A pro­pos du Man­i­feste pour la vie d’artiste, de Bartabas.

Nous n’avons plus l’habi­tude des Man­i­festes. Nous conser­vons celle de man­i­fester. Le Man­i­feste engage la per­son­ne humaine, qui expose un pro­gramme d’ac­tion ou une posi­tion. C’est un type de pro­fes­sion de foi. La man­i­fes­ta­tion est réac­tive. On s’in­surge con­tre. Rares sont les Man­i­festes, régulières les man­i­fes­ta­tions. Aus­si avons-nous été très atten­tifs à la pub­li­ca­tion par Bartabas, le cav­a­lier légendaire, de son Man­i­feste pour la vie d’artiste. Con­nais­sant l’ex­i­gence de l’homme, il y a fort à pari­er que sa parole man­i­festée soit à la hau­teur des enjeux con­tem­po­rains. A l’heure du Sim­u­lacre, la parole authen­tique ne peut que porter. Si toute­fois l’on peut encore la com­pren­dre. Alors un Man­i­feste, dans une époque ayant fait du faux la total­ité de la réal­ité ? Un man­i­feste pour quoi faire ?

 Un Man­i­feste, cela engage la vie d’un indi­vidu. D’un groupe d’in­di­vidus. Il engage aus­si la société à laque­lle elle s’adresse. Un Man­i­feste provoque par déf­i­ni­tion une réac­tion de la société à son encon­tre. Et si nous en étions arrivés à vivre dans une société où plus aucun Man­i­feste ne s’ex­pri­mait ? Une société ayant gag­né.

Bartabas se man­i­feste. Un Man­i­feste dif­férent des Man­i­festes du sur­réal­isme, qui pro­po­saient un rêve ; du Man­i­feste futur­iste, qui engageait une utopie. Le Man­i­feste pour la vie d’artiste de Bartabas est pronon­cé depuis le lieu de celui qui a vécu pleine­ment la vie d’artiste, et la revendique comme mod­èle de vie pro­pre. Qui con­tin­ue de vivre absol­u­ment la vie d’artiste en en con­nais­sant les joies et les con­traintes. Le théâtre équestre Zin­garo est né d’une utopie, et Bartabas par­le depuis cette utopie réal­isée, assumée et vécue. Il par­le une langue que notre société uni­latérale­ment marchande ne peut accepter. Le passé de Bartabas vaut preuve. Ne voulant pas soutenir, en 2003, la grève des inter­mit­tents du spec­ta­cle, peu avaient alors com­pris son atti­tude. Nous l’avions com­prise. Les per­pétuels indignés du Bien se sont fait l’é­cho du Sim­u­lacre, ne pou­vant admet­tre la posi­tion de Bartabas, non pas con­tre les inter­mit­tents − il en est un lui-même − mais con­tre leur idée de la grève et de l’an­nu­la­tion du fes­ti­val d’Av­i­gnon, esti­mant qu’il exis­tait d’autres moyens artis­tiques de pro­test­er. Le Sim­u­lacre jalouse les artistes et les recon­nait simul­tané­ment  comme ses enne­mis essentiels.

 En écrivant un man­i­feste pour la vie d’artiste, Bartabas, face à la soumis­sion général­isée au sys­tème financier, affirme que le statut d’artiste, depuis la nuit de l’art, est un choix dan­gereux, met­tant en œuvre l’entièreté d’une vie.  Un choix devenu impos­si­ble ou presque devant la puis­sance du code barre tatoué sur nos cerveaux. D’ailleurs, au moment de la grève des inter­mit­tents en Avi­gnon, Bartabas s’in­surgeait con­tre ces artistes pré­ten­dant ne pas vouloir tra­vailler ailleurs, afin d’ex­ercer leur seul art. Oui, on peut être serveur de café six mois de l’année pour être pein­tre six autres mois. Et alors ? Il était choqué que des artistes récla­ment d’être pris en charge par la société. Que des hommes ayant théorique­ment engagé l’ensemble de leur vie dans l’art fassent… grève.

