Par­fois pour les donner
ceux qui por­tent les mots s’en délivrent
et d’eux les reçoit
la vie qui com­mençait à peine

 

 

« la seule / qui parais­sait attendre »

 

Sug­ges­tion de brume. Entr­er par le gris : volutes et le tour­bil­lon « dif­fi­cile » livr­era-t-il le pas­sage vers le print­emps que le titre nomme pour aus­sitôt le réduire ? Regarder d’abord (lire) les aquarelles de Marie Alloy : elles trem­blent de naître. Trois d’entre elles sont repro­duites en couleur, rap­prochant l’espoir logé quelque part (entre ciel et terre : sur le papi­er, deux hori­zons). Livre offert à Rüdi­ger Fischer.

Voilà le seuil de Print­emps dif­fi­cile, une antholo­gie1 des poèmes de Gérard Bayo. C’est aus­si le titre des deux grandes par­ties du livre, coupées par deux autres titrées « Didas­calies » I et II.

Frap­pante entrée : les per­son­ni­fi­ca­tions pro­posent les per­son­nages d’un con­te sec­oué par des arbres, « peu­pli­er », « bouleau », qui chantent et se meu­vent. Leurs san­glots éveil­lés par le temps revenu au présent des douleurs et d’un amour, comme une chan­son réc­on­cilierait autour de la mémoire vivante le sou­venir très ancien revenu peu­pler le long des routes une allée d’arbres ani­més. Des trou­ba­dours ressur­gis par la vis­ite d’un musée (« Quand Bernard de Ven­ta­dour se rendait à Dalon… ») à la « rue Klaz­inczy », l’ancrage déplacé de l’espace et du temps :

« Ce monde ne passera pas,
le temps en a besoin. »

Entre cha­cun, des ponts, le « miroir » de la route pour le ciel, une com­po­si­tion quo­ti­di­enne et fan­tas­tique car les hommes ne s’y ren­con­trent guère. Alors le chant s’orchestre de répéti­tions avec gra­da­tions : l’allongement des groupes ryth­miques cadence les anaphores et les fait vivre d’un élan qui se propage – au paysage seul :

« Chant d’un peu­pli­er immense qui s’égoutte. »

Puis

« Chant d’un peu­pli­er qui s’égoutte et ne dit rien qui ne soit [révélé.] »

Larmes et pluie por­teuses. Autour de ce qui est, l’arbre s’enroule, il gagne le ciel devenu « roux », écureuil ou « branche » du ciel que le pas­sage d’un avion fait paraître dans un bal­ance­ment entre « rien », le pronom indéfi­ni qui tout de même désigne quelque chose (éty­mologique­ment), et les menues faveurs apparues, la forêt les garde autant qu’elle les montre.

Ain­si notre con­science hap­pée entre dans le texte, s’éveille au rythme des vers, à ce qui est sus­cité, regardé par le poète. Attentivement.

Pour chaque poème, un titre, en cap­i­tales. Sous forme de groupe nom­i­nal ou de phrase courte le plus sou­vent. Indi­ca­tion d’un motif. Pas­sage par un pôle où le sens veille : PAR LA PORTE DE LA SALLE D’ATTENTE (lire entre les lignes), LE CŒUR POURPRE (l’amour bat dans les feuilles). Les poèmes peu­vent suiv­re un fil nar­ratif, prom­e­nade où le temps se mesure à l’ombre portée des arbres, au frémisse­ment de leur feuil­lage. Tout est attente : la vibra­tion seule des feuilles, comme un cœur, fait trem­bler le chemin qu’il reste à par­courir pour attein­dre. Attein­dre ne se peut, la sus­pen­sion frag­ile devient mir­a­cle, signe de vie :

« Dans l’arbre quand le vent fut tombé, la seule
des feuilles qui remuait encore
était aus­si la seule
qui parais­sait attendre. »

Long pre­mier vers (11 syl­labes) : il penche, ce seul mou­ve­ment désor­mais fait naître ces trois vers, plus courts (8–6‑6 syl­labes). L’attente ne se résigne pas, elle vit de ce laps qui, en pas­sant, se suf­fit à lui-même. Une « douleur » nous fonde, ne pas l’éteindre, l’étreindre. Le poème le peut, déploy­ant un espace où le san­glot se signe, même silen­cieuse­ment. Les arbres nous entourent, témoins de larmes et feuilles, les « frênes » au tronc dur. Vrai, ce qui « se meurt », heure « éter­nelle»  pourtant :

« Blesse, print­emps. Blesse
 

encore. »

 

en cette blessure, le poème remonte la douleur, intè­gre la « vio­lence » que « nous faisons/ sem­blant d’oublier ».

