Le cracheur de feu de Leeds

Vu de ce côté de la Manche, Tony Har­ri­son est beau­coup plus qu’un sim­ple poète, du moins au sens où on l’entend aujourd’hui à Paris, ville où j’ai le bon­heur de vivre présen­te­ment – et pro­vi­soire­ment. Tous les anglais, ou presque, le con­nais­sent, autant comme poète que comme cinéaste. Mais sépar­er ces activ­ités appa­raî­trait comme une sorte d’hérésie, aux yeux d’Harrison. Car l’homme pub­lie des recueils de poèmes et fait des films, c’est vrai ; mais ces films sont des poèmes (ou des films / poèmes, comme son Regard de la Gor­gone, texte présent dans ce vol­ume et dif­fusé sur… la BBC, j’imagine vos regards incré­d­ules amis lecteurs et poètes) et ces poèmes sont d’une cer­taine manière des films ou des doc­u­men­taires tant ils s’inscrivent dans le réel, dans la vio­lence du réel. Ainsi,

 

Le chef du Tier­garten de sa voix mono­corde se souvenait
d’un hip­po sur le dos, ses tripes qui éclatent,
une femelle chim­panzé, ses petits tout démembrés,
et des arbres repeints, de chair de zèbre et de yack.
Des fla­mants ros­es, fuyant leurs cages cassées, foncent
Fréné­tique­ment leurs plumes enflammées
Par le feu de la terre vers le ciel blindé de bombes,
Les flammes attisées par leurs bat­te­ments d’ailes affolés (…)

[extrait de La Mère des Mus­es]

 

Reste, il est vrai, que le statut de la poésie et des poètes ne sont pas les mêmes dans le monde anglo-sax­on, ou bien alle­mand, que dans ce qu’il reste du monde français. C’est une des choses qui me frap­pent, me font vio­lence même, ici, à Paris, en tant que cri­tique lit­téraire et (jeune) poète : la poésie est mise à l’encan, un peu comme l’on fait des vieux. Ce n’est pas le cas ailleurs, voilà ce que je m’évertue à dire à mes amis parisiens. Partout ailleurs, la poésie occupe une place de choix dans la lit­téra­ture comme dans la vie quo­ti­di­enne de nos con­tem­po­rains, que ce soit en Grande-Bre­tagne où des poèmes parais­sent dans les jour­naux (Lon­don Review of Books, Dublin Review of Books…)  et où des revues ont pignon sur rue (Gran­ta), aux Etats-Unis (l’exemple fameux étant bien sûr la Boston Review of Books, côté gauche, mais tous les mag­a­zines con­sid­érés comme « réacs » vus d’ici pub­lient de la poésie) ou encore en Alle­magne où les jour­naux du dimanche pub­lient des poètes con­tem­po­rains dans leurs sup­plé­ments domini­caux, poètes bien enten­du rémunérés (nous sommes dans le vrai monde, là où le mot « tra­vail » a réelle­ment un sens).

C’est ain­si que le poème de Tony Har­ri­son le plus célèbre, Ini­tial Illu­mi­na­tion, a paru dans les pages du Guardian, au milieu des arti­cles et textes de réflex­ion les plus divers sur la guerre du Golfe. Pour nous, la poésie est par­tie prenante d’un réel dont elle façonne simul­tané­ment une par­tie. Ce poème dit cela :

 

A présent, avec leurs phares de jour au Koweit,
l’inhumation à Bag­dad des vic­times des braises,
qu’ils se sou­vi­en­nent donc, tous ceux qui font la fête,
que leur bonne nou­velle est pour d’autres mauvaise
ou l’Humanité ne sera jamais éclairée.
Est-il vrai­ment ouvert, ce V de la victoire,
cette ini­tiale insu­laire incorporée
aux cor­morans, cou flasque, sor­tant d’une mer noire,
aux trompettes toni­tru­antes et triomphantes
célébrant de pré­ten­dues vic­toires pour leurs guerriers,
et le coq accla­mant le feu, tous ceux qui chantent
mais ne sen­tent le tas de fumi­er à leurs pieds ?

 

Un poème dont le monde a enten­du par­ler, que le monde a lu, entier ou par bribes, sauf vous, amis de France. Vous pou­vez vous rat­trap­er, heureux béné­fi­ci­aires de la fort belle tra­duc­tion de Cécile Mar­shall. Belle occa­sion donc de décou­vrir l’atelier poé­tique de Tony Har­ri­son, poète né en 1937 près de Leeds, dans le quarti­er ouvri­er de Bee­ston. D’ailleurs, les pre­mières pages de Cracheur de feu plon­gent dans cette ambiance, celle du père du poète, des pubs, de l’ambiance grise des villes indus­trielles anglais­es, et de la perte, celle de la mère d’abord, du père ensuite. Un ate­lier qui se pro­longe sur les écrans de la BBC, le grand écran (Prometheus, en 1998), comme sur les scènes de théâtre et d’opéras.  

 

Arti­cle traduit par Sophie d’Alençon

 

Bib­li­ogra­phie de Tony Har­ri­son en Français :

Quar­ante-et-un poètes de Grande-Bre­tagne, tra­duc­tion de Michel Rémy et Anne Tal­vaz, Écrits des Forges / Le Temps des Ceris­es, Québec, 2003.

La Rose au risque du chardon, antholo­gie de poèmes anglais et écos­sais con­tem­po­rains, pré­face de Jacques Dar­ras, tra­duc­tion de Jacques Dar­ras et Patrick Her­sant, Le Cri-In’hui, Bruxelles,2003.

Antholo­gie bilingue de la poésie anglaise, tra­duc­tions de Paul Ben­si­mon, Bernard Brugière et Michel Rémy, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade, Gal­li­mard, Paris, 2005.

v., pré­face et tra­duc­tion de Jacques Dar­ras, Le Cri-In’hui, Brux­elles, 2008.

Laureate’s Block, tra­duc­tion de Cécile Mar­shall, Petrop­o­lis, Paris, 2011.

Cracheur de feu, textes choi­sis, traduits et présen­tés par Cécile Mar­shall. Édi­tions Arfuyen, Paris-Orbey, 2011.

 

Pro­longe­ment sur le web

Hom­mage ren­du à Tony Har­ri­son le 12 mars 2011 lors de la remise du Prix européen de lit­téra­ture 2010 dans le cadre des 6es Ren­con­tres Européennes de Lit­téra­ture à Strasbourg :

 

http://www.prixeuropeendelitterature.eu/html/ficheauteur.asp?id=45

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