L’empire est occupé.

Etrange para­doxe : l’oc­cupé, piégé, est l’oc­cu­pant lui-même.

Le piège du tout rentable. Le piège du spec­ta­cle et du sim­u­lacre pour le dire avec les mots de Paul Ver­meulen, venant après ceux de Debord et Bau­drillard. Nous étions des êtres de rêver­ie et de chant, d’ap­pren­tis­sage et d’ex­péri­ence, des êtres capa­bles d’ap­pren­dre et d’in­car­n­er des visions. L’empire a choisi de ne plus exis­ter que par la preuve sci­en­tifique et l’équa­tion ratio­nal­iste. Ce choix total­isant relègue dans les caveaux de la psy­ché le mys­tère de l’ap­pari­tion de la vie, sur lequel aucun phare de la pen­sée ne peut rien affirmer de démon­tra­ble au-delà de la pre­mière sec­onde, et quand bien même cette pre­mière sec­onde aurait été sci­en­tifique­ment scé­nar­isée, ce scé­nario reste une fable d’as­tro­physi­cien, Big Bang à l’ap­pui, sur lequel s’af­firme ce en quoi l’on nous demande de croire comme à un théorème formalisé.

L’ac­céléra­tion expo­nen­tielle du temps, par­a­digme de la moder­nité, étab­lis­sant des sta­tis­tiques de nos habi­tudes, de nos besoins, de nos goûts et désirs pul­sion­nels a fait de l’homme un pro­duit code bar­ré. Cette régres­sion du phénomène humain voulue et orchestrée par les fils de pubs que nous sommes tous devenus, ne faisant plus appel qu’à nos instincts pour que nous soyons en état de manque, et con­di­tion­nés pour ten­ter de combler immé­di­ate­ment ce manque, nous dresse, par le recours pavlovien à la frus­tra­tion instinc­tive, les uns con­tre les autres, dans un état de guerre civile larvée. La mécanique con­sis­tant à attis­er en nous la pul­sion d’achat attise aus­si toutes nos pul­sions. Le dan­ger de libér­er cette pul­sion régres­sive pro­duit l’in­verse de la cul­ture, seule garante des liens unis­sant une société humaine pou­vant alors se réclamer du nom de civilisation.

Nous avons choisi de nous tatouer nous-mêmes le cerveau et de recon­naitre pour seule iden­tité ce mar­quage du code-bar­res comme on mar­que les bêtes.

Cet enfer­me­ment, util­isant toute matière pour ven­dre, achetant toute idée et toute pen­sée pour les trans­former en pro­duits, sem­ble scel­lé à triple clenche. Notre his­toire récente explique peut-être ce total­i­tarisme du « social libéral­isme ». Nazisme et stal­in­isme vain­cus, le « libéral­isme » devint le mod­èle idéal cen­sé pré­mu­nir l’Oc­ci­dent des men­aces total­i­taires. Et ce « libéral­isme », dans sa logique même d’é­conomies de crois­sance et d’in­ter­dépen­dances des nations entre elles, s’est mon­di­ale­ment dilaté. Une autre forme de camp de con­cen­tra­tion s’est imposée, liée à un total­i­tarisme de la crois­sance dont le spec­ta­cle et la tech­nique sont les moteurs tour­nant à vide, et dont la par­tic­u­lar­ité est de soumet­tre chaque être humain à sa cause, con­sumériste d’abord, sci­en­to-matéri­al­iste ensuite. LE pub­lic­i­taire, en tant que force d’Oc­cu­pa­tion omniprésente, est intrin­sèque­ment ce qui tente de faire ploy­er notre capac­ité de résis­tance et le Poème est l’aven­ture du maquis.

La face vis­i­ble du dik­tat con­cen­tra­tionnaire du code barre que sont la pub­lic­ité et les dis­cours poli­tiques pub­lic­i­taires, en ceci qu’elle immerge notre regard à tout instant, qu’elle le noie, nous rend aveu­gle à ce qu’elle est et détru­it notre con­science en détru­isant le lan­gage en nous. Il ne s’ag­it pas de frappes chirur­gi­cales mais d’un bom­barde­ment inin­ter­rompu qui nous atteint quand bien même nous pen­sons pass­er à côté.

Ce bom­barde­ment mas­sif en flux ten­du est un géno­cide spirituel.

Nulle autre voie que cette Occu­pa­tion ne parait main­tenant pensable.

Pour­tant, le moment de l’impensable est venu.

Car l’Oc­ci­dent, c’est l’épopée. Et ce moment de notre His­toire est l’an­tithèse de l’aven­ture de l’homme européen. Un homme poli­tique, aujourd’hui, pos­sé­dant une vision poé­tique ren­tr­erait immé­di­ate­ment dans l’histoire.

