FAUT-IL

Faut-il se livr­er à ce tra­vail intro­spec­tif sur sa pro­pre œuvre, don­ner des repères, des indices sur son tra­vail ? Com­ment se situe-t-on vis-à-vis de lui ? Et encore, inciter, encour­ager cet autre, le lecteur ou le sim­ple curieux, à se lancer vers un ailleurs, hors des poèmes qu’on lui con­fie ? Un sen­ti­ment d’injustice monte alors : « Quoi, j’ai déjà fait effort de vie pour ces textes, choisi de répon­dre à cet appel intérieur, de m’y unir tan­dis que tant d’autres choi­sis­saient de se dis­pers­er dans les jours, il faudrait en plus que je fasse un geste vers eux, que je me risque et me soumette à leurs juge­ments. Déjà ils me jugeaient et se moquaient tan­dis que je m’éloignais pour par­ler au silence, il faudrait aus­si que je rende des comptes après, encore et encore ? Quand cela cessera-t-il ? Existe-t-il donc un espace où l’on peut s’efforcer d’être soi sans avoir à s’expliquer ? »

Non. Non, il n’existe pas d’espace sans la présence d’autrui. L’humanité qu’on porte est tou­jours un lieu ou un moment de partage au mieux, de déchire­ment et de blessure le plus sou­vent. Vouloir être soi, c’est accepter de com­mu­nier à l’autre et de laiss­er l’autre com­mu­nier à soi. Oui, en te don­nant à la poésie, tu t’es mis en marche et il n’est plus pos­si­ble de reculer. Il fau­dra te dépouiller jusqu’au bout. Il te fau­dra accepter l’humiliation, le men­songe, l’aveu de tes faib­less­es. Tu te con­tredi­ras. Oui, tes ver­tiges, tes illu­sions seront mis à nu. Dans le poème et dans cet ailleurs qu’est ta vie de poète, que tu la tais­es ou la dis­es, tu seras con­som­mé. Et tu devras t’avouer dans ce que tu te caches à toi-même et que les autres point­eront jusqu’à ce que tu saignes. Nulle échap­pa­toire. Les yeux du poème désor­mais se retour­nent con­tre toi par le moyen du lecteur. Écrire des poèmes n’était rien, à peine le com­mence­ment. Il te fau­dra encore être brûlé par eux. Tu croy­ais leur don­ner que des heures, en vérité tu leur as con­fié ta vie. Tu croy­ais jouer en répon­dant à leur appel, ils te forceront à avouer que tu cher­chais la vérité, quand bien même tu ne com­prends pas ce que tu dis. Tu t’es mis à leur ser­vice et ils agis­sent désor­mais. Oui, tu seras poète jusqu’à la nausée de toi-même.

J’ai donc voulu avancer sur ce chemin inex­orable. J’ai repris les textes pub­liés depuis vingt ans. Je les ai lus en m’appuyant sur cette longue durée pour essay­er de décou­vrir des chemins qui per­me­t­traient de cir­culer entre eux. Trop tôt, ou peut-être au-delà de mes forces. Je n’ai pas pu pass­er de l’autre côté et les lire comme je lis d’autres poètes. Surtout, ils m’apparaissent comme une clô­ture impos­si­ble à tra­vers­er, gran­dis­sante, tou­jours plus haute, tou­jours plus proche, me repous­sant davan­tage vers ce néant que je suis ; me resser­rant auprès d’un mys­tère ou d’un abîme qui m’effraie, m’attire autant qu’il me blesse. Mal­gré le dérange­ment, je m’efforce pour­tant de rester homme, d’assumer cet état de vie, de le con­fi­er pour ce qu’il est à qui m’interroge. Oui, cette vie de poète anonyme est mienne, puisqu’elle est la seule aven­ture que j’ai choisie de plein gré. Elle est tout entière dans ce oui à l’existence que j’ai don­né et qui me débor­de. Peut-être que cette accep­ta­tion par­ticipe et col­ore mes poèmes. Peut-être pas. Je ne m’en soucie guère. Ces poèmes que j’ai écrits me sont étrangers. Après s’être nour­ris de ma chair et de mes os, ils m’ont chas­sé. Depuis, nous ne nous fréquen­tons plus. Ils me sont plus loin­tains que tous les poèmes que je lis. Sauf un seul, qui me préoc­cupe encore : le suiv­ant qui déjà a entre­pris ma chair et mon âme, et va s’en nour­rir, se l’approprier, réduisant encore un plus l’être que je suis hors de la poésie.

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