Le pre­mier chapitre de son Man­i­feste s’intitule “Chevauch­er la vie”. Aucun « bon esprit » de « gauche » ne paraît avoir remar­qué la référence évoli­enne, la cul­ture se perd. Rares sont nos con­tem­po­rains à pou­voir estimer chevauch­er la vie et Bartabas, s’in­ter­ro­geant sur l’artiste qu’il est devenu, n’é­tant pas un enfant de la balle, affirme : “s’en­gager dans cette voie là, c’est non seule­ment choisir l’ac­tiv­ité artis­tique qu’on se pro­pose de dévelop­per mais c’est choisir le mode de vie qui va avec, et si ce n’est le choisir au moins l’ac­cepter”. La lib­erté, cela se paie. Et ce prix est celui de la con­trainte. Para­doxe mag­nifique hors duquel il n’y a pas de lib­erté véri­ta­ble, hors duquel la vie d’artiste ne mène à aucune œuvre de sang ni d’esprit.

Une des exi­gences au départ, c’est d’y aller sans cal­cul. Cer­taines épo­ques s’y prê­tent sans doute plus que d’autres. Aujour­d’hui, parce que la société a ain­si évolué (involué ?), parce que les incer­ti­tudes du lende­main effraient plus qu’elles ne fasci­nent, la jeune généra­tion est moins incline à ris­quer une vie aven­turière”.

Une vie aven­turière. Enten­dons-nous bien. Que les rebelles offi­ciels et jouant du décalage comme d’un con­formisme bour­geois large­ment rémunéra­teur enten­dent ce que veut dire Bartabas lorsqu’il par­le de vie aven­turière. L’aven­ture ? Notre temps nous fait croire que les aven­turi­ers décou­vreurs, tels Vas­co de Gama ou Christophe Colomb, sont pro­longés par les sportifs des cours­es autour du monde. Que décou­vrent-ils, ces aven­turi­ers d’eau douce, quelles ter­res, mêmes intérieures, révè­lent-ils à l’hu­man­ité, sinon de savoir mon­ter un bud­get prévi­sion­nel et de voguer con­tre le chronomètre toute voile spon­sorisée dehors ? Dans la notion de vie aven­turière dont par­le Bartabas, il y a, au cen­tre, la notion du temps. On ne court pas con­tre la mon­tre. On ne tente pas d’ar­riv­er le pre­mier. On tra­vaille un matéri­au le plus authen­tique­ment pos­si­ble pour que l’art naisse et soit partagé par un pub­lic dont l’in­con­scient s’en trou­vera nour­ri. Cela ne peut pas faire de mal à ceux qui ont ven­du une part de leur cerveau, volon­taire­ment, à coca cola et consorts.

Le pub­lic, notion cap­i­tale dans la démarche de Bartabas. “Je crois que le spec­ta­cle vivant a cette oblig­a­tion d’être en phase avec le pub­lic de son temps. On doit avoir pour préoc­cu­pa­tion prin­ci­pale, quel que soit le pro­pos qu’on entend tenir, qu’il se passe quelque chose, qu’une rela­tion intime s’étab­lisse avec le pub­lic”. Là est tout le génie de la démarche de Bartabas artiste. Car les spec­ta­cles de Zin­garo sont tis­sés d’im­ages et de scènes éveil­lant la pro­fondeur incon­sciente du “pub­lic”. Ces spec­ta­cles peu­vent appa­raître éli­tistes. Mais comme le dit Bartabas avec beau­coup d’in­tel­li­gence, ces spec­ta­cles ne raison­nent pas, ne démon­trent rien d’autre que la force épous­tou­flante de leur beauté, beauté con­tenue dans des tableaux pou­vant par­ler à tous, hors nar­ra­tion tra­di­tion­nelle, par­lant au cœur du pro­fond de l’être. Cala­cas, le dernier spec­ta­cle, char­rie la mort, et c’est une vision de la mort joyeuse, comme une danse macabre anachronique nous faisant pren­dre con­science que sans la vie d’artiste, nous sommes déjà, ici bas, et main­tenant, déjà morts, sans nous en ren­dre compte. Aus­si la démarche est-elle pop­u­laire, bien que n’é­tant absol­u­ment pas (nous employons le mot dans son sens éty­mologique) vul­gaire. Ce que nous sug­gère Bartabas avec cette con­sid­éra­tion émi­nente du pub­lic est qu’un artiste doit avoir un pub­lic ; il doit aller trou­ver le pub­lic ; il doit garder lien et partage avec le public.