Des ellipses gag­nent le texte, sem­blables à des blessures, elles offrent aus­si l’apaisement des mots qui s’engendrent :

                          « De loin en loin

des noms. Et
 

en arrivant la mer est bleue, le ciel clair
 

éton­nam­ment (peu importe, demain
nous embarquons).
 

Peu importe, le ciel bleu. »

 

L’enjambement d’abord qui fait hâter la lec­ture puis la jux­ta­po­si­tion, dans le dernier vers : elle établit cette asser­tion du ciel bleu comme une réal­ité indis­cutable. Au pied du mur, ce con­stat. Il ren­verse de loin­taines per­spec­tives au prof­it de l’immédiat assen­ti­ment à ce qui est. Équiv­a­lence établie : le va-et-vient décline les mots, change la per­son­ne des verbes pour que se reflè­tent les instances :

 

« Nous con­nais­sons les noms. La lumière
nous connaît. »

 

Pronom sujet devenu objet en ce trans­fert des qual­ités et capac­ités. Aux dis­parus con­fi­er cette lumière, por­teurs de feu, ceux qui rejoignent alors qu’ils reculent :

 

« Il nous manque tant de jours, amis. Tant
de vie nous manque. »
 

« En tous lieux, en tous temps, nous sommes
                cha­cun n’est là
qu’une seule fois. »

 

Le prix de ce mir­a­cle : la dis­pari­tion. « Survit. » Un seul mot sur le dernier vers de l’un des poèmes de la dernière par­tie. Résis­tance en toutes let­tres, lumière. Les détails pré­cis entrent dans le poème : sou­venir d’un « in-64 », de Baczyn­s­ki, poète résis­tant abat­tu à vingt-trois ans en 1944, lors de l’insurrection du ghet­to de Varso­vie. Plus loin Gérard Bayo dédiera un poème à Macha Mal­nikaite qui racon­ta dans son jour­nal la per­sé­cu­tion des juifs de Vil­nius et sa survie, à qua­torze ans, dans les camps de con­cen­tra­tion de Stras­den­hof et Stutthof.

Le lieu ancre égale­ment le poème en le liant aux êtres : page 210, Bres­lau, où une note de l’auteur nous sig­nale qu’est née Edith Stein, dis­parue à Auschwitz en 1942 – Bres­lau, la Wro­claw polon­aise, ville mar­tyre de Silésie, dont le gauleit­er Karl Han­ke fit pen­dre les habi­tants par cen­taines, notam­ment des élus munic­i­paux con­damnés pour « défaitisme », assiégée par l’Armée Rouge, ville rasée, pop­u­la­tion mas­sacrée2

« Corps sans tête,
sans mains,
sans pieds – qui demandait
d’aimer la vie. »

Seul soleil disponible : « Le soleil qui est en toi. »

Par­mi les hor­reurs, les tor­tures et les mas­sacres, Gérard Bayo veut voir et nous dire ce qui sub­siste d’humanité, ce qui peut faire vivre l’espérance. Mal­gré tout. Sans se voil­er les yeux.

De Dor­dogne en Bre­tagne, d’Espagne en Pologne ou en Roumanie, sub­siste le sou­venir des souf­frances infligées à des hommes par des hommes, mais aus­si celui des luttes et des résis­tances pour l’humanité et la fraternité.

Aimer, chanter, vivre.

« Seule la vie
nous sur­pren­dra sans fin. La mort
vien­dra trop tard. »
(Ce sont les derniers vers du livre.)

 

Tout ce qui dis­paraî­tra (énon­cé au futur inéluctable dans LES UNES APRES LES AUTRES) n’empêche pas ce qui fut et le « soleil du matin » de poindre. Énuméra­tion de verbes répétés (« s’éteindront »), verbes con­damnés à ne pas trou­ver (« chercheront tes épaules et les étages »), néga­tions con­clu­sives : l’achèvement devient la con­di­tion pour reparaître. Soleil « éper­du », à la clô­ture du poème, les vers courts le con­sacrent et affir­ment sa présence comme, la nuit, le soleil con­tin­ue à exis­ter : long fil de soie, « couleur de sang séché », « langue/ jamais par­lée ». À inven­ter après tout ce qui vacille.

