AVANT d’entrer dans le vif du sujet et de lancer le lecteur dans La carte déplacée, il faut quelques mots d’avertissement. Il s’agit ici non pas d’un déplace­ment des fron­tières de la Pologne, comme pour­rait le faire penser la pre­mière par­tie du titre, mais d’une carte européenne « boulever­sée », car le mot polon­ais porus­zona indique un change­ment à la fois physique et émo­tion­nel. Le thème prin­ci­pal de cet imposant ouvrage est de démon­tr­er com­ment l’axe est-ouest de référence cul­turelle qui fonc­tionne pour la Pologne depuis plus de deux siè­cles a tourné en axe nord-sud en vingt-cinq ans, de la fin de la guerre froide en 1989 jusqu’en 2015, date de la rédac­tion du livre. 

Le savoir accu­mulé par Prze­mysław Czaplińs­ki depuis de nom­breuses années lui donne un regard nou­veau sur sur la façon dont les Polon­ais par­lent et imag­i­nent leurs rela­tions avec leurs voisins. L’imaginaire auquel se réfère le titre de l’ouvrage est toute­fois mit­igé par la déf­i­ni­tion très large du terme « let­tres polon­ais­es » qui com­prend reportages, analy­ses poli­tiques, textes his­toriques, et arti­cles de presse, en plus des « belles-let­tres » (pièces de théâtre, romans, films et poèmes). Ce vadémécum impres­sion­nant est analysé prin­ci­pale­ment d’après les obser­va­tions (témoignages) vécues et con­crètes que four­nissent des décodeurs « objec­tifs » (reporters, jour­nal­istes, essay­istes, et Prze­mysław Czaplińs­ki lui-même) et « sub­jec­tifs » (romanciers, poètes, dra­maturges). Le décodage de « l’imaginaire » indique une analyse lit­téraire tant chez les spé­cial­istes de l’actualité que les lit­téra­teurs, cha­cun util­isant de façon inter­change­able soit l’approche de l’inspecteur qui utilise le lan­gage offi­ciel, con­ven­tion­nel, des rap­ports, soit celle du cueilleur qui pra­tique la parole spon­tanée du réc­it lit­téraire ou poétique.

LE THÈME prin­ci­pal de La carte déplacée, soit l’analyse du regard que les Polon­ais jet­tent sur leurs voisins aujourd’hui, implique une recherche de leur iden­tité par référence à ces voisins. Il implique aus­si une dépen­dance vis-à-vis de ces voisins, dont le choix se lim­ite à l’Europe pro­pre­ment dite : l’axe est-ouest est représen­té par la Russie et l’Allemagne et l’axe sud-nord part du Cau­case pour attein­dre la Norvège. Le bilan n’est pas bril­lant : la Russie est tou­jours ori­en­tale, fasci­nante, un mon­stre impér­i­al  entre chaos, boue et glace, colonisa­teur ou à colonis­er, incon­tourn­able ;  l’Allemagne incar­ne la flu­id­ité des fron­tières (accélérée par la for­ma­tion de l’Union Européenne) et la ten­ta­tive d’effacer le con­tentieux de la sec­onde guerre mon­di­ale et surtout de l’après-guerre tout en prof­i­tant de l’abondance économique; les pays du Cau­case et des Balka­ns sont tou­jours par­ti­c­uliers et non-sol­idaires, leur appar­te­nance euro-chré­ti­enne trop faible pour endiguer l’immigration ; seul le nord scan­di­nave offrirait des per­spec­tives nou­velles de moder­nité, encore qu’il ne soit pas l’idéal rêvé, selon Doro­ta Masłows­ka et Manuela Gretkows­ka. Le pou­voir de la Pologne est dilué par l’Union Européenne, une fédéra­tion d’Europe cen­trale n’est plus pos­si­ble, et la porte de sec­ours française n’offre que la pos­si­bil­ité de se réin­ven­ter. La « saleté » russe per­met aux Polon­ais de se démar­quer en tant que nation européenne et « pro­pre, » mais le mot « saleté » saute aux yeux et choque.  Ces obser­va­tions sont étayées par de très grands noms, tels Ryszard Kapuś­cińs­ki, Olga Tokar­czuk, Dubrav­ka Ugrešić, Leszek Szaru­ga, Tomas Transtrőmer, et Milan Kun­dera, pour ne citer qu’eux, ain­si qu’un grand nom­bre de penseurs, hommes poli­tiques, et philosophes de toute l’Europe.

