CHRONIQUE ATHÉNIENNE 

 

LES VILLES ONT AUSSI CETTE CARACTERISTIQUE qu’elles sont, par déf­i­ni­tion, rem­plies d’inconnus. La notion d’individualité est pré­cieuse, dans une ville. Elle est irrem­plaçable. Sans doute est-elle pré­cieuse et irrem­plaçable partout où vivent des êtres humains, mais il n’y a que dans une grande ville que l’on puisse vivre en étant pro­tégé par un réel anony­mat. Les quartiers d’une ville présen­tent l’avantage qu’on a la pos­si­bil­ité de choisir entre un espace privé invi­o­lable et, dans le même temps, assou­vir un besoin impérieux de nouer des con­tacts — d’intensité vari­able — avec les autres habi­tants. C’est un équili­bre intime entre de minus­cules élé­ments imper­cep­ti­bles, frag­iles, orchestrés selon des règles implicites mais fortes.
Voici pourquoi la vie urbaine ressem­ble tant au voy­age et provoque à ce point le besoin de flân­er : le voy­age et la grande ville pro­curent la sen­sa­tion de l’inattendu, même quand les cir­con­stances ou les lieux sont indé­ni­able­ment familiers.
Comme un corps gisant sans pro­tec­tion, écroulé dans la rue aux yeux de tous, sans même implor­er ne serait-ce qu’un abri. Cette image a quelque chose de pro­fondé­ment inquié­tant. Quelque chose nous dérange et, dans le même temps, fait peser sur nous une men­ace. Peut-être parce qu’à la vue des corps affleure une peur archaïque qui sug­gère une sauvagerie sup­posée avoir été dépassée, ou du moins domp­tée, par la com­mu­nauté organ­isée. C’est peut-être la rai­son pour laque­lle cette image nous men­ace de la même façon que nous men­ace une forme d’insoumission qui con­siste à se mon­tr­er indif­férent aux codes soci­aux con­ven­tion­nels. Le corps affalé et exposé à tous les dan­gers ren­voie à une sauvagerie qui est encore en nous.
Et peut-être aus­si : le corps incon­scient masque ce qu’il est véri­ta­ble­ment. Il a l’air aus­si bien mort, endor­mi, détaché du monde, dépourvu de force, ayant man­i­feste­ment renon­cé à toute activ­ité. Cette pos­ture indéchiffrable est pour beau­coup insup­port­able. Je con­tin­ue de marcher, j’ignore l’immobilité du corps affalé et j’ai le sen­ti­ment que pour l’essentiel, la ville n’existe pas.

 

***
JE N’AVAIS PAS ENCORE TERMINE MA DEAMBULATION. Ma soif de me per­dre dans un tra­jet maintes fois revis­ité n’était pas encore étanchée. Le ven­dre­di soir est un curieux moment. La nuit devient une sorte d’énigme quand le jour vient la relay­er et que le same­di prend nais­sance dans l’obscurité. C’est une attente indé­cise, la semaine donne l’impression de s’épuiser ou, plutôt, de s’approcher de ce bref moment de sus­pens qui lui est pro­pre, avant de défer­ler de nou­veau dans le cycle tou­jours recom­mencé du quotidien.
Le ciel était extrême­ment pur. Les immeubles étaient alignés l’un con­tre l’autre, en un ordon­nance­ment tou­jours stricte­ment iden­tique. Seuls les halos de lumière pro­jetés par les phares des voitures dans la rue bri­saient de temps à autre l’harmonie de la nuit sur leur pas­sage. Je me suis appuyé con­tre un mur au moment où une voiture de couleur som­bre a freiné près de moi. Le chauf­feur a éteint ses phares et le véhicule a con­tin­ué de rouler sans plus être vis­i­ble. Seul le petit reflet du comp­teur pro­je­tait une faible lueur dans l’habitacle et le trem­blote­ment du clig­no­tant fai­sait penser à une sirène. Un petit coup d’accélérateur, puis la voiture s’est mise à reculer pour se ranger le long du trot­toir. À ce moment-là, une sil­hou­ette fil­i­forme a sur­gi tout d’un coup et s’est mise à ges­tic­uler pour indi­quer au chauf­feur les manœu­vres qu’il devait effectuer.
Le jeune homme s’est penché sur le pare-brise arrière pour se faire voir du con­duc­teur et lui a fait signe à plusieurs repris­es de tourn­er le volant vers la gauche, dessi­nant à chaque fois un cer­cle dans les airs de sa main droite, index dressé vers le ciel. Quand la voiture a atteint l’endroit voulu, il a ten­du le bras, paume ouverte, pour inter­rompre le mou­ve­ment, et a appuyé douce­ment son autre main sur la malle arrière comme s’il voulait arrêter la voiture avec son corps. Sans qu’ait été échangée aucune parole. Toute cette choré­gra­phie, inédite pour moi, s’effectuait en silence, dans une entente qui n’avait pas besoin de mot. Sim­ple­ment, le con­duc­teur suiv­ait docile­ment les indi­ca­tions de cet incon­nu, sans lui oppos­er d’objections. Sans que les deux hommes se soient enten­dus au préal­able. Sans qu’il ait jamais été ques­tion entre eux de cette étrange assis­tance — qui n’avait d’ailleurs rien d’indispensable, vu que la place était bien assez dégagée pour qu’une voiture puisse se gar­er. Cette petite saynète comp­tait trois per­son­nages : l’inconnu-chorégraphe, le con­duc­teur-danseur et moi dans le rôle du spectateur.