Ce peut être une blessure « brûlée/ dans la fleur de pom­mi­er », ce qui reste par­fois rejoint le pire gisant, plein de sec­ouss­es. Nature sem­blable, elle cueille l’or de ses fleurs, « le ciel est plein de séraphins » et « leurs ailes aux mains coupées », leurs ailes pour­tant, demeurent au ciel comme vivent les san­glots, les ves­tiges et les ombres longtemps après s’ils se lèvent. Ce sont par­fois les arbres (hêtres, bouleaux, érables, mélèzes, ormes…) ces témoins jamais assoupis : sous cer­tains, une ombre, une carence (une plaie peut-être) con­tin­ue. Les noms effacés des mémoires, restés sur les boîtes aux let­tres. Intacts noms sous des ruines et des « villes lass­es », des let­tres encore, « boîtes aux let­tres du ciel sans clarté ». Alors se révèle le mir­a­cle de neige, une préser­va­tion sans couleur, pureté de givre pour la vie, « un mot », comme allé rejoin­dre l’unité vers la jetée, une « fleur qui meurt dans les fos­sés du poly­gone », « de nacre », l’âme pour « une lumière/ qui sem­ble de demain, qui aide/à vivre ».

Autre témoin ou vic­time, l’ « immeu­ble  aban­don­né » au-dessus duquel pein­dre l’or imper­cep­ti­ble pour les généra­tions futures. Ne pas laiss­er les ruines sans devenir. La syn­taxe coupée laisse aus­si entr­er à sa suite un possible :

« […] sans doute autour de nos pieds
existe
mais pas facile
d’imaginer où existe. »

Com­plé­ment absent d’une gram­maire sus­pendue où l’imperceptible (prévis­i­ble) gît dans le silence. Le verbe répété (« existe ») porte une réal­ité sup­posée, un principe où con­stru­ire peut se lim­iter à la légèreté d’un geste men­acé. L’or cepen­dant, lumière autant qu’humanité, reste. Ancre cer­taine d’une civil­i­sa­tion mas­sacrée, encre d’un poème dont le sus­pens dit la dis­pari­tion mais aus­si la trace.

Un fil nar­ratif tend le texte vers un futur en marche, boi­tant ou blessé, il demeure : « la parure/ de neige, inchantable – // chan­tée ». Porté par la pré­po­si­tion sans fin « avec », en fin de vers, unis­sant le désen­chante­ment et la lev­ée pos­si­ble d’une parole mur­murée ou sécante (elle vit).

À l’appel de l’ « érable » répond le « rivage », let­tres-sons inven­tant un chemin d’arbres vigies ou d’écho dans le poème où les mots, par le son – a ici –, se vis­i­tent, se lient et accom­pa­g­nent une progression.

L’interpellation, le con­seil et l’ordre (« regarde », « com­prends », « va-t-en ») se réduisent le plus sou­vent aux verbes énon­cés sans être dévelop­pés, ponc­tués de neige, celle de l’est et du songe.

« De quelle sorte de fleur
la rose est-elle le commencement ? »

La dic­tion n’entame ni le sens ni son pluriel, dans l’espace elle pro­pose une flo­rai­son, nais­sance impos­si­ble ou incer­taine de sa fin noyée par le passé. Sur la beauté, on lit sa mar­que, dans le nom « fleur », cepen­dant que son ini­tiale dans le devenir promet autre chose. Réponse à ce qui cesse, « un autre mer­le » et tou­jours, « psalmodie ». C’est peut-être la neige, elle dépose ses flo­cons au mul­ti­ple des angles, dans le poème. L’été même, le flo­con le garde (il n’est plus seul, le passé qui fond, se trans­forme). Dates et lieux pré­cis, noms pro­pres, « l’inscription » dans le poème.

« [M]eurs
Comme une graine en terre […] »

L’accompli ne se dérobe pas.

 

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1. Les poèmes de cette antholo­gie sont extraits d’une ving­taine de recueils pub­liés chez dif­férents édi­teurs de 1975 à 2010. Cer­tains poèmes ont été remaniés, d’autres sont inédits.

2. Plus de 20 000 civils tués, 60 000 sol­dats sovié­tiques tués ou blessés, 29 000 sol­dats allemands…

 

 

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