Dans le livre de Régi­nald Gail­lard, comme le sig­nale la pré­face de Fab­rice Had­jadj, un jeu de sens se fait entre ver­ti­cal­ité et hor­i­zon­tal­ité. Qui cherche les bar­reaux de l’échelle qui monte aux Cieux peut les trou­ver dans les bar­reaux de fer de la fenêtre, s’il pense à regarder suiv­ant l’autre axe des choses. De la même façon, dans ce livre qui par­ticipe, je crois, d’un renou­veau his­torique de la poésie, la recherche de la tran­scen­dance se refait réc­it, se lit à nou­veau à tra­vers un chem­ine­ment diégé­tique man­i­feste. Est-ce curieuse­ment que le nom du pré­faci­er lui-même désigne en mots d’Islam celui qui fait le pèleri­nage, celui qui fait le chem­ine­ment hor­i­zon­tal vers le lieu du sens transcendant ?

Le pre­mier poème (dans la sec­tion des Kinder­szene) donne le ton : poème strophique de plus de trois pages, com­posé de ver­sets de trois vers non rimés, il sonne comme un poème nar­ratif du temps des Roman­tiques, des Par­nassiens, ou des Sym­bol­istes, des Lamar­tine, Hugo, Mus­set, Lecomte de Lisle, Fran­cis Jammes. Les poèmes suiv­ants sont de thèmes aus­si prop­ices au réc­it : légende (noy­ade de l’enfant d’Istrie en pleurs), scène famil­iale (« Noli me videre »), réflex­ion sur la vie qui sépare (let­tre à « l’ami per­du ») … Ils sont de formes et de mètres var­iés, en vers presque jamais rimés mais d’un si juste tra­vail d’harmonisation, de retour éch­e­lon­né des sons, qu’on n’a jamais une impres­sion de prosaïsme sonore, d’idée sans forme.

L’harmonie, cepen­dant, est déli­cate et ne résis­terait pas bien aux marteaux-piqueurs du jour ; mais elle est en accord avec le car­ac­tère extrême­ment soigné de la mise en page, ou avec la couleur même du papi­er, pro­pre à l’éditeur et à la col­lec­tion mais ici par­ti­c­ulière­ment seyante.

Pour les thèmes poé­tiques abor­dés, après celui de l’enfance et de sa con­fronta­tion avec la mort, voici, dans la sec­tion « Écarts », la femme, placée sous le signe dev­in­able de la mytholo­gie : femme au « cou de ser­pent » (est-ce Lilith ?), jeune fille aux yeux pers (est-ce Athé­na ?), « babil­lage babélien », sac­ri­fice bar­bare, ani­mal et ancien : c’est le poème très beau et très court de « l’aubade à la gorge » (fémi­nine sans doute) qui en même temps « à la gorge me prend », où le jeu de mul­ti­ples sens accède aux ver­tus d’une con­cen­tra­tion orgas­mique et san­guine en son espace exigu de qua­tre vers brefs.

Celui qui dit, p. 23, « je ne sais ce qu’est la poésie – et ne veux le savoir » le sait, quoi qu’il en dise, ou en sait, du moins, assez long.

Et puis voici « Acédie et colère », le temps d’après les émer­veille­ments pre­miers du désir. Voici « la fureur amoureuse », et voici le voile d’une sainte face humaine qui est celle de chaque homme souf­frant (poème p. 45) ; elle nous ramène à l’idée de par­cours, de chemin de croix, d’itinéraire biographique augus­tinien, et nous emmène vers (au-delà de la souf­france et de l’exaspération) « la gra­tu­ité de la beauté », la poésie donc.

Après le « dies irae », après la sec­tion « Lac­rimosa » qui mèle à nou­veau les poèmes très courts et le long poème VI (« Les larmes de Saint Pierre »), sorte d’oratorio en attente de son Char­p­en­tier mod­erne, vient la sec­tion « Nais­sance », plus directe­ment religieuse.

L’harmonie ser­rée des vers s’y défait par­fois un peu, au prof­it de la for­mule et de L’ÉNONCÉ, de la pro­fes­sion de foi martelée, plus mil­i­taire et cornéli­enne. La poésie du miles christi rem­place un temps celle d’une mélan­col­ie fusant vers la lumière incom­prise et sen­si­ble ; mais ce n’est pas sans une émo­tion mar­tiale qu’on lit la litanie des noms de poètes qui sont les référents déclarés de l’auteur, et comme sa pro­fes­sion de foi poétique.