La pre­mière œuvre lit­téraire qui nous soit par­v­enue se nomme L’E­popée de Gil­gamesh, texte écrit en akka­di­en sur des tablettes d’argile. Elle con­te l’aven­ture d’un roi mésopotamien, Gil­gamesh, et de son ami­tié avec Enkidu, par­tis tous deux à la recherche de la fleur offrant l’im­mor­tal­ité. Des épreuves atten­dent Gil­gamesh, le forçant à devenir un héros, et s’il ne parvient pas à trou­ver la fleur d’im­mor­tal­ité, sa marche lui per­met, au final de l’aven­ture, d’être comme une étoile, car son nom est partout, en écri­t­ure cunéi­forme, affec­té du signe de l’é­toile le faisant appartenir aux êtres divins.

Cette épopée fut écrite dix-sept siè­cles avant notre ère, au Moyen-Ori­ent. Elle con­tient les lignes de force qui présidèrent ensuite à l’émer­gence de toute la cul­ture occi­den­tale via la plaque tour­nante et fon­da­trice de la Mer Méditerranée.

Cette angoisse héroïque générée par la per­spec­tive du tré­pas don­na nais­sance à une mytholo­gie égyp­ti­enne en grande par­tie basée sur la mort/Renaissance : la pesée des âmes, la représen­ta­tion d’êtres anthro­po­mor­phes à tête de croc­o­dile, d’aigle, de chien, bes­ti­aire fab­uleux tourné vers l’e­spérance pour toute cette civil­i­sa­tion accor­dant une portée cap­i­tale de nos actes en cette vie, d’en­tr­er vivant dans la mort.

Vint ensuite l’épopée chris­tique, avec l’in­car­na­tion en chair et en os, non plus des dieux capricieux ou obscurs, mais de Dieu. Il nous laisse une prière, des paraboles, l’en­seigne­ment de l’Amour uni­versel et la voca­tion à autrui afin d’ef­fac­er la cul­pa­bil­ité Adamique et per­me­t­tre là encore à cha­cun d’en­tr­er vivant au Par­adis. L’his­toire du monde mod­erne, celui non encore dévoyé par le spec­ta­cle et le sim­u­lacre, s’incarne exacte­ment là.

Cette vision inédite a trans­for­mé le vis­age de l’Oc­ci­dent, ne faisant plus du divin un être loin­tain épi­ant nos faits et gestes mais un Dieu humain aimant, fon­da­men­tale­ment impliqué dans le présent de l’hu­man­ité. C’est cela, la Bonne Nou­velle des qua­tre évangélistes.

Entre l’E­gypte et le Christ, il y eut la Grèce et sa pen­sée archi­tec­turée, sa pen­sée surgie à l’aune des pou­voirs de l’imag­i­naire sémi­nal, celui du con­quérant Alexan­dre, pre­mier grand bâtis­seur de l’empire, celui de l’épopée d’Ulysse qui trou­va récem­ment des échos dans l’œu­vre majeure de notre con­tem­po­rain James Joyce, (qui n’en fait pas une épopée mais une œuvre décon­stru­ite inabor­d­able pour le pro­fane). Il y est ques­tion d’un voy­age, d’actes héroïques, d’un retour en roi au pays natal, d’un étoile­ment de mythes mari­ant l’on­tolo­gie, la ver­tu et l’e­sprit poé­tique de l’ex­is­tence de l’homme, insur­pass­able incar­na­tion des aspi­ra­tions de l’âme occi­den­tale. Puis il y eut Rome et la Loi, Rome ayant assim­ilé la mytholo­gie égyp­ti­enne et grecque, Rome ter­reau du semis chrétien.

Il y eut ensuite la matière de Bre­tagne, vis­i­ta­tion médié­vale de l’épopée chris­tique, celle qui inven­ta la Table Ronde et la notion poli­tique de l’équité, la Cheva­lerie et l’hon­neur mys­tique pour la Dame, le Graal appor­tant la vie éter­nelle à qui boirait à sa coupe le sang retrou­vé du Christ sur la croix. Cette matière fut coulée en lit­téra­ture par Chré­tien de Troyes, à l’im­age d’une ère philosophique et poli­tique où l’on édi­fi­ait des châteaux et des Cathé­drales, où l’on inven­tait des Ordres, où l’on par­tait en guerre con­tre les enne­mis de cet Empire, qui était une pen­sée en acte définis­sant un ter­ri­toire spir­ituel hors duquel le car­olingien n’é­tait plus rien.

D’une épopée lit­téraire nous sommes passés à la mytholo­gie d’une civil­i­sa­tion, puis à l’in­car­na­tion de l’Amour uni­versel, puis à une légende ordon­na­trice. Celle ci se méta­mor­phosa encore en épopée his­torique lorsque Napoléon voulut unir la Terre, épopée que prit en mod­èle Balzac pour édi­fi­er sa Comédie Humaine. « Je fais mes plans de bataille avec les rêves de mes sol­dats endormis ». Cette affir­ma­tion de Napoléon don­na sa struc­ture et sa cohérence au ter­ri­toire français. Une telle phrase relève de la vision poé­tique, quoi que puis­sent en penser les pro­cureurs mod­ernes de la pensée.

