Comme dans un éclair
je cesse de m’entendre :
    
silence

                 Car­men Boullosa

 

 

La très belle antholo­gie con­sacrée par Claude Beau­soleil à la poésie mex­i­caine con­tem­po­raine est une belle façon de décou­vrir ce qu’a été cette poésie entre 1880 et la fin du 20e siè­cle. On la com­plètera utile­ment avec un récent numéro de la revue Inu­its dans la Jun­gle, revue dirigée par Jacques Dar­ras, Jean-Yves Reuzeau et Jean Por­tante et dont la qual­ité du tra­vail doit être encore ici soulignée. Les 23 poètes mex­i­cains con­tem­po­rains sélec­tion­nés par Vic­tor Manuel Men­di­o­la pour la revue, cer­tains évidem­ment com­muns à ceux de l’anthologie de Beau­soleil, per­me­t­tent d’approcher au plus près de ce qui s’écrit main­tenant au Mex­ique. Réu­nis, les deux livres offrent une per­spec­tive iné­galée en langue française. 

Un siè­cle de poésie Mex­i­caine com­porte des poèmes de 73 poètes. L’anthologie est struc­turée selon trois par­ties : les orig­ines de la moder­nité, entre­croise­ments et voix de femmes. Elle s’ouvre par un texte posant les enjeux et l’historique de la poésie au Mex­ique, texte court mais d’une très grande util­ité, très clair. La poésie n’est pas une affaire neuve au Mex­ique, bien au con­traire. On pour­rait affirmer sans risque de se tromper qu’elle a tou­jours fait par­tie de cet espace géo­graphique que nous appelons « Mex­ique » mais qui fut longtemps, avant la con­quête espag­nole, indi­en. Pour l’anthologiste, elle plonge même ses racines dans un temps immé­mo­r­i­al. Les civil­i­sa­tions aztèque, maya et purepecha vivaient dans un monde où le sacré, et la poésie qui lui est inhérente, fai­sait par­tie de la vie quo­ti­di­enne. Le monde, l’univers et la vie ne s’appréhendaient pas autrement. La venue des espag­nols a tout boulever­sé. Il reste cepen­dant des textes de Neza­huacóy­otl, prince, philosophe, archi­tecte et poète du 15e siè­cle. Un poète qui est tou­jours forte­ment présent dans l’âme poé­tique mex­i­caine con­tem­po­raine. On le ren­con­tre partout à Mex­i­co, son nom étant don­né à toutes sortes d’édifices ou de rues. C’est une des deux fig­ures puis­santes de l’ancienne poésie « mex­i­caine ». La sec­onde est celle d‘une femme, Sor Jua­na Inés de la Cruz (1648–1695), et cela n’est pas sans expli­quer à la fois la place des poètes femmes dans l’anthologie comme dans la réal­ité de la poésie mex­i­caine con­tem­po­raine. Une place qui tient au rôle tenu par la poète du 17e siè­cle mais aus­si au tal­ent et à la vio­lence extra­or­di­naire de cette poésie fémi­nine. La poésie de Sor Jua­na Inés de la Cruz, comme sa vie, fut poésie de lutte pour l’existence de la voix des femmes. Elle a été entendue :

 

Lumière
de Móni­ca Mansour

 

le ven­dre­di à sept heures du soir
par toutes les portes entre
un flamboiement
pour célébr­er la créa­tion du monde
chaque sep­tième jour la mer de lumière
se prête de nou­veau à la terre
pour que l’on puisse dis­tinguer ses formes
pour que l’on con­tin­ue à leur donner
chaque jour un nou­veau nom
le ven­dre­di à sept heures du soir
tu es morte
en regar­dant vers la porte
et la lumière t’a inondée

depuis un cer­cueil en bois
arbre creux endormi
ton corps retournera
dans un drap blanc
à l’ombre fraîche de la terre

les gens déambulent
chu­chotent, se regardent
nul ne sait que faire de la mort, ma sœur
nul ne sait que faire de ta mort

sous les cyprès au som­met de la montagne
près des nuages et du silence
le regard se pro­longe vers la clarté
six femmes lavent ta peau
elles l’honorent pour la dernière fois
elles prient pour le corps et l’âme
l’eau claire qui le purifie

