La brèche dans le défilé des jours, avec Jean-Pierre Chambon

L’épigraphe de Dominique Grand­mont en forme de prière (« Accorde-moi lumière // De dire / ce que je vois ») con­firme le titre. Vœu de patience, d’attention récep­tive aux infimes per­cep­tions que diront les poèmes courts qui com­posent Tout venant, ne lim­i­tant pas l’accueil à l’exception mais l’ouvrant à la vie généreuse et poly­mor­phe, « gout­telettes de poix résineuse ». Ce sont des signes, frag­iles et incon­testa­bles, une attes­ta­tion de vie mais aus­si l’entrée dans « l’autre monde », poé­tique et présent. Aus­si les poèmes per­me­t­tent-ils de chevauch­er des instants ou des lieux aus­si divers que sem­blables, cha­cun à sa façon ouvre une porte à « la présence insai­siss­able ». Lecteur cap­té, suiv­ant le dédale des pages, par une note brève, l’éclat proche d’un haïku par­fois lorsqu’« une petite fille /avec une lampe de poche /cherche le secret du sommeil ».

Retrou­ver en lisant Tout venant le poète con­teur des secrets de Zélia, celui qui dans le labyrinthe touche le fil qui le guidera vers, qui sait, un homme s’interrogeant sur « l’étrangeté /des nuages », un poète ? Rythme d’ondée légère, qui passe, le soleil revient : alter­nent les poèmes où s’exprime un souhait aux accents apol­li­nar­iens (« ah que ne don­nerais-je pour revoir »…) et ceux des péré­gri­na­tions d’une pen­sée sus­citée par « d’antiques wag­ons /échoués sous des potences ». Sans ponc­tu­a­tion, chaque poème ouvre une fenêtre d’écriture.

Il fait appa­raître la brèche dans le défilé des jours qui s’ouvre à chaque nou­v­el événe­ment présent pour que quelques mots versent sur la page l’éphémère impres­sion. Ici l’épithète homérique joue les réminis­cences pour l’infime « pluie d’orage aux mille doigts ». Les objets observés, eux aus­si, entrent dans la danse, bou­gies de la fête, voiture, pare-brise, machine à écrire, palis­sade… Liés à l’écriture ou non, ils sus­ci­tent une impres­sion, l’émotion de l’instant les col­ore comme sur la buée une ligne tracée qui révélerait l’éphémère charge de l’instant.

Une con­stante cepen­dant, la pluie. Lavandière ou faiseuse d’images par les flaques en miroir. Rêver­ie prompte à sur­gir d’une obser­va­tion, une « mai­son mélan­col­ique » où vivent « des êtres /de peu de con­sis­tance /dont la voix et les gestes si rares et si doux /les rap­prochaient déjà de la poussière ».

Pas­sage, tout ce qui perçu nour­rit l’oubli, sur un quai de gare, le pas­sant aperçu ou les feuilles « aban­don­nées aux caprices du vent », la même loi, de mou­ve­ment puis de dis­pari­tion, le vivant recon­nu à une fac­ulté, être effacé cepen­dant que dure la trace imper­cep­ti­ble, min­i­male et tan­gi­ble – celle des poèmes libre­ment éparpil­lés dont la cohérence résulte de cette capac­ité à nour­rir la per­cep­tion d’éclats poé­tiques, sans démon­stra­tion ou ostentation.

La per­cep­tion est-elle juste ? Où vit la réal­ité ? Est-elle dans ces miroirs nom­breux qui parsè­ment le livre ? Le poète aperçoit, entrap­erçoit, devine la « si fasci­nante / vie des autres ». Ces autres, des « ombres » dans le « brouil­lard », « sil­hou­ettes » sous la pluie ou dans la nuit qui tombe… Alors on imag­ine, on sup­pose, on écoute et com­plète. On se sou­vient. A « l’orée du monde », des « trouées », des « embra­sures », per­me­t­tent d’ « entrap­ercevoir » le « gouf­fre » ou la « nuit » d’à côté.

Cet « out­re-monde » du « tout venant », c’est aus­si l’autre vie, encore plus étrangère, du monde ani­mal et du monde végé­tal. « Out­re-monde » ou « monde par­al­lèle » d’un « petit chat » ou d’un « scarabée » observé, entre­vu. Ce qui appa­raît offre ses failles, ses inter­stices qui per­me­t­tent le pas­sage d’une « lueur », d’une « lumi­nes­cence » fugi­tive. Le poète, qui retient la leçon de patience du végé­tal ou de l’insecte dans sa toile, la reçoit et la dit.