Voir l’Oc­ci­dent avec ces yeux, c’est con­trevenir à cette pen­sée ambiante et ris­quer à coup sur d’être con­sid­éré comme appar­tenant à la droite extrême. Pour­tant, ce canevas de lec­ture, cette lorgnette poli­tique à la mode trou­verait des dif­fi­cultés à prou­ver l’ap­par­te­nance des Cathé­drales à la pen­sée d’ex­trême droite. Nous ne souscrivons pas à cette lec­ture pavlovi­enne avec laque­lle notre époque tente de nous dresser.

C’est cette his­toire, cette his­toire là, qui prit pos­ses­sion du monde. Les épopées indi­ennes vivent aujour­d’hui au rythme de l’Oc­ci­dent. Les épopées chi­nois­es ont été recou­vertes par le mode de vie occi­den­tal. C’est l’Oc­ci­dent mod­erne lui-même, l’Oc­ci­dent de la tech­nique qui imposa, comme per­son­ne, sans vision poli­tique, religieuse, his­torique, méta­physique, et donc lit­téraire, sa loi du Marché à tout l’u­nivers humain.

Cet Occi­dent-là, dirigé par des intérêts uni­latéraux, a plongé dans le gouf­fre car il a renié l’aspiration spir­ituelle qui fut à sa fon­da­tion. Comme le dit Gwen Gar­nier-Duguy « Lorsqu’on ne recon­nait plus la loi de la moder­nité qui amoin­drit nos vies, extérieures parce que d’abord intérieures, lorsqu’on cesse de croire au spec­ta­cle et au sim­u­lacre, alors les indi­vidus se tour­nent naturelle­ment vers ce qui appelle en eux au sens et au mer­veilleux, à la beauté et à la grandeur. Cela se nomme la poésie. » [1 ]

Ce qui manque aujour­d’hui au poème comme à l’Oc­ci­dent privé de pro­fondeur, c’est la foi en l’épopée. Les œuvres poé­tiques se mul­ti­plient. Partout, tout le monde écrit de la poésie. Tout le monde brode des vers et des pros­es, avec bien sou­vent un tal­ent réel. Et cela mar­que l’aspi­ra­tion ini­tiale de Gil­gamesh de se trans­former en étoile. Mais l’épopée a déserté l’imag­i­naire de l’Oc­ci­dent. C’est trop grand, trop ambitieux aux yeux de la mau­vaise con­science qui nous habite. A l’épopée sont attachés les semeurs de trou­bles,  les inten­tions guer­rières — qui seraient absentes de notre Occi­dent mod­erne bien pen­sant quand la guerre elle-même est en réal­ité le mode opéra­toire de la supré­matie de la tech­nique — les folies destruc­tri­ces. Cha­cun con­stru­it donc son œuvre à part, avançant à coups de con­cepts indi­vidu­els ou d’in­spi­ra­tion la bride au coup. Mais aucune œuvre ne fonde aujour­d’hui notre avenir com­mun, celui inspi­ra­teur d’arts, d’ar­chi­tec­tures, de chants, de chan­sons, de philoso­phies, de recherch­es. Aucune fig­ure poli­tique actuelle n’a le courage d’affirmer une vision poé­tique hors de laque­lle les hommes se désunis­sent et s’occupent à sur­vivre sans pro­jet commun.

Cet état de fait dit notre présent négatif, autode­struc­teur, en désamour de soi.  Le présent du nihilisme intégré.

Il est pour­tant d’autres choix à faire que d’ac­cepter comme inéluctable et défini­tive cette ver­sion du cer­cle vicieux. Pour le dire avec les mots de Paul Ver­meulen dans son essai « Où nous en sommes » : « Cet appel à la vie que forme Recours au Poème s’inscrit très exacte­ment en dehors du camp de con­cen­tra­tion men­tal que le Spectacle/Simulacre a voulu impos­er à nos exis­tences, et ce depuis la mise en œuvre de l’industrialisation des vies humaines comme de l’ensemble de la vie ». Se res­saisir du fil de l’épopée là où on l’ac­cu­la, à l’om­bre d’une impasse. Douter sys­té­ma­tique­ment des affir­ma­tions d’une « moder­nité » dépassée. Chevauch­er à nou­veau notre rap­port à la vie, à la nature, au cos­mos, aux rêves, au sem­blable. Nav­iguer en héri­ti­er vers des con­quêtes stel­laires. Là se devine le retour de l’épopée et l’avenir quo­ti­di­en dont il est por­teur pour main­tenant. Car l’épopée, en tant que sur­gi du poème, est la grande fil­i­a­tion de notre monde.

Notre plus grande filiation.

 

 

 

 


 

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