Mais quelle est, ensuite, cette « mai­son vide » en son « trou de ver­dure » du poème III p. 87 ? Mai­son vide aujourd’hui de la poésie rim­bal­di­enne ? Mai­son vide du temps présent tout entier ? Mai­son vide de la poésie toute entière, qui n’est pas comme on croit chant du Voy­ant, mais de l’Aveugle, pour Régi­nald Gail­lard (« le poète ne voit rien – au mieux entrevoit-il »), comme l’annonçait déjà le poème « Psaume », p. 79, « in memo­ri­am Ernst Wiechert » (« Aide-moi à voir le monde comme toi tu le vois / en aveugle. »)

Cette déser­tion de la mai­son con­duit aux soli­tudes indi­vidu­elles et alpines de la thébaïde monacale (poème IX p. 98), à

 

Gravir avec lenteur, là où disparaissent
les chemins, les sen­tiers, là où rien
n’altère la noble attente de la roche
[…]
la pléni­tude d’être là, si seul, ivre de toi.

 

Elle con­duit, par vari­ante, à la « soli­tude divine au cœur de la ville » (p. 100), mais aus­si au « Retourne­ment » de la dernière sec­tion, qui rétablit la con­di­tion poé­tique dans son hor­i­zon­tal­ité his­torique, celle de la « mémoire » et de « l’origine » des objets (p. 107), celle du « retour de l’aîné » (p. 108), celle de l’après et de l’avant (« avant que Philippe ne t’appelle », p. 109), celle du dia­logue, non plus avec le divin par nature tran­scen­dant au temps, le divin ver­ti­cal des som­mets, mais, dans le temps se déroulant, avec « la femme du puits » (p. 111) : dia­logue qui se déroule tout entier dans le temps du corps, de l’amour et de la mort, quand « passe le vent qui attise le temps » et qu’il fait pass­er de « soif » à « vrai­ment soif » dans l’expérience de la durée.

Au final, le poète resti­tué à sa tem­po­ral­ité se trou­ve donc placé au cen­tre d’un tri­an­gle dont les trois som­mets sont : 1- « la femme nou­velle, joyeuse et cour­bée » du puits de la ren­con­tre, entre héritage et libéra­tion, 2- la lib­erté intérieure de l’homme « dénué d’autre juge que toi » (p. 113), et 3- la mort et sa vie éter­nelle, évo­quée dans le dernier poème, « Envoi ». Cette tri­an­gu­la­tion définit à la fois la vie et la poésie, pour Régi­nald Gail­lard ; elle per­met le pas de con­fi­ant et d’aveugle qui les car­ac­térise l’une et l’autre, éthique­ment et poétiquement.

Je ne sais si cette voix d’homme et ces vers d’homme peu­vent être pris et assumés égale­ment par une femme, s’ils veu­lent dire mixte la con­di­tion humaine, mais ils sont beaux. Et d’aujourd’hui car, je le redis, ils réin­scrivent le temps du réc­it dans leur être et leur beauté.

N’en citons que les trois dernières stro­phes du recueil :

 

J’avance en aveu­gle avec pour clarté cette flamme intérieure,
jail­lie d’une vieille tombe tou­jours chaude en ter­res froides
jail­lie d’une église de Lyon, à Nizier dédiée, ce saint oublié.

Qu’elle me par­donne si je la nour­ris si peu.
Elle per­siste et c’est heureux, et consume
la laideur qui sou­vent m’habite.

Je lui fais con­fi­ance, aveu­gle ; elle m’attend.
Car je sais qu’à la fin je serai, fidèle, son serviteur ;
alors      alors      plus rien d’autre n’importera.

 

 

*

 

Point com­mun de Pier­rick de Cher­mont avec Régi­nald Gail­lard : la nar­ra­tiv­ité, quoique sous une forme tout à fait différente.