Prze­mysław Czaplińs­ki. La carte déplacée. L’imaginaire géo­graphique et cul­turel des let­tres polon­ais­es au tour­nant des XXe et XXI siè­cles. Traduit du polon­ais par Doro­ta Wal­czak-Delanois et Cécile Bocianows­ki. Lille : Press­es Uni­ver­si­taires du Septen­tri­on, 2024.312 p. ISBN 9782757440919.

PEUT-ON aujourd’hui tou­jours par­ler de l’Europe en vase clos ? L’ouvrage se com­pose de qua­tre par­ties; la Russie (l’est) reçoit la part du lion, soit 120 pages. Le sud et le nord ensem­ble sont aus­si longs que le chapitre sur la Russie, et l’Allemagne (l’ouest) reçoit la plus petite por­tion, soit 40 pages. Ce déséquili­bre entre les qua­tre par­ties de l’ouvrage représente-t-il la réal­ité de demain ou les rival­ités d’antan ? L’extérieur de l’Europe ain­si définie n’apparait que lors de la crise syri­enne de 2014–2015 qui jeta des mil­lions de per­son­nes déplacées vers l’Europe. Com­ment Ryszard Kapuś­cińs­ki aurait-il analysé cette crise, lui qui, en tant que reporter mon­di­al, représen­tait l’ouverture his­torique des Polon­ais à tous les con­ti­nents ? N’aurait-il pas plutôt insisté sur les con­tri­bu­tions mon­di­ales de la cul­ture polon­aise ? Nom­bre d’auteurs se sont penchés sur l’ouverture de la Pologne sur le monde depuis la Renais­sance, notam­ment sur l’ère des Lumières si bien analysées par Jan Zielińs­ki dans Mag­iczne Oświece­nie [La Magie des Lumières, 2022]. La Pologne a depuis tou­jours été ouverte sur le monde, notam­ment sur l’Asie et les ter­ri­toires situés le long de la Route de l’ambre et de la Route de la soie. Elle l’est restée depuis, à tra­vers sa lit­téra­ture émi­grée. L’identité polon­aise est con­sti­tuée de la somme de tous ces échanges. Et, depuis la fin de la guerre froide, les artistes et écrivains polon­ais mul­ti­plient les con­tacts et les par­tic­i­pa­tions cul­turelles qui non seule­ment dis­ent com­ment ils voient le monde, mais ce qu’ils font pour créer de nou­veaux con­tacts qui tran­scen­dent les fron­tières poli­tiques. Et com­ment oubli­er le mou­ve­ment « de ter­roir » de la lit­téra­ture et de la poésie polon­aise, qui s’esquisse depuis la fin de la guerre froide, notam­ment dans les œuvres d’Urszula Koz­iół et de Marzan­na Kielar pour la Silésie et la Mazurie, respec­tive­ment, rap­pelant que les régions (un con­cept reviv­i­fié par l’Union Européenne) sont plus impor­tants que les nations ? Tous et toutes tra­vail­lent à imag­in­er et à con­stru­ire un avenir qui tran­scende les trau­ma­tisme subis par la Pologne depuis les partages de la fin du 18e siè­cle jusqu’en 1989.

