CHRISTIAN BACHELIN SUR UN AIR D’ACCORDÉON

 

Quand un poète orig­i­nal meurt, les faiseurs d’anthologies, style cat­a­logue de « La red­oute », con­fon­dant  énuméra­tions de noms dans d’ennuyeuses revues tou­jours louangeuses et mis­es en valeur d’authentiques auteurs de ce temps (« il vaut mieux avoir l’air de con­naître tout le monde, cela pour­rait servir de marche pied pour entr­er dans un jury de Prix ! »), j’ai sou­vent envie de me taire. Jusqu’à mon dernier souf­fle, je conchierai ces vis­i­teurs de cimetières qui se main­ti­en­nent  avec habil­ité dans la louange post-mortem  pour flat­ter  leurs nom­brils solaires et affamés…

Chris­t­ian Bache­lin, qui a eu l’extrême mal­adresse de mourir ven­dre­di 29 août 2014 me le dis­ait sou­vent « le micro­cosme de la poésie française est un miroir aux alou­ettes ! ». Il avait rai­son. L’homme n’était pas un mondain, plutôt un lucide, un « bor­de­line » de génie,  et cer­taine­ment pas un « quê­teur » de postérité.

Bache­lin, le bal­adin tac­i­turne… C’était au temps de Patrick Rousseau, d’Yves Mar­tin, d’Alain Simon (en voilà de grands fan­tômes de grands poètes !), d’autres névrosés excep­tion­nels qui étaient tous édités et défendus avec fougue et tal­ent  par Guy Cham­bel­land, quand celui-ci rég­nait au 23 rue Racine, dans cette librairie parisi­enne dev­enue légendaire et qui fait désor­mais par­tie de notre pat­ri­moine lit­téraire le plus précieux. 

Né en 1933, à Com­piègne, Chris­t­ian Bache­lin savait observ­er avec finesse et retenue le monde de la pau­vreté et de l’humilité quo­ti­di­ennes et son art poé­tique nous plongeait dans un bizarre univers très per­son­nel fait de mélan­col­ie et de bohème, sur fond de blues et de désen­chante­ment. Ses vers, d’abord obsédés par une cer­taine musique lyrique évo­quant un Moyen-Âge inso­lite, tou­jours limpi­des, lui per­me­t­taient d’être proche des gens de la rue avec lesquels il aimait  trin­quer « à la san­té du monde ». De Neige exter­mi­na­trice, son pre­mier recueil (Cham­bel­land, 1967), aux plus récents, Bache­lin  évo­quait des « amours en mal de sépul­ture », une « neige tutélaire épouse de la nuit », un roman baroque qui « en nous se déchire », « Où nous seri­ons sur l’impériale d’autobus / Dans le temps d’avant-guerre en des jours incon­nus / Roulant bas­tringue au vieux désert sen­ti­men­tal ». Jean Rous­selot par­lait de musique clas­sique « jouée en jazz, avec des faux accords et des syn­copes », et aus­si de la « pro­fondeur indi­ci­ble de l’âme mod­erne impro­pre à toute règle stricte ». Robert Sabati­er évo­quait un navire voguant dans l’ivresse et le métro et prenant « des allures de transsi­bérien alors que Duke Elling­ton joue… ». Serge Brindeau notait dès 1973 « une sorte de délec­ta­tion morose ». Paul Farel­li­er pro­po­sait : « un étrange lyrisme »…

Dans le quo­ti­di­en des ren­con­tres, entre Patrice Del­bourg et Patrick Rousseau, notam­ment, le som­bre Chris­t­ian Bache­lin était un bon cama­rade de révolte silen­cieuse, atten­tif et excel­lent lecteur de poèmes, intro­ver­ti à l’extrême, certes, mais brûlant du dedans et sans cesse tra­ver­sé de mille inter­ro­ga­tions méta­physiques essen­tielles. Il jouait de l’accordéon comme per­son­ne et entrete­nait avec Guy Cham­bel­land le lib­er­taire une ami­tié pro­fonde faite de con­fi­ance par­fois aveu­gle. S’il avait fal­lu class­er tous les petits métiers que Bache­lin exerça pour vivre, ou plus exacte­ment pour sur­vivre, même la Société des Gens de Let­tres se serait vite fatiguée. Pour­tant elle l’engagea comme pré­posé à l’administration. Bache­lin eut une fin de vie dis­crète et pénible, trag­ique et soli­taire. Peu de gens pre­naient de ses nou­velles. Il méri­tait mieux. L’ingratitude est le remord glu­ant des poètes.

Dans mon brûlot Au tour­nant du siè­cle, Regard cri­tique sur la poésie française con­tem­po­raine (Seghers, 2014), j’écrivais de Chris­t­ian Bache­lin qu’il resterait longtemps dans les mémoires et je pre­nais acte d’une recon­nais­sance avouée. Non seule­ment je ne regrette pas un seul mot de ce juge­ment, mais encore  je tiens à remerci­er Recours au poème de m’avoir lais­sé ici exprimer en ter­mes sim­ples mon ami­tié envers lui. 

                                                  

  

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