs forgés dans un souf­fle apocryphe.

Je me sou­viens qu’à la nais­sance de ce verbe, nous étions cou­verts de lueur et de rosée. Nos yeux grands et ouverts embras­saient le ciel et ses étoiles. Nous ne con­nais­sions ni peur ni recul. Nous osions regarder vers le haut des arbres, et touch­er du bout des lèvres  leurs feuil­lages célestes. Notre élan de cristal bat­tait en man­sué­tude.  Nos voix solaires vibraient de mille éclats juvéniles et auda­cieux. Et à tra­vers nos vertes prairies s’élançaient nos airs déver­gondés et nos promess­es inno­cem­ment  ingénues. Là, nous étions heureux, j’en suis cer­taine à présent. Parce que nos cica­tri­ces d’exil s’estompaient à l’essoufflement de nos peines et de nos geôliers. Parce que de notre désar­roi, il ne restait qu’évanescente illu­sion de souf­france. Nous étions donc forts et vail­lants. Nous étions résis­tants. Nous ne red­outions nul despote, nul affront. Même lorsque les vents sec­ouaient nos mémoires et nos orig­ines. De haine et de stu­peur, nous étions lour­de­ment men­acés. Jusqu’à l’érosion de notre accalmie, jusqu’à l’effondrement de notre abri. Le monde s’en offusqua quelque peu, avant de s’en accommoder.

Nous vîmes ce jour-là, l’effroi  s’abattre sur notre sanc­tu­aire de sel et de sable, pré­cip­i­tant ses arcades dans le chaos des sou­venirs et de l’embrasement. Il ne res­ta aucun de nos héros, ni aucune de nos icônes. Les dieux nous lâchèrent brusque­ment. L’intrusion du mal­heur aléa­toire et lap­idaire démys­ti­fia notre bon­heur et scel­la notre tour­ment. Notre deuil fut maintes fois réin­ven­té et les cimetières en dev­in­rent débor­dés. Nous vîmes arriv­er, à escorte démesurée, des hommes et des sim­u­lacres livides, au regard égaré et aux cœurs ridés et pétri­fiés, s’acharner sur  les débris de notre sanc­tu­aire, insis­ter d’achever son efface­ment. Nos pier­res sacrées et mil­lé­naires leur fai­saient si peur. Et  par un geste bru­tal et stri­dent, reten­tit l’épuisement de la dernière pierre. Notre prière brisa sa foi. Sai­sis de ter­reur, nous nous tenions les mains forte­ment, pour ne pas chavir­er dans le ver­tige de la haine. Et longtemps nous avons résisté. De tout notre être, nous avons résisté. Tan­dis qu’ils con­tin­u­aient à nous frap­per d’infamies et d’ab­jectes vile­nies. Ils voulurent nous bris­er et attein­dre l’amour qui som­meille en cha­cun de nous, comme un pre­mier feu. Ils souf­flèrent alors la damna­tion sur nos frères et nos sœurs qui por­taient ardem­ment nos espoirs et nos attentes. Ceux-là dis­parurent, épatés par la chevauchée de la haine qui aspi­ra sin­gulière­ment leur con­science désor­mais vain­cue. Ombres desséchées nos frères et sœurs dev­in­rent. Dans le silence glacial de leurs nuit.

Puis, les nou­veaux con­quérants s’occupèrent de nos pré­cieux man­u­scrits. Ils les brûlèrent un à un, sans en laiss­er une trace,  pré­cisant que le savoir est le pre­mier des dan­gers. Et enfin, ils étouf­fèrent le verbe. Et la bar­barie s’accomplit.

Apa­trides, exilés et orphe­lins. Notre espérance frémis­sante. Notre volon­té abîmée. Nous n’avons, cepen­dant,  pas renon­cé à veiller sur le verbe qui nous lie et qui com­pose notre avenir. C’est en lui que nous reposons. C’est ce verbe qui nous porte, plus loin que nos pas. En terre de guerre.

Nous sommes juste épuisés. Vrai­ment, épuisés. Ere­in­tés de porter leurs maux sourds et déments, leurs men­songes, leurs souil­lures et  leur incom­men­su­rable obscu­rité. Il y a deux décen­nies que nous crions leur laideur et leur naufrage. Nous n’avons pas cessé de dénon­cer leur macabre visée. Nous avons tant per­du à refuser de voir leur som­bres des­seins. Ces hommes ne changent pas, ils ne s’améliorent pas, ils ne renient pas leurs crimes. Ils ne regret­tent jamais leur cru­auté. Ils s’enfoncent dans la vio­lence et la recom­posent infin­i­ment. Fidèles à leur tyran­nie, ils tail­lent des sen­tences et des abus à la mesure de leur répug­nance, traquant les  esprits libres, con­damnant les poètes et ceux qui enta­ment le change­ment du monde. Ceux qui nous offrent le verbe en osmose de trame, après l’avoir affranchie de l’inquiétude. Ceux qui, de leur lib­erté et de leur can­deur, mais à leur risque, col­ma­tent les brisures des hommes et répar­ent les failles du temps.

Et nous ne com­prenons tou­jours pas :

D’où tien­nent-ils leur puis­sance et pourquoi ne  sommes-nous pas pro­tégés de ces mon­stres ter­ri­bles ? Pourquoi met­tons-nous nos heures entre  leurs mains lâch­es et ven­imeuses ?  Pourquoi offrons-nous nos plus belles cités à ceux  qui piéti­nent leurs mémoires ? Com­ment défaire leur haine ? Com­ment s’en préserver ?

Certes, nos voix, acca­blées de préjugés et d’anathèmes s’éteignent par­fois, lassées d’engourdir l’univers en vain, mais nous revenons tou­jours au fonde­ment de notre élan résol­u­ment libre et néces­saire, nous abreuvoir du nec­tar orig­inel qui recon­stru­it, à l’achève­ment de notre religieuse ces­sion, l’antre que cha­cun de nous nour­rit en ses entrailles, l’essentiel  devenir.

A chaque fois que nous per­dons de vue la patrie de nos songes. Nous réé­cou­tons le chant de nos aïeules, et nous repar­tons en existence.

 

LE 12/02/2013

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