Assez de flat­terie, Messieurs du sérail !

 

           Jean-Claude Pirotte, au demeu­rant un poète authen­tique, qui tient une rubrique régulière dans le mag­a­zine men­su­el « grand pub­lic » Lire, est, on le devine, fort cour­tisé par tous ceux et celles qui rêvent fan­tas­ma­tique­ment de laiss­er un nom dans le micro­cosme éphémère de la créa­tion poé­tique française de ce début de siè­cle…  Tout cela n’a rien de bien  neuf sous le soleil, il est vrai. Mais tout de même ! A l’heure où il est de bon ton de s’indigner pour tout et n’importe quoi (avec la mar­que déposée de Stéphane Hes­sel de préférence !), il est grand temps aus­si de crier, en se prenant pour une nou­velle Cather­ine de Sienne : « Assez de rhubarbe Messieurs ! Le monde est pour­ri à force de flagorner­ie de trois sous ! »

           Ces derniers temps, en effet, des records de « ren­vois d’ascenseurs » ont été bat­tus, du côté des « jour­nal­istes-poètes » (ou poètes-jour­nal­istes, qui ose le dire ?).   L’ombre d’Alain Bosquet (lequel fut un implaca­ble Saint-Just de la poésie de la fin du siè­cle dernier) serait-elle donc rev­enue nous hanter ?  Sans s’attarder sur  tels ou tels cour­tisans, depuis longtemps experts  en rep­ta­tions savantes des­tinées à rem­porter le Prix Apol­li­naire ou le Prix Max Jacob, ou le Prix des octogé­naires en goguettes, osons écrire ici, une fois pour toutes, qu’aucun papi­er de com­plai­sance (même petit) paru dans la plus petite gazette con­fi­den­tielle ou dans un grand jour­nal de la presse quo­ti­di­enne nationale (type Le Monde, Le Figaro ou Libéra­tion)  ne pour­ra don­ner jamais, comme par magie, tal­ent et gloire éter­nelle au jour­nal­iste-poète (ou au poète-jour­nal­iste ?) qui l’a obtenu, à force de le réclamer au nom de la fra­ter­nité du sérail, comme de bien entendu !

         Les chroniqueurs  de Presse en domaine de poésie (ils se comptent hélas sur le doigt d’une seule main !) ont l’habitude de se con­grat­uler sans retenue et entre­ti­en­nent désil­lu­sions et con­fu­sions des valeurs sous pré­texte de faire plaisir aux petits cama­rades  de même tranchée ou de même par­ti poli­tique.   Entre les œuvres com­plètes de Jean-Yves Mas­son, cri­tique et pape inamovi­ble du Mag­a­zine Lit­téraire,  Le Rire des belettes  dernier recueil mali­cieux de Thier­ry Cler­mont, du Figaro lui aus­si Lit­téraire, et les juge­ments de Jacques Réda, cadre bien instal­lé de la NRF, le juste dis­cerne­ment des meilleurs dons demeure bien périlleux !  Qui sont, en défini­tive, dans ce jeu de mar­i­on­nettes dérisoires,   les faux prophètes à  dénon­cer ? Les mau­vais­es con­sciences de leur époque à annon­cer ? Com­ment sépar­er le bon grain de l’ivraie ?  En n’oubliant jamais que « L’horizon ne sera jamais orphe­lin / tant que des yeux le chercheront / avec ma nos­tal­gie » ( dix­it Salah Al Ham­dani et Ron­ny Someck, in Bag­dad à la lisière de l’incendie Jérusalem, Édi­tions Bruno Doucey).

    De quelle bar­ri­cade de la pen­sée sur­gi­ra le nou­veau Gavroche libre qui servi­ra de recours face à  l’actuelle con­fu­sion des valeurs ?  Quand démas­querons-nous enfin  les faux poètes   et les jour­nal­istes de l’éphémère,  plus soucieux de préserv­er une carte pro­fes­sion­nelle réduc­trice d’impôt que de défendre telles ou telles voix majeures, véri­ta­bles mau­vais­es con­sciences d’une époque malade de n’être guère à hau­teur d’Homme ?

      Avant de véri­ta­ble­ment décider d’un chemin sauvage à emprunter pour ouvrir  cette chronique qui souhaite, elle aus­si,  prôn­er le RECOURS AU POÈME,  il m’a sem­blé essen­tiel de jeter les loups dérisoires et d’annoncer les couleurs. La poésie con­tem­po­raine que nous aimons « n’exige aucune glose » (ain­si que l’écrivait Roger Cail­lois), elle ose par­fois se faire com­préhen­si­ble par tous, elle ne craint ni l’aveu, ni le cri, ni l’émotion, ni la reven­di­ca­tion. Elle refuse d’être un jeu de chais­es de salon pour femmes du monde. Devant la mis­ère plané­taire, elle ne cède pas au renon­ce­ment facile ou à ses apparences. Sans avoir le mono­pole de l’anxiété de vivre,  la poésie que j’attends avec espérance approu­ve avec joie le cri­tique lit­téraire Serge Koster quand il nous rap­pelle, dans son beau livre Je ne mour­rai pas tout entier, (Édi­tions Léo Scheer) l’affirmation d’Anatole France : « Le bon cri­tique est celui qui racon­te les aven­tures de son âme au milieu des chefs‑d’œuvre ».

      La poésie dont nous par­lerons ici sera, osons-nous l’espérer,  un espace d’indépendance d’esprit, une reven­di­ca­tion d’urgence, un acte poli­tique,  réflexe de survie face à la sournoise robo­t­i­sa­tion générale de notre société occi­den­tale obsédée d’économie plus que de préoc­cu­pa­tions spir­ituelles et philosophiques.

    On le sait depuis la nuit des temps, « chanter pen­dant que Rome brûle » est une lâcheté, une incom­pé­tence poé­tique, une mise hors jeu. En revanche, con­fon­dre le poème et le tract « politi­card » rose fon­cé, rose clair ou bleu, pas oblig­a­toire­ment marine, reste à mes yeux lib­er­taires et mys­tiques, une aberration.

    Sor­tant à peine du tren­tième « Marché de la poésie » de la Place Saint Sulpice à Paris (14, 15, 16 et 17 juin), où j’ai voulu dif­fuser les pre­miers textes de quelques jeunes poètes, pour le plaisir de la décou­verte, j’ai ten­té de définir ce que j’attendais encore de la poésie en 2012… Et j’ai répon­du : une nou­velle espérance, un renou­velle­ment de vigueur de la parole, une manière de pren­dre de la dis­tance entre la bru­tal­ité de la vio­lence habituelle des struc­tures d’État qui nous niv­el­lent si sou­vent par le bas, dans notre si peu doux pays de France, notam­ment. Quand j’aime un poème, c’est qu’il réveille en mon for intérieur ma part de com­pas­sion, de ten­dresse,  d’ani­ma, en somme. Tant qu’il m’incite au rêve, tant qu’il bous­cule ma léthargie, tant qu’il agrandit ma vision du monde et de ses con­tra­dic­tions, je le salue et le recon­naît comme à la lisière d’une cer­taine méta­mor­phose de l’âme. Dès qu’il m’ennuie, et qu’il ne sus­cite en moi nul recom­mence­ment, ou qu’il a per­du le goût du pain partagé et qu’il ignore la demeure de la beauté qui agrandit, il ne me paraît qu’un résidu de mots sans impor­tance, une prière pré­ten­tieuse et stérile, une terre vide et sèche. 

     Au fond du fond, quand je dis poète, je dis rébel­lion con­tre le dés­espoir de vivre.

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