Ensuite, le jeune homme a levé les deux mains en les plaçant par­al­lèle­ment au sol et dans le même temps, d’un geste qui avait apparem­ment un sens, il a entre­pris de guider la voiture pour sa marche arrière. De nou­veau un arrêt avec la main droite qui se lève. Le volant qu’on tourne. Encore un arrêt. Enfin, la voiture qui manœu­vre pour reculer vers la place repérée.
À peine le con­duc­teur avait-il éteint son moteur que le jeune homme s’est approché de la fenêtre et a de nou­veau ten­du la main. Il a reçu quelques pièces de mon­naie et s’est dirigé vers moi d’un pas rapi­de, en me fix­ant du regard d’un air légère­ment menaçant. Il est passé à quelques cen­timètres à peine devant moi. J’ai voulu reculer, mais j’é­tais dos au mur et brusque­ment il m’a poussé à l’épaule droite. Pas vio­lem­ment, mais de façon inten­tion­nelle. Sans pronon­cer un mot. Il s’est éloigné en se retour­nant juste pour m’adresser un dernier regard, comme pour graver la scène dans mon esprit.
C’est seule­ment là que j’ai com­pris ce qui s’était passé. Je suis allé au bout de la rue et, en la regar­dant sur toute sa longueur, j’ai pu apercevoir des dizaines de jeunes hommes postés tous les deux mètres, atten­dant le pas­sage d’une voiture désireuse de se gar­er, pour lui pro­pos­er ce ser­vice un peu par­ti­c­uli­er, en échange de quelques pièces. C’était la pre­mière fois que je voy­ais ce genre de chose. Je ne con­duis pas, et du coup, cet aspect de la ville, la ville vue à tra­vers le quo­ti­di­en d’un con­duc­teur, m’était inconnue.

 

Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai décryp­té le scé­nario de cette scène qui s’était déroulée en quelques sec­on­des. Le gar­di­en de la place de park­ing s’était lit­térale­ment jeté au-devant de la voiture, car ma présence met­tait son champ d’action – dont il était le maître – en péril. Il s’était imag­iné que j’étais là pour lui vol­er une part d’un ter­ri­toire qui n’appartenait qu’à lui.

***
[après deux jours passés en grande par­tie en com­pag­nie de A., un ancien plom­bier, aujourd’hui sans-abri, avec qui Chris­tos Chrys­sopou­los a lié con­nais­sance et qui lui a décrit sa vie dans la rue]

J’AI DECIDE DE RENTRER, j’étais fatigué de cette prom­e­nade, non pas physique­ment, mais mon humeur s’était assom­brie. La pièce où j’écrivais me parais­sait à présent beau­coup plus agréable.
J’ai bais­sé les yeux et j’ai marché lente­ment, en me fiant à la bande de guidage pour aveu­gles – en jouant à réduire le plus pos­si­ble mon champ de vision, aigu­isant mes autres sens. La ville et son micro­cosme pren­nent alors les dimen­sions d’un univers à lui seul. Des mil­liers de formes sont con­tenues dans les détails de la moin­dre dalle du trottoir.
La nervure métallique qui sert de guide et est incrustée dans le macadam fai­sait penser à la ligne brisée d’une voie fer­rée vue d’avion. Comme si j’étais devenu lil­lipu­tien et que je volais tout douce­ment entre les immeubles. J’ai enjam­bé les jambes d’un homme assis sur sa chaise. J’ai tourné le coin du pâté de mai­son – je savais qu’en allant par là je retrou­verais la pièce où j’écris – quand brusque­ment, surgie de la fenêtre d’une voiture qui pas­sait, une musique m’a écorché les oreilles. La bande de guidage que je suiv­ais était régulière­ment inter­rompue : un cof­fre abri­tant un comp­teur d’eau grand ouvert, un car­relage rouge qui fai­sait penser à un miroir fendu. Plus bas, encore un autre obsta­cle, une poubelle, une barre de fer.
J’ai pen­sé à la réponse que m’avait faite une amie sué­doise quand, quelques années aupar­a­vant, elle était venue vis­iter la ville et que je lui avais demandé quelle avait été sa pre­mière impres­sion : « It is like a muse­um, but so much of it is destroyed », avait-elle répon­du. Peut-être était-ce à met­tre sur le compte de son anglais hési­tant, mais pen­dant longtemps je n’ai pas réus­si à com­pren­dre pourquoi elle avait pronon­cé le verbe « détru­ire ». Plus tard, j’ai com­pris que pour nous, la réal­ité quo­ti­di­enne est intime­ment liée aux ruines, et que le spec­ta­cle de l’inachevé, du non réparé, voire de ce qui est totale­ment détru­it, est chose habituelle. Voilà pourquoi peut-être les loques vivantes, les débris humains qui nous entourent ne nous font pas grande impres­sion. Et voilà que nous nous sommes trans­for­més en un musée de ruines.