La référence tit­u­laire à Pas­cal donne à hésiter : s’agit-il d’un « livre » mar­qué par une con­ti­nu­ité diégé­tique, ou d’un « recueil » de poèmes indépen­dants ? La numéro­ta­tion même des poèmes, ou des frag­ments, comme celle des pen­sées de Pas­cal, importe cette ambiguïté spé­ci­fique du dis­con­tinu comme étape pré­para­toire à un pro­jet de dis­cours con­tinu (une apologé­tique, en l’occurrence). L’irréalisation (car les Pen­sées restent un chantier à jamais) et même l’ordre prob­lé­ma­tique du classe­ment (celui de Brun­schvicg, celui de Lafu­ma, celui de Le Guern, etc.) n’abolissent pas le prob­lème mais au con­traire l’exacerbent : la ques­tion « quel ordre ? » tend naturelle­ment à l’emporter sur le sim­ple « quel sens ? ». Pier­rick de Cher­mont joue d’ailleurs à aug­menter ironique­ment cette exac­er­ba­tion en pro­posant ses pro­pres poèmes-pen­sées dans un ordre numéral … désor­don­né : 85, 122, 47, 157, 108, etc. !

Le « mes­sage » d’une suite con­tin­ue et ordon­née n’en reste pas moins immé­di­at et défini­tif dans l’esprit du lecteur, mais, quoique l’auteur explique dans sa post­face que sa numéro­ta­tion cor­re­spond à l’ordre ini­tial d’écriture de ses poèmes (tous com­posés de qua­tre ver­sets), il ne pour­ra être, pour ce qui est de la cor­re­spon­dance avec Pas­cal, qu’une nos­tal­gie de la rai­son. En effet, si l’on y songe, chercher à reli­er ces poèmes aux Pen­sées qui cor­re­spondraient con­stitue une entre­prise d’emblée iro­nisée puisque la cita­tion de Pas­cal mise en exer­gue par le poète est à la fois référencée en Br. Et en La. ! Il faudrait donc que les n° de poèmes puis­sent ren­voy­er à deux Pen­sées dif­férentes (par exem­ple : la 85 à 85 Br. Mais aus­si à 85 La.). La thèse d’une référence com­binée, si elle était jouable, aboli­rait alors l’hypothèse de la linéar­ité du dis­cours, puisqu’il faudrait com­bin­er deux linéar­ités dif­férentes du même texte. Cela sig­ni­fierait alors sim­ple­ment que tout fait sens, quel que soit l’ordre des choses et des frag­ments. Et c’est peut-être cela, en vérité, qu’il faut com­pren­dre quand même, mais en revenant à la sim­plic­ité con­crète du con­tenu de l’exergue général : « les riv­ières sont des chemins qui marchent ». C’est le cours flu­ent du texte comme il se présente qui con­stitue l’ordre. C’est celui qui, si l’on rejoint les titres de sec­tion du début et de la fin, sig­ni­fie : « Où l’on veut aller » « La poésie est com­mu­nion et présence ».

Pas­sons au con­tenu de ce recueil jeu et malicieux.

Le « je » y par­le. Un « je » engagé dans une voie intu­itive et para­doxale : « j’ai choisi d’être fidèle au chemin qui relie l’homme de let­tres / à l’homme d’action. J’ai suivi les sentes de la prière. » (85). Énon­cé ironique, en même temps, pour le matéri­al­isme pro­duc­tiviste et financier d’aujourd’hui ! Prière => action. Énon­cé de l’ironiste pas­calien, incer­tain de lui-même mais cri­tique du « diver­tisse­ment » et de l’agitation mor­tifère et angois­sée, quoiqu’il sem­ble pra­ti­quer lui-même les déplace­ments de par le monde.

Ailleurs, c’est un côté rim­bal­dien, Bateau-ivre et Sai­son en Enfer, que l’on trouve :

 

Les jours coulent en abon­dance. Mais que vaut l’homme ?
Sa force face à celle du présent ? J’ai résolu de vider 
mon âme de l’ennui et du néant. »

 

La moder­nité de Pier­rick de Cher­mont est de com­bin­er cela à la var­iété des matéri­aux du dis­cours poé­tique, des sit­u­a­tions et des occa­sions d’énonciations. L’hétéroclite et la richesse du monde mod­erne y transparais­sent, comme dans un roman, un genre dont la richesse des procédés nar­rat­ifs est aus­si mise à contribution.

 

Ain­si dans « Villes » (p. 39) :

 

22- Une pho­to avec des vis­ages à Hong-Kong, des collègues
alignés comme sur une pho­to de classe.
J’aurais voulu être la sec­onde d’après, quand l’escalier fut
à nou­veau vide et fixa le point d’où par­tit le flash.