Dress­er un cheval ce n’est pas lui faire acquérir des automa­tismes, c’est d’abord se con­stru­ire avec lui un vocab­u­laire com­mun, puis une gram­maire com­mune, puis, s’il le veut bien, finir par dire des poèmes ensem­ble”. Nous y voilà. Le pro­jet de la vie d’artiste de Bartabas, c’est de par­venir à dire des poèmes avec ses chevaux. Or, pour que ce réc­i­tal soit pos­si­ble, il faut en amont tra­vailler, puis il faut s’as­sur­er d’un pub­lic fasciné par l’é­ma­na­tion du poème. En ces temps où la poésie, en France, con­naît des dif­fi­cultés, au point que cer­tains print­emps soient voués à flétrir avant même la sor­tie de l’hiv­er, il faudrait que les acteurs du poème mobilisent leur intel­li­gence plutôt que de manier la péti­tion. Saugrenue, un poète qui… péti­tionne. Car le prob­lème n’est absol­u­ment pas dans le déficit des sub­ven­tions. Une sub­ven­tion oblige à un devoir de résul­tat. Or, à tra­vers l’habi­tude des aides publiques se sont for­més des féo­dal­ismes. Oui, des féo­dal­ismes. De gauche. La sit­u­a­tion est à pro­pre­ment par­ler ubuesque. Un Buster Keaton aurait fait un bon film. Beau­coup d’ac­teurs du monde de la poésie ont repro­duit le sys­tème offi­ciel à petite échelle. Et se ser­vent de ce sys­tème pour faire un peu d’argent, au nom de la défense de la poésie.

Poésie, que ne fait-on pas en ton nom ?

 On voit d’étranges gredins qui occu­pent des postes offi­ciels fort peu poé­tiques et sont financés par l’Etat. De quel droit ? La poésie n’existerait pas sans cela, dit-on. Ici, nous pen­sons exacte­ment le con­traire. Et nous faisons exacte­ment le con­traire.  Si la poésie française manque de lecteurs, il s’agit alors de réha­biliter le poème dans la cité, la cité réelle et con­tem­po­raine. Dans la vie humaine en son instant présent. Aller d’abord chercher le pub­lic. Sinon, à quoi bon éditer de la poésie ? Si elle n’est pas indis­pens­able, pourquoi aller deman­der des sub­ven­tions ? Et si l’âme de la nation a oublié en quoi la poésie était indis­pens­able, car appar­tenant, comme le pain, au besoin pro­fond des êtres de chair, alors d’abord se mobilis­er pour en affirmer l’essence fon­da­men­tale.“Une œuvre forte est celle qui par­le aux gens, à tous les gens, au-delà des niveaux de con­nais­sance, de cul­ture”, affirme Bartabas. Faire œuvre de sang. Et d’e­sprit. Avec le pub­lic. Faire œuvre de sang. Et d’e­sprit. Avec des lecteurs. Des audi­teurs. L’œu­vre authen­tique passe où elle veut.

Le man­i­feste de Bartabas vau­dra témoignage : dans la col­lab­o­ra­tion général­isée envers le cap­i­tal­isme con­tem­po­rain, col­lab­o­ra­tion de toutes les couleurs poli­tiques, comme autre­fois, des voix se sont élevées. Il témoign­era d’une résis­tance réelle. Celle-là même dans laque­lle Recours au Poème pré­tend sans gêne se recon­naître.  L’art ne saurait être autre que frater­nel, mais d’une fra­ter­nité vraie et non de « fra­ter­nités » détournées. Cette aven­ture se vit dans l’épreuve de ce plus de réel qu’est la vie libre.

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