***
QUELLE EST L’IMAGE D’ATHENES ? Je regarde cette pho­to numérique que j’ai prise il y a quelques min­utes. L’in­stant décisif cher à Carti­er-Bres­son dure désor­mais un cen­tième de sec­onde. Il n’est même pas très dif­férent de la brève durée qu’il fal­lait, autre­fois, pour impres­sion­ner la pel­licule. La pho­to se fait sous nos yeux d’un seul mou­ve­ment et avec un incroy­able piqué. Nous sommes en décem­bre 2011. Si quelqu’un voulait exam­in­er le cliché, il pour­rait l’agrandir à l’infini, jusqu’à ce qu’apparaissent les pix­els qui ont rem­placé les par­tic­ules d’argent. L’image, cepen­dant, ne ren­voie pas à la représen­ta­tion figée de la ville, mais à la ville vivante.

Légende
La légende pour­rait être : « Sans titre ». Un couchage vide en plein trot­toir. Au-delà de ça, il est bel et bien lié à une exis­tence : le corps absent, l’idée de sa présence, la bouteille d’eau et la coupelle pour les pièces, les tis­sus pliés. Tout cela est soigneuse­ment enreg­istré par l’appareil pho­to, tout est à sa place. Un ordon­nance­ment par­fait. On iden­ti­fie facile­ment les cir­con­stances de l’image. Peut-être même le lieu de la prise de vue. Voire aus­si la per­son­ne absente. Une image si sin­gulière ne peut se con­fon­dre aisé­ment avec aucune autre. Est-ce donc à cela que ressem­ble la ville ?
Témoignage
Heure : main­tenant. La pho­togra­phie, qui date d’il y a quelques min­utes à peine, représente quelque chose qui existe objec­tive­ment. Sachant que les pho­tos sont des témoignages de sit­u­a­tions authen­tiques, il faut que celle-ci aus­si soit la recon­sti­tu­tion authen­tique d’un lieu spé­ci­fique à Athènes. Mais, sans per­son­ne pour témoign­er, l’image à elle seule ne suf­fi­rait pas pour recon­stituer l’instant. Il faut croire ce que racon­te le pho­tographe, ou du moins quelqu’un présent sur les lieux, pour que soient gravés à jamais le peu d’éléments qui con­stituent cet instant. Bien que le temps n’ait rien à voir avec la pho­togra­phie, l’image con­fère à ces élé­ments une durée. Et pour­tant, les témoignages dont je par­lais ne sont pas tou­jours dignes de foi. On peut par­faite­ment admet­tre que la pho­togra­phie ne représente pas ce que nous sup­posons qu’elle représente ou ce que le pho­tographe sou­tient qu’elle représente. Ce pour­rait être sim­ple­ment une ques­tion de ressem­blance. L’espace-temps de l’image a depuis longtemps volé en éclat et nous, nous sommes invités à pren­dre pour argent comp­tant quelque chose qui ne va pas de soi.
Couchage
Eh bien, soit, con­venons-en : telle est Athènes en ce jour de décem­bre. Ce couchage est bel et bien de notre époque. Il pour­rait être exposé, avec d’autres objets du même genre, dans un musée. Sous une vit­rine avec un car­tel qui pré­cis­erait: « Athènes, 2011 ». Comme les man­nequins habil­lés de cos­tumes his­toriques. Sauf que dans le cas présent, il n’y a pas de man­nequin. Il n’y a que le tis­su, sans per­son­ne. De vête­ment d’homme qu’il était, il s’est trans­for­mé, un jour, en un vête­ment mor­tu­aire. Le corps qu’il envelop­pait a été, d’une cer­taine façon, chassé.
Continuité
Je garde cette pho­to pour me sou­venir de ce qui s’est passé ensuite. Et pour­tant, l’image ne recou­vre ni l’entièreté du lieu de l’événement, ni la durée totale de sa man­i­fes­ta­tion. Si je la com­pare avec ce dont je me sou­viens, la pho­togra­phie est rem­plie de vides. Le fait que l’instant d’après j’ai été pris dans un épisode pénible dont en réal­ité je n’ai pas envie de par­ler n’a pas grand sens pour ce qui est de ce cliché pho­tographique. La mémoire, même quand elle est défail­lante, accorde une atten­tion par­ti­c­ulière à l’instant. L’image, au con­traire, l’ignore volon­tiers, ou a une nette ten­dance à atténuer les dis­tances temporelles.