 

71- Une branche avec du ciel gris autour. Quand verrai-je
le jour tel qu’il est : du vivant indéchirable ?
Pourquoi ai-je cou­ru de Sao Paulo à Berlin ? Préféré me per­dre et 
dis­pers­er mon vis­age ? Suis-je déjà du côté de la mort ?

 

Ou dans « Pré » (p. 41) :

 

158- Dans les prés, à côté des machines agri­coles, on trou­ve une
paire de bicy­clettes. Laque­lle enfourcherai-je

[…]

 

38- Hier, une soirée, des lèvres trem­pées dans un verre de vin
et un rire per­lé de joie.
Vrai, le jour avait un goût d’herbe et de foin. […]

 

Le « je » de Pier­rick de Cher­mont est celui d’un exilé dans la moder­nité dé-réglée : « Je vis dans une société van­i­teuse et qui a choisi de se défaire du mètre. » (p. 49). Mais c’est aus­si celui d’un obser­va­teur des instants sen­si­bles de la nature, d’un dis­ci­ple de Reverdy atten­tif à « l’étoile » (24 et 2 p. 49) et aux « ardois­es du toit » (9 p. 52). Cette nature est tout aus­si bien celle de la ville pére­ci­enne et du monde machinique, encore un peu à la façon des années 60 ou 70, avec ses usages, ses bruits, ses silences, ses liens humains et commerciaux :

 

78- Deux étu­di­antes ont un ques­tion­naire en main. Elles portent
un badge autour du cou. Une mobylette se gare£
auprès d’elles.
Le silence, ou plutôt une impres­sion de silence revient
après l’arrêt du moteur. Leurs vis­ages et leurs questions
se répan­dent alors en ville.

 

Depuis un jardin pub­lic je les observe. Je ne suis pas seul :
un homme par­le avec son chien blanc : « Qui
m’instruira sur le bien vivre ? »
Des klax­ons accorent des rues avoisi­nantes. Des étourneaux
jacassent dans les arbres. Il sourit ; Cinq heures
de l’après-midi, dans un quarti­er de Pékin.

 

« Je » mod­erne, il s’inquiète de l’Histoire et donc, para­doxale­ment, de son absence de lis­i­bil­ité : « L’histoire s’est effacée » (p. 63) ; « Que fait Beau­gency quand les cloches car­il­lon­nent ? » (p. 65).

« Je » en réseau, il dédie un grand nom­bre de ses poèmes à des poètes con­tem­po­rains, vivants et prob­a­ble­ment amis, et qui sem­blent plutôt con­stituer pour lui un monde divers qu’une tribu uniforme.

« Je » de croy­ance et d’itinéraire, enfin, il mène son réc­it frag­men­té des « ténèbres impéné­tra­bles » (p. 85) vers la « joie » (p. 135) du « si je pou­vais » (p. 127), à tra­vers les étapes d’une « con­ver­sa­tion intérieure » (p 99) et les expéri­ences du « trop » (p. 115) pas­calien : « trop de bruit nous assour­dit […] trop de vérité nous étonne ».

 

Mais jusqu’au bout, la fragilité inquiète et, en effet, pas­cali­enne, du poète sub­siste ; la jux­ta­po­si­tion est défini­tive de la monot­o­nie des jours et de la frêle apothéose de cer­tains ; la jux­ta­po­si­tion frag­men­taire de la bicy­clette (n° 8) et de l’avoine (n° 119) mar­que le dernier poème (n° 136). Il le con­sacre, mal­gré la moder­nité de son monde d’apparence, en poète de la bougie et de l’errance, entre Georges de La Tour et le roman­tisme mar­itime (mais pais­i­ble) des rivages pier­reux et des hau­teurs où hurle … non, dort le vent :

 

136- Pourquoi la joie est-elle soli­taire ? Même celui qui l’abrite 
lui demeure étranger. À peine aperçue,
Elle s’en retourne du côté du lori­ot, d’un cail­lou ou du vent 
endor­mi sur l’écume frissonnante.

Pourquoi est-elle sauvage ? Pourquoi préfère-t-elle la chair 
et le sang ?
Qui l’a érigée en gar­di­enne de la con­science ? Mon existence 
s’est con­sumée pour la suivre.

 

*

 

 

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