Vies minus­cules  de Pierre Michon.
De l’empire des signes à  la sim­plic­ité mirac­uleuse de l’écriture.

 

 

Il y aurait beau­coup à dire sur la notion de « sim­plic­ité » en lit­téra­ture et on pour­rait la décou­vrir dans des formes lit­téraires com­plex­es ( chez un Proust ou un Joyce par exem­ple) aus­si bien que dans des écri­t­ures blanch­es au style dépouil­lé comme celles de L’é­tranger de Camus. On s’apercevrait sans doute à la fin d’une telle étude que la sim­plic­ité en lit­téra­ture tient para­doxale­ment à récuser, selon l’élan même de ses ver­tus infin­i­ment créa­tri­ces, toutes les trans­parences d’un sim­plisme per­vers: un réc­it vivant fait tomber les images sociales qui empris­on­nent  les êtres dans des rôles, des statuts et des fonc­tions, il les ouvre à une surabon­dance de sens, d’ex­péri­ences et d’in­ter­pré­ta­tions qui para­doxale­ment les sim­pli­fie en les délivrant de tout regard englobant, de quel- que champ du savoir qu’il provienne.

 Le recueil de nou­velles inti­t­ulé Vies minus­cules, pub­lié en 1984 par l’écrivain Pierre Michon, man­i­feste avec beau­coup de force et de pro­fondeur cette capac­ité de l’écri­t­ure lit­téraire à ren­dre jus­tice à la lib­erté spir­ituelle du sujet. De même que chez Flaubert, Dos­toïevs­ki ou Faulkn­er, les sim­ples n’y sont pas les seuls jou­ets d’un déter­min­isme économique et poli­tique. Une pièce manque au puz­zle, l’i­nachève­ment de ses des­tins minia­tures lève une béance, une faille dans toutes les grilles d’in­ter­pré­ta­tion qu’on leur peut appliquer.

Ce petit par­cours à l’in­térieur de cette œuvre cherche à voir com­ment la fic­tion lit­téraire peut faire pass­er du super­fi­ciel au sim­ple par les détours néces­saires d’un style infin­i­ment ouvragé, un style qui creuse l’avène­ment d’une présence et d’un tré­sor de parole sous l’é­corce ingrate d’ex­is­tences défini­tive­ment tronquées.

 1) La fic­tion lit­téraire et l’évo­ca­tion des humbles.

Il n’y a pas de pire insulte aux « pau­vres » que de les réduire à un besoin économique, à la cupid­ité nor­ma­tive d’une inser­tion sociale. Dans cette per­spec­tive, Les Vies minus­cules ne pré­ten­dent pas doc­u­menter sur les « hommes de peu », mais fidèles à l’in­tu­ition de l’E­vangile, elles voient en eux le ren­verse­ment des pré­ten­tions de l’homme à s’arranger un petit bon­heur indif­férent à la sim­plic­ité et à la grandeur de Dieu.

A l’in­star des Béat­i­tudes, la lit­téra­ture n’est pas un déver­soir de dis­cours pieux, mais la mise en relief d’une sim­plic­ité qui engage l’écrivain et le lecteur dans la pro­fondeur d’une parole sin­gulière.  La beauté y est néces­saire comme la trace et le signe d’un respect où la mis­ère de l’autre appelle l’emploi d’un micro­scope : le moin­dre signe d’hu­man­ité et de sen­si­bil­ité exige à la fois ampli­fi­ca­tion et effets de sour­dine dis­crets, la moin­dre empreinte de douleur et d’e­spoir afférente au non-avoir et au non-être appar­ent de l’autre y recè­lent des épipha­nies invis­i­bles que l’écrivain ne doit pas laiss­er per­dre sous cou­vert d’idéolo­gie poli­tique ou par la sim­u­la­tion d’une prox­im­ité trompeuse aux êtres privés de toute autorité sociale et intellectuelle.