nous déchi­rons nos robes à l’endroit du cœur

je marche lente­ment der­rière le cer­cueil de pin
vers la grotte où tu habiteras
le rab­bin murmure
l’un après l’autre nous jetons une pel­letée de terre noire
afin de revêtir le cer­cueil nu
et d’y dépos­er un caillou
les pier­res t’accompagneront tout au long du chemin
médi­atri­ces par­faites rédemptrices
dure bar­rière d’humidité de feu
pour que tu ne perdes pas ton chemin
pour que tu ne revi­ennes pas
j’aurais préfér­er garder la tex­ture de la terre
poudre du cail­lou que je t’ai déposée en offrande
mais les vivants ont l’obligation de laver la mort
de la laiss­er à sa place
chaque pierre un fonde­ment de ta nou­velle maison

sept jours de prières pour que l’âme dise adieu
sept jours pour qu’elle parte en paix
sept jours de cauchemar
assis par terre
près de la terre où tu reposes
les miroirs sont voilés
l’âme ne voit pas son image
les proches ne regar­dent pas leur deuil
les couronnes de pain en cer­cles parfaits
attrapent en leur cen­tre le vide
pur et protecteur
mémoire

la vie s’inventera tous les jours
les proches retourneront dans le monde
les miroirs seront dévoilés

ale­ha ha-shalom

[traduit par Ran­dolph Gilbert et Adrien Pellaumail]

 

 Mais l’approche de la moder­nité se fait à par­tir du 19e siè­cle. Ce siè­cle est roman­tique ici comme ailleurs. La poésie voit sur­gir des fig­ures légendaires tout en se « nation­al­isant » quelque peu, pour cause de guerre entre le Mex­ique et les Etats-Unis, guerre qui con­duit à la ces­sion par le pre­mier de ce qui est devenu le sud des Etats-Unis. S’ajoute à ce ver­sant, un roman­tisme plus som­bre. Nous indiquons cela pour une seule rai­son : la moder­nité poé­tique mex­i­caine est née face au roman­tisme du 19e siè­cle, une moder­nité directe­ment sous l’égide des con­cep­tions de Rubén Darío [cf, l’article de Sophie d’Alençon sur ce poète : https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/rub%C3%A9n-dario-azul/sophie-dalen%C3%A7 ]. Avec une France et un Paris idéal­isés. Mais ce sont surtout José Luis Tabla­da et Ramón López Velarde qui font entr­er la poésie mex­i­caine dans ce que nous nom­mons « moder­nité ». Avec eux, on écoutera Satie et on lira Apol­li­naire ou Cen­drars à Mex­i­co. Et le haïku pénétr­era la poésie mex­i­caine. Les temps sont à l’ouverture au monde, et à l’enrichissement par l’extérieur. Le tout sur fond de boule­verse­ment des codes poé­tiques, lequel traduit encore l’influence de Darío. Avec le recul, ces poésies ne parais­sent pas être les plus intéres­santes de la poésie mex­i­caine contemporaine.

Les vraies évo­lu­tions datent de 1928 et de la pub­li­ca­tion de L’Anthologie de la poésie mex­i­caine mod­erne, de Jorge Cues­ta. C’est sans aucun doute l’acte de nais­sance véri­ta­ble de la moder­nité poé­tique au Mex­ique. Écou­tons Claude Beau­soleil : « Pro­posant de nou­velles voix, faisant des choix con­tro­ver­sés, pas­sant sous silence des ténors de l’époque, le jeune poète de vingt-cinq ans donne un panora­ma de la poésie mex­i­caine tis­sé de risques ». Com­ment pour­rions-nous ne pas appréci­er cette fig­ure ? Et plus loin : « À par­tir de la pub­li­ca­tion de cette antholo­gie, la poésie nationale change de fig­ure, tout bas­cule. Une dis­tance cri­tique sera la mar­que de ces Con­tem­porá­neos récla­mant pour la poésie mex­i­caine un investisse­ment du tra­vail formel et une ouver­ture aux lit­téra­tures d’autres langues et d’autres cul­tures ». Nous sommes au Mex­ique en 1928. On croirait presque enten­dre par­ler de Recours au Poème, en France, aujourd’hui. Les prin­ci­paux mem­bres de cette réu­nion de soli­taires sont Xavier Vil­lau­r­ru­tia, Sal­vador Novo, Car­los Pel­licer ou José Gorostiza.

