Le miroir de Venise

 

Un bahut dont la clé en tour­nant réveille l’odeur du papi­er, comme échap­pée d’un fla­con ; une bib­lio­thèque où se tien­nent, debout et alignés, des vol­umes reliés, dont un panse­ment pour l’âme: Les fleurs du mal; une fenêtre que le bureau évite, l’Au­teur préférant le coin ombreux, fleuri de matières rares; des lancers d’oiseaux sophis­tiqués, onyx inde­struc­tibles – des chu­chote­ments, là où d’autres chantent, là où d’autres hurlent, où la musique, de son épaule nue, a tra­vail­lé, malaxé le musi­cien, le ren­dant musi­cien de tout. Un débar­ras plein de malles, où sont archivées et classées des notules antérieures; des tiroirs coulis­sent, chargés du Mys­tère; fleurs exfoliées d’un doigt, au cen­tre desquelles la néga­tive exclut toutes les autres; et une lumière de biais parvient par instants à touch­er le bois ouvragé du bureau. Si, incidem­ment, elle se pose sur sa main, elle endure et porte ce qu’il a porté puis éclair­ci en lui et dans sa langue, et com­ment du lan­gage il est arrivé à sa parousie. Sachant que sa vie se pense les yeux bais­sés, suiv­ant l’aléa de la plume, au rythme d’une oscillation. 

Ce sont effec­tive­ment les ciels mornes, les sar­cophages, le som­bre squelette de la femme aimée, éten­du sur un divan en son accou­trement de peau, l’é­toile dis­tante ou la lune émaciée qui l’ont poussé à dépi­auter Baude­laire. Et cette vision lui apprend le froid, la cap­i­tale sous la neige, le cœur gelé. Il s’im­prègne d’elle. Elle monte en lui comme un limon.

 

Il se regarde dans le miroite­ment d’une cuil­lère, il lit la boule pâle, sta­tique, le fait que chaque hausse­ment de sour­cil soit une vir­gule sur une gueule cassée. Quelque chose depuis des semaines l’empêche dans sa langue et lui prend ses mots. C’est dans la gorge, dans la bouche, sur les lèvres, le nez, le front et les oreilles. Ça coule, sin­ueux, marchant par lignes. C’est le thème de l’homme qui chem­ine à côté de son ombre. Son dou­ble le suit sans l’embrasser. Lorsqu’il doit tra­vers­er la riv­ière, qui le rejoint, qui se moque, est-ce la riv­ière ou le con­tact de l’eau glacée? une tête affleu­rant à la sur­face, sur quoi les eaux par moments se refer­ment, et, au bout d’un com­bat sans mer­ci, une sail­lie de bran­chages, l’homme s’y main­tient, sort de l’eau, pour­suit son chemin, ne se retourne pas – en aucun cas. 

Il bute sur cette image dans son miroir de Venise. Sa pen­sée est molle. Elle erre. Il se voit emporté par le courant. L’aphasie dont il souf­fre mine son humeur autant que son geste, tou­jours le même, d’aller à tâtons vers le miroir. Le nom lui emplit la bouche mais il ne peut le pronon­cer: Venise, asso­ciée à l’im­age de cette lave qu’un arti­san étire, souf­fle et forme.

Tor­ride, le futur objet brille en brûlant dans le four qui le ren­dra solide. L’é­pais­seur du verre, comme rayé par endroits, lui évoque les poignets en verre filé de Marie, son épouse. Il veut demeur­er seul dans cette pièce pen­dant un temps indéfi­ni, s’acharn­er. Ce « pot d’en­cre »… ces « rinçures », dira Rim­baud de ses pro­pres poèmes… Il veut être seul, au moins quelques sec­on­des. Qu’une femme aille et vienne à tra­vers la mai­son, peu importe, pourvu qu’elle ne brusque pas la poignée, qu’elle ne vienne pas mêler au sien son reflet. 

Avant de sor­tir d’i­ci, il voudrait mieux sen­tir l’ef­fluve du papi­er racorni, replié sur lui-même en étoile de mer; revoir le pain mag­ique des Fleurs du mal, don­né chaque matin, genre d’or ambigu; revis­iter aux ciseaux et à la main les notules, la liasse de let­tres reçues; alors, le pain devient amer, l’eau tourne et avec elle l’homme tombe, tout se gâte.

La riv­ière coule, quoi qu’il arrive.

Il en est des hommes comme des blés, écrit Van Gogh à Théo: « cer­tains seront broyés ».

Stéphane-Éti­enne Mal­lar­mé y échappe. Le temps n’est pas encore venu du spasme à la glotte, de la fin: il mour­ra sur un tiret, ne pou­vant élire un seul mot con­tre tous les autres.

La riv­ière coulerait. Là-bas. 

 

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