LES ARGUMENTS sont infi­nis et les con­clu­sions élu­sives. La Pologne émerge de l’introspection a laque­lle la soumet Prze­mysław Czaplińs­ki frag­ilisée et sans gou­ver­nail. Dans une Europe qui, annonce Marcin Król en fin de l’ouvrage, ago­nise par la triple blessure de la laïc­ité, du nation­al­isme, et de l’hédonisme, la Pologne pour­ra-t-elle s’émanciper de son con­tentieux his­torique entre Alle­magne et Russie ? Pour­ra-t-elle se définir indépen­dam­ment de ses voisins ? Pour­ra-t-elle échap­per, au XXI siè­cle, à un avenir colonisa­teur ou colonisé ? Le plus grand mérite de La Carte déplacée est de nous don­ner sérieuse­ment à réfléchir. Ini­tiale­ment pub­lié à Varso­vie en 2017, le livre a presque neuf ans et le lecteur n’y trou­vera pas les toutes dernières œuvres lit­téraires polon­ais­es, mais qu’à cela ne tienne, car l’érudition de l’auteur est impres­sion­nante. Il ouvre pour les lecteurs fran­coph­o­nes une con­ver­sa­tion essen­tielle pour l’avenir de la Pologne et éclairante pour toute nation en quête d’identité dans un ordre mon­di­al en plein changement.

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L’auteur Przemysław Roman Czapliński

Prze­mysław Roman Czaplińs­ki (né le 6 novem­bre 1962 à Poz­nań – cri­tique lit­téraire polon­ais, pro­fesseur de lit­téra­ture con­tem­po­raine. Il tra­vaille à l’In­sti­tut de philolo­gie polon­aise de l’U­ni­ver­sité Adam Mick­iewicz. Mem­bre cor­re­spon­dant de l’A­cadémie polon­aise des sciences.

Diplômé du lycée Karol Marcinkows­ki à Poz­nań. Il a obtenu son doc­tor­at en 1992, son habil­i­ta­tion en 1998, et un an plus tard, il a obtenu un poste de pro­fesseur à l’u­ni­ver­sité Adam Mick­iewicz. Il a reçu le titre de pro­fesseur en 2002. De 2002 à 2008, il a occupé le poste de directeur du Lab­o­ra­toire de cri­tique lit­téraire (à la Fac­ulté de philolo­gie polon­aise de l’U­ni­ver­sité Adam Mick­iewicz), et depuis 2008, il est directeur de la spé­cial­ité cri­tique lit­téraire (depuis 2015, nom de la spé­cial­ité : Cri­tique et pra­tique lit­téraire). De 2001 à 2006, il a été rédac­teur en chef de la revue Poz­nańskie Stu­dia Polonisty­czne ; depuis 2016, il fait par­tie de la rédac­tion de la revue Tek­sty Drugie. De 2002 à 2006, il a été mem­bre du Comité des sci­ences de la lit­téra­ture de l’A­cadémie polon­aise des sci­ences. De 1997 à 2001 et de 2010 à 2013, il a fait par­tie du jury du prix lit­téraire Nike et depuis 2008, il siège au jury du con­cours théâ­tral con­sacré à la dra­maturgie con­tem­po­raine polon­aise « Metafory rzeczy­wis­toś­ci » (Métaphores de la réal­ité). Auteur de nom­breuses pub­li­ca­tions cri­tiques lit­téraires (notam­ment Śla­dy przeło­mu. O prozie pol­skiej 1976–1996 [Traces du tour­nant. À pro­pos de la prose polon­aise 1976–1996], Ruchome mar­gin­esy: szkice o lit­er­aturze lat 90. [Marges mobiles : essais sur la lit­téra­ture des années 90]).

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Alice-Catherine Carls

Alice-Cather­ine Carls est pro­fesseure émérite de l’University of Ten­nessee at Mar­tin aux États-Unis. Diplômée de Paris I‑Pan­théon-Sor­bonne et Paris IV-Sor­bonne, elle est spé­cial­iste de l’histoire diplo­ma­tique, cul­turelle, et lit­téraire de l’Europe des 20e et 21e siè­cles et tra­duc­trice du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du français et du polon­ais en anglais. Elle a écrit/édité/traduit trente-deux livres et env­i­ron cinq cents arti­cles, tra­duc­tions, et recen­sions pub­liés en plusieurs langues dans une douzaine de pays. Sa co-tra­duc­tion de poèmes de Krzysztof Siw­czyk, A Cal­lig­ra­phy of Days, a été final­iste du Prix Oxford-Wei­den­feld de tra­duc­tion pour 2025. Elle col­la­bore régulière­ment à plusieurs pub­li­ca­tions dont World Lit­er­a­ture Today, Recours au Poème, et Archi­wum Emigracji.