À l’occasion de la paru­tion, dans la col­lec­tion de poche « folio » (Gal­li­mard) d’une superbe biogra­phie de James Dou­glas Mor­ri­son, dit Jim Mar­ri­son (1943–1971) par le poète Jean-Yves Reuzeau, par ailleurs directeur lit­téraire de la mai­son d’édition Le Cas­tor Astral, il nous sem­ble évi­dent et juste de saluer le beau tra­vail réus­si sur cet artiste feu-fol­let qui occu­pa la scène rock et se prit sou­vent pour son pro­pre dieu ce qui est bien le pro­pre du mythe.

  Mais ce qui nous a retenu le plus dans cet essai com­plet , vivant et bien écrit, c’est le poète Mor­ri­son, admi­ra­teur de Jack  Ker­ouac et de quelques autres auteurs de la Beat Généra­tion comme Allen Gins­berg ou Lawrence Fer­linghet­ti.  Et le prin­ci­pal mérite de Reuzeau le nos­tal­gique pas­sion­né du « Roi Lézard » et du groupe des Doors, est d’avoir bien su faire enten­dre tout au long de son réc­it que Jim Mor­ri­son était d’abord et avant tout un vision­naire déjan­té habité de William Blake et d’Arthur Rim­baud, un  poète à part entière jusqu’à son over­dose de star dés­espéré et fauché en plein cirque médi­a­tique. Il ne faut jamais oubli­er que Mor­ri­son écriv­it même dans un poème devenu célèbre (Hur­ri­cane & Eclipse) : « J’aimerais que la mort vienne à moi, immaculée ». 

  En France, on le sait, c’est le regret­té Chris­t­ian Bour­go­is qui édi­ta les plus émou­vants poèmes de Jim Mor­ri­son. Les relire n’est pas sans intérêt. On y retrou­ve cette spon­tanéité dés­espérée qui mar­qua à jamais toute une génération.

  Au sur­plus, en même temps que la sor­tie de sa biogra­phie inspirée, Jean-Yves Reuse­au a la bonne idée de rééditer, cette fois au Cas­tor Astral, sous  son label, Jim Mor­ri­son ou les Portes de la per­cep­tion, pré­facé par Mich­ka Assayas. Il s’agit en fait d’une deux­ième édi­tion, la pre­mière datant de 1998. Reuzeau, en effet, nous offre une véri­ta­ble incan­ta­tion aux années 1960. Il nous explique com­ment Mor­ri­son est devenu une espèce de phénomène de foire. 

   Et les poèmes ? Le recours au poème de Mor­ri­son ? La tra­duc­tion de l’américain est de François Tétreau. Et l’on relève même des stro­phes hyper-réal­istes. Ainsi :

 

                                               « Un cou­ple s’étreignait comme une onde de silence
                                                  On chas­sait le lapin dans les ténèbres
                                                  Une fille saoule bai­sait la mort
                                                  Et je m’adressais des ser­mons inutiles ».

                       

Mais la grande réus­site pro­pre­ment poé­tique de Jean-Yves Reuzeau est d’avoir su ne faire qu’un avec le mys­tère du « Roi Lézard ».  On le com­prend vite : le poète « aime brouiller les pistes de la fic­tion et du vécu » comme l’écrivait le jour­nal Le Monde en son temps.  Il me l’avouait récem­ment devant une sim­ple table de bistrot parisien, sous la mor­sure des néons. Il n’a jamais cessé d’être han­té dans sa jeunesse par le per­son­nage de Jim Mor­ri­son quand se fait enten­dre dans la nuit sa voix hal­lu­cinée. Mor­ri­son est à ses yeux  le mythe immor­tel et séduisant du désir, de l’animalité et de la musique. Ayant longtemps tra­vail­lé pour le label Elek­tra, celui de Jim Mor­ri­son et des Doors,  il a égale­ment écrit sur les Rolling Stones.  D’une façon générale, c’est bien l’univers rock qui l’a tou­jours entraîné entre rêves et fan­tasmes. D’ailleurs,  ça n’est par hasard s’il a tra­vail­lé égale­ment  sur une biogra­phie de Janis Joplin (tou­jours chez Gal­li­mard) en 2007 déjà. La poésie de Jean-Yves Reuzeau n’a pu, pen­dant longtemps,  se pass­er d’une langue syn­copée et pathé­tique qui l’entraîne de l’autre côté du miroir. Et le plus réus­si de cette époque-là demeure sans doute son « texte-poème » sur les portes de la per­cep­tion, juste­ment ! Il illus­tre par­faite­ment la phrase de Vir­ginia Woolf « la vraie vie est imag­i­naire » qui recoupe, bien enten­du, celle de Rim­baud « la vraie vie est ailleurs ». Tout dans son envolée lyrique par­ticipe de l’exorcisme. Il sait comme per­son­ne « plac­er l’agonie sous les sun­lights  au cen­tre du cirque de l’absurde » (je le cite). Il s’agit bien de détach­er les cein­tures et de se laiss­er dériv­er dans un égare­ment « proche du fan­tasme de la mort ». Les phras­es brèves nous empor­tent jusqu’au ver­tige : « nous voici dans le col­li­ma­teur du dés­espoir »… Com­ment rester insen­si­ble, par exem­ple, à un para­graphe comme : « Je t’emmène din­er chez Carti­er. À la table de Max Jacob et de Guil­laume Apol­li­naire. Emmanuel Bove déplie sa servi­ette. Ombre des ombres. Com­mande un muse­au vinai­grette. Puis prends des notes sur son car­net à petits car­reaux. Sens du détail touchant. Où est le crime de con­tem­pler le monde ? D’opérer à cœur-vis­age décou­vert ? Où est le crime de dis­sé­quer les manies ? Les failles des quidams ? La poésie des ciné­ma­tons. (…/…) Café amer. Je n’émets aucune objec­tion. Crois­sant frais. Café brûlant. Revue de presse. Fin cig­a­re. Paris m’attend. ». 

   Qui est qui ? Je ne sais plus très bien… Reuzeau devient Mor­ri­son. Mor­ri­son crie : « L’ivresse est un masque de choix » et Reuzeau écrit : « Un univers dans chaque corps. ». Mor­ri­son reprend : « Com­ment saisir la mort au pro­gramme du matin ». Reuzeau lui répond : « Mais que peu­vent-ils com­pren­dre à l’homme-oiseau débor­dé par les mots ? ». Jusqu’à l’identification.

  Au fond, ce qui touche le plus dans une légende qui ne meurt jamais, c’est cette façon d’attendre sans cesse le soleil. 

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