Si le mis­éra­bil­isme lit­téraire idéalise les pau­vres, l’écri­t­ure de Pierre Michon est trop con­sciente de son impuis­sance à pénétr­er ce que les autres vivent de l’in­térieur pour imiter une telle démarche.

C’est pourquoi le style de cet auteur priv­ilégie le for­mat bref, la nou­velle et les instants de prédilec­tion et d’in­can­des­cence, les épipha­nies ful­gu­rantes para­doxale­ment nichées en plein cœur de vies triv­iales et sans attrait. Les pas­sages qui font entrevoir l’or caché de ces des­tins minus­cules  ne peu­vent en restituer que des éclair­cies ou des orages, des silences ou des rac­cour­cis sug­ges­tifs d’im­menses mass­es de temps à jamais ensevelies dans l’ou­bli. Dévider leur exis­tence selon une nar­ra­tion linéaire à la Balzac ne rendrait pas jus­tice à la présence de ces vis­ages trop pré­caires pour devenir des « per­son­nages de roman ». Par leur con­di­tion et leur car­ac­tère, par l’om­bre qui les met comme en berne de l’his­toire, les Vies minus­cules ne peu­vent appa­raître que par inter­mit­tence au nar­ra­teur et au lecteur. Les figer dans un statut jour­nal­is­tique et com­mu­ni­ca­tion­nel serait les des­tituer de la réserve qui rend leur exis­tence pareille à la plus petite des semences.

C’est  pourquoi le style de Michon est celui de la brièveté, d’un réal­isme par envolée ; il procède par appari­tions – Baude­laire par­lerait sans doute de « fusées » —  et les traits les plus sûre­ment ciselés de leur vis­age ne se lais­sent appréhen­der que pour le temps fugi­tif d’une transfiguration. 
  
Frag­ile, la coïn­ci­dence du vrai et du beau est sus­pendue aux inter­stices du réc­it inven­té et de l’his­toire vraisem­blable, ain­si qu’aux mail­lages secrets régis­sant pour chaque lecteur la trans­ac­tion tou­jours déli­cate entre la vérité du cœur et le tra­vail implaca­ble de la lettre.

2) La fig­ure com­plexe du narrateur

A la lisière de l’im­pos­ture et d’une gra­tu­ité mag­nifique, la fic­tion lit­téraire requiert une sim­plic­ité d’outre­tombe: ce qui est don­né dans l’in­stant, la couleur unique et le tim­bre d’une voix au milieu de tant de gri­sailles et d’échap­pa­toires anonymes, ce que le style cristallise, restitue et invente tout à la fois, promet une durée que le réel ne peut pas tenir. Epines, ronces, soucis et séduc­tions, lim­ites et adver­sités de tout acabit et espèce brisent la promesse que l’hos­pi­tal­ité du style déchiffre et pro­jette sur le vis­age de l’autre. Le réel comme aus­si bien la lit­téra­ture ne peu­vent accom­plir seuls ce qu’ils font pressen­tir et dévoilent: d’ailleurs, la lit­téra­ture, le livre y appa­raît par­fois comme un tombeau, un cadavre, celui de Rémi Bak­root dans la nou­velle éponyme,  un mort  auquel seule l’ad­hé­sion et la foi d’un lecteur engagé peut redonner souf­fle, vie et relief.

Con­scient des lim­ites de la lit­téra­ture jusqu’à l’ob­ses­sion de la page blanche, le nar­ra­teur de Vies minus­cules (à ne pas con­fon­dre avec l’écrivain qui demeure extérieur à tout dis­posi­tif de fic­tion lit­téraire) se met en scène comme le pire des impos­teurs. Buveur, drogué, iras­ci­ble,  con­som­ma­teur en dia­ble de toutes les ges­tic­u­la­tions du dés­espoir, le nar­ra­teur s’i­den­ti­fie aux lourds lots d’om­bres  d’un monde à l’é­go­isme débile, pipé par la vel­léité et la fas­ci­na­tion du mal. Avide d’ex­péri­men­ta­tions dégradantes, il incar­ne aus­si sou­vent la lâcheté et l’in­con­séquence de qui ne peut fix­er un instant son regard et son atten­tion sur d’autres lieux que les petites pas­sions de son rêve inac­com­pli d’écri­t­ure  et de renommée.