Dante com­mençait ain­si le réc­it de son voy­age à tra­vers un monde bien caché :
 

« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrou­vai dans une forêt obscure,
parce que la route droite était per­due. »1
Jean-Pierre Cham­bon débute ain­si son pro­pre parcours :
« Au fond de la forêt obscure
je soulève une branche morte
dans le creux qu’a lais­sé son empreinte
des gout­telettes de poix résineuse
bor­dent d’une den­telle luisant le seuil
de l’autre monde »
 

Dante trou­ve la porte qui lui per­met d’entrer dans cet « autre monde ». Elle n’est pas très engageante : « Aban­don­nez toute espérance, vous qui entrez »2, con­seille-t-elle. Dans Tout venant, la porte est à chercher où on ne l’attend pas. Les miroirs (Alice a tra­ver­sé le sien) pour­raient en être une. Mais ce « quelqu’un d’autre » qui « cherche aus­si son chemin / avec une lampe de poche », « dans l’espace que pro­longe le miroir », et que l’on aperçoit, est-ce vrai­ment « quelqu’un d’autre » ? Voici un chemin dont « la trace […] se perd dans les ombres ». Et les ombres elles-mêmes se per­dent en chemin. Le con­stat sem­ble par­fois sans espoir :
 

« Cette porte
n’est pas une porte
pré­cise l’affichette
apposée con­tre la porte
dépourvue de poignée
à l’extrémité du couloir »
 

Si Dante ouvre les portes les unes après les autres et va son chemin, le nar­ra­teur de Tout venant, avance mais doute. Dans l’un des derniers poèmes du livre, alors que, marchant « sur les feuilles mortes », il « grap­pille au pied de grands arbres sécu­laires / quelques mis­érables miettes de lumière », il reprend, comme au début du par­cours : « je m’égare à nou­veau dans la forêt obscure ». Poète en éveil, en par­ti­c­uli­er quand il rêve ou quand les sou­venirs affleurent. Mais, alors que « tout veut par­ler / tout se tait ».

Cet « autre monde » est con­sti­tué, entre autres choses, de ce qui fut. Et qui est encore, à l’état de signes ou de traces :
 

« Après la leçon de danse
le garçon à la dérobée
se grise de l’odeur suave
lais­sée au creux de sa paume
par la main de sa cavalière ».
 

Ces traces, ces frag­ments de sou­venirs sou­vent venus de l’enfance, ou des rêves d’enfance, indiquent autant de points de pas­sage. Le poète est un peu comme le nar­ra­teur des romans de Patrick Modi­ano « gar­di­en des traces », « sen­tinelle de l’oubli »3 dans un monde très flou.

Alors, com­ment faire ? Écrire.
 

« À par­tir de l’inaliénable singulier
éveiller des voix inouïes
qui don­neront pouvoir
de par­ler au pluriel
tel est le rêve
le pro­jet prodigieux
dont se nour­rit le désir d’écrire ».
 

Une petite fille, des enfants, Pouchkine, Bar­tok, un accordéon­iste, François Vil­lon, un danseur, Ryôkan, des femmes, des hommes, des ombres, des sil­hou­ettes, des oiseaux, toutes sortes d’animaux, des arbres… Foule en ces pages qui, toile ou filet, reti­en­nent quan­tité d’éclats.

 

« L’épeire diadème attend
au cœur de sa toile
ce qui vien­dra s’y prendre
le poème aus­si est chance et patience
frêle réseau
filé dans la pénom­bre et le vent ».
 

Dans cette cap­ta­tion d’apparitions et de dis­pari­tions, quand un plâtri­er vêtu de blanc blan­chit un mur, quand tombent les branch­es d’un peu­pli­er qu’on élague, ou quand inverse­ment le souf­flet de l’accordéon se déploie, le poème se fait paroi mimétique :

 

« Le plâtri­er en salopette blanche
les cheveux poudrés de talc
et les mains enfarinées
lente­ment disparaît
dans le mur qu’à
grands coups
de taloche
son geste
élimine
peu à
peu ».

 

Énigme, partout. Évi­dence aus­si. La sim­plic­ité du texte épouse ce mou­ve­ment, l’absorption presque totale de la sensation :

 

« ces trois corps
[…]
n’en finis­sent pas
de tomber
en moi
béant »

 

Vers courts, réduits encore, mélan­col­ie douce dans laque­lle reten­tis­sent des voyelles répétées, hir­sutes : « le lugubre ulule­ment prélude », bal­ance­ment inévitable vers le bas­cule­ment. Eclat de par­ticipes passés accolés (« Echevelés », « ployés », « par­cou­rus », « auréolés »), comme les arbres, nous voilà soumis mal­gré la lutte à la lente bas­cule du temps. Alors puis­er, telle « la plante grim­pante », une force où reten­tit « la sirène », s’arrêter sous « une grappe de ros­es prodigieuses ». L’enfance cher­chée, espérée, par­fois retrou­vée s’avance dans plusieurs poèmes, petite voix gra­cieuse dont la folie légère nous berce et nous invite, exer­ci­ce d’attention, à saisir l’insaisissable, à entrap­ercevoir l’inaperçu, à devin­er les ombres. Cap­ta­tion déli­cieuse d’instants frag­iles et nécessaires.

 

 

1. « Nel mez­zo del­cam­min di nostravita
mir­itrovai per unaselvaoscura,
ché la dirit­ta via erasmarrita. »

2. « Las­ci­a­teog­nis­per­an­za, voich’entrate. »

3. Patrick Modi­ano, Dora Brud­er (Gal­li­mard, 1997)

 

 

 

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