Changement
Est-ce bien Athènes, en ce moment où je par­le d’elle ? Si la pho­to est inscrite dans le flux tem­porel, plus tard alors, à tel ou tel moment, elle n’aura plus le même sens. Du reste, les élé­ments con­sti­tu­tifs de l’image qu’agence le pho­tographe sont sélec­tion­nés de façon arbi­traire. L’angle de vue est choisi en fonc­tion de son humeur du moment, du mou­ve­ment de son bras, ou en répon­dant au besoin de s’écarter, de déformer ou d’insister sur tel ou tel aspect de l’objet pho­tographié. La preuve : l’ombre du pho­tographe en bas de l’image.
Série
J’ai pris d’autres pho­tos après celle-ci. Je me les rap­pelle, mais sou­vent je ne sais plus dans quel ordre elles étaient. Alors je racon­te un tout autre film sur Athènes. Non seule­ment à par­tir de ce que voient les autres, mais aus­si à par­tir des pho­tos que j’ai pris­es, moi. Les clichés qui le com­posent s’ordonnent d’une façon bien dif­férente de ce que mon­trent les pho­tos de ma prom­e­nade. On dirait une com­pi­la­tion con­sti­tuée, pour par­tie, de déchets. De tous les objets que je n’ai pas pris en photo.
Absorption
L’image absorbée par l’objectif de mon appareil a présen­tifié Athènes dans la con­ti­nu­ité spa­tiale d’un cadre. Pour autant, cela n’a pas immor­tal­isé la ville. Ce n’est pas son vis­age qui est apparu sur l’écran de l’appareil, mais une abstrac­tion de for­mat 1280 x 768. L’image n’affiche jamais la réal­ité : seule­ment la ressem­blance de celle-ci. Un sim­u­lacrum. C’est pourquoi quand nous par­lons d’image, nous employons le verbe « ressem­bler ». Pour­tant, étant une ressem­blance exacte, l’image con­fère à la réal­ité un petit car­ac­tère d’authenticité.
Écriture
Quel lien y a‑t-il, alors, entre mes impres­sions et le réel ? Puisqu’elles résul­tent de l’humeur aléa­toire qui est la mienne quand je déam­bule dans la ville, ne sont-elles pas mar­quées par une ambiguïté démo­ni­aque ? Pour être sincère, je dois délivr­er ma con­science de ce qu’il peut y avoir de dia­bolique quand il est ques­tion d’ambiguïté, et par­ler de ce que je crois être vrai, uni­versel. Ain­si, mon écri­t­ure ne recèle pas en soi mille et un sou­venirs flous ; au con­traire : mes lignes repren­nent de ma prom­e­nade ce que j’identifie comme réel. Ce qui vous a frap­pé la pre­mière fois, le lende­main vous cherchez à le restituer. Dis­ons que je revendique ain­si la vraisem­blance de mon texte.

 

extraits traduits du grec par Anne Lau­re Brisac
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NB :
©©ALB pour la traduction
© Chris­tos Chrys­sop­pou­los pour les photos

 

Livres et nou­velles de Chris­tos Chrys­sop­pou­los traduits en français par Anne-Lau­re Brisac :

  • « …de la peur de la mort ils firent une impul­sion de vie », dans Athènes, le sable et la pous­sière (nou­velle), édi­tion Autrement, 2004
  • Le Manu­cure, édi­tions Actes Sud, 2005
  • Monde clos, édi­tions Actes Sud, 2007
  • « 228/500 Espace intérieur » (nou­velle), dans Espaces, Fic­tions européennes, 2008
  • La Destruc­tion du Parthénon, édi­tions Actes sud, 2012

Voir aus­si dans Recours au Poème l’ar­ti­cle de Max­im­i­lien Kro­n­berg­er con­sacré au dernier roman de Chris­tos Chrys­sopou­los, La destruc­tion du Parthénon, édi­tions Actes sud, 2012 :

https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/la-destruction-du-parth%C3%A9non/maximilien-kronberger

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