 

Poésie
De Xavier Villaurrutia

 

Tu es la présence avec laque­lle je parle
tout à coup, seul à seul.
Ce sont les mots qui te forment,
ceux qui sor­tent du silence
et de la mare de rêve dans laque­lle je me noie
libre jusqu’au réveil.

Ta main métallique
durcit l’urgence de ma main
et con­duit la plume
qui trace sur le papi­er son littoral.

Ta voix, lieu de l’écho,
est le rebondisse­ment de ma voix sur le mur,
et sur ta peau en miroir
je me regarde me regar­dant par­mi mille Argos
pen­dant de longues secondes.

Mais le moin­dre bruit te fait fuir
et je te vois sortir
par la porte du livre
ou par l’atlas du plafond,
par les planch­es du plancher,
ou la page du miroir,
et tu me laisses
sans vie sans voix et sans visage,
sans masque comme un homme nu
en pleine rue des regards.

 

Claude Beau­soleil tou­jours : « Pour les Con­tem­porá­neos, le poète est seul, son poème est l’épreuve et la preuve éthique de son ques­tion­nement. Pas de chant à la patrie, pas de sen­ti­men­tal­isme exac­er­bé, mais une exi­gence, une lucid­ité dans la réflex­ion. Le corps, la mort, le désir et leur tran­scen­dance sont des thé­ma­tiques que cette poésie con­dense avec une extrême ten­sion ». Cette démarche a été la cible de vives attaques, on leur reprochait de n’être pas assez mex­i­cains. Il y a tou­jours cette sorte de pré­ten­tion, dans tous les pays, chez les ten­ants de l’institution poé­tique, à détenir le « graal ». On trou­ve cela aus­si en France aujourd’hui, une sorte de « foi » en la supéri­or­ité des boule­verse­ments poé­tiques issus de poésies fran­coph­o­nes, et même française, Mal­lar­mé, Rim­baud. Ceux qui n’ont pas « eu » Mal­lar­mé et Rim­baud, pffff… Drôle d’ambiance, très française. Quelque chose de petite­ment médiocre. Il est tout de même très éton­nant que cette propen­sion à une sorte de nation­al­isme poé­tique irrigue cer­tains ver­sants gauchisants du milieu poé­tique. Comme à toutes les épo­ques, les poètes extérieurs à la muséi­fi­ca­tion de leur poésie nationale ont subi au Mex­ique de sor­dides procès en légitim­ité. Allons, allons, messieurs, n’est légitime que ce qui s’impose. La trace des adver­saires des Con­tem­porá­neos s’est un peu effacée. Il reste ceci : avec ces poètes, le lan­gage et le poème devi­en­nent le seul recours.

Octavio Paz naît et émerge de cet univers. Il est aux yeux du monde et sans con­teste le poète mex­i­cain par excel­lence. Avec lui, la poésie mex­i­caine est par­tie prenante du monde : « La langue est la seule patrie du poète ». Et ce poète est engagé dans la vie poli­tique et sociale, attaqué en con­séquence. Il y a du Hugo dans le mode d’être de Paz.

Le poète est au monde. Tou­jours. Et en même temps il n’est pas de ce monde. Pas entière­ment du moins. Sans quoi il n’est pas poète.

 

Dire : Faire, I
De Octavio Paz

 

Par­mi ce que je vois et dis,
par­mi ce que je dis et tais,
par­mi ce que je tais et rêve,
par­mi ce que je rêve et oublie,
la poésie.
         Se glisse
par­mi le oui et le non
         dit
ce que je tais,
          tait
ce que je dis,
          rêve
ce que j’oublie.
         Ce n’est pas un dire :
c’est un faire.
          c’est un faire
qui est un dire.
          La poésie
se dit et s’entend :
          est réelle.
Et à peine dis-je
          est réelle
se dissipe.
Est-elle plus réelle ainsi ?

Ce qui ne sig­ni­fie aucune­ment man­quer d’humour :

 

Hau­teur
de Efraín Huerta

Je suis
Exactement
À
Un mètre
Et 74 centimètres
Au-dessus
                                   Du
                                   Niveau
                                   Du mal.

 

Et ce rap­port poé­tique au monde se pro­longe à la fin du siè­cle passé en ce début de 21e siè­cle. C’est ce qui ressort forte­ment de la lec­ture des 23 poètes mex­i­cains pro­posée par la revue Inu­its dans la Jun­gle.

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