Cepen­dant, c’est de ce nar­ra­teur incom­préhen­si­ble et rebu­tant que vient le salut d’un autre regard sur les lais­sés-pour-compte d’une société qui n’a d’yeux que pour l’é­val­u­a­tion de ses pro­pres pou­voirs, val­oirs et savoirs. L’écrivain, nou­velle fig­ure d’un saint-Pierre pleu­rant son reniement à force de cul­tiv­er les fastes empoi­son­nés de la  let­tre, est tout de même le seul à sor­tir les Vies minus­cules

d’un pop­ulisme pro­gres­siste qui les rabais­serait à n’être que des fig­ures de sec­onde zone dans une his­toire vouée à la célébra­tion de ses pro­pres con­quêtes. N’oc­cupe-t-il pas d’ailleurs la place du bouc-émis­saire, lui qui perçoit trop et par­le trop de ce que l’on préfère ignor­er  par crainte de voir notre ombre prise en fla­grant délit de com­plic­ité avec l’En­ne­mi des hum­bles et de la nature humaine ?

Empêtré dans les richess­es de son emphase, le nar­ra­teur, dans la dernière nou­velle du recueil, recon­naît ses aco­quine­ments aux pres­tiges fal­lac­i­eux du sub­lime ; de ses trop beaux por­traits, il avoue les lim­ites, le dan­ger et la part d’esthétisme. A la fin du livre, ce pas­sage résume tous les griefs qu’à bon escient peut s’at­tir­er « l’écri­t­ure lit­téraire » : «ce pen­chant à l’ar­chaïsme, ces passe-droits sen­ti­men­taux quand le style n’en peut mais, cette volon­té d’e­u­phonie vieil­lotte, ce n’est pas ain­si que s’ex­pri­ment les morts quand ils ont des aîles, quand ils revi­en­nent dans le verbe pur et la lumière. Je trem­ble qu’ils s’y soient obscur­cis davan­tage. Le Prince des Ténèbres, on le sait, est aus­si le Prince des puis­sances de l’air ; et faire l’ange fait son jeu. [1] 
 

3) La sim­plic­ité en butte à l’opinion

S’il y a sans doute der­rière cet aveu du nar­ra­teur la lucid­ité d’un  auteur par­ti­c­ulière­ment atten­tif à la duplic­ité tou­jours pos­si­ble de toute expres­sion artis­tique, elle n’en­lève cepen­dant rien à la pro­fondeur de la lit­téra­ture et con­tribue même à en faire l’un des seuls lieux qui don­nent chance à la lis­i­bil­ité de l’ex­péri­ence intérieure dans tout ce qu’elle a de plus vivant et de plus détail­lé, décrivant sans pre­scrire tout ce que l’homme porte en lui d’in­trans­mis­si­ble, de divin et d’ir­ré­ductible. L’écri­t­ure lit­téraire ouvre  à la prise en con­sid­éra­tion et  à l’in­ter­pré­ta­tion ouverte de ce qu’il faut bien appel­er l’âme, com­plexe et malade, des êtres vivants. Une parole enfouie dans les milles affaire­ments de ce monde s’y légitime par la rigueur d’un réc­it et une com­bi­na­toire infinie de por­traits venus d’abord de l’imag­i­na­tion sin­gulière d’un auteur et de références non moins innom­brables à des objets « véridiques » du monde empirique.

A ce titre, la descrip­tion du bizu­tage dans Vies des frères Bak­root pré­cise avec clarté la vio­lence gré­gaire des ado­les­cents  réu­nis anonymement dans un oubli de soi bru­tal et cra­puleux sur l’e­sprit  d’en­fance d’un nou­veau venu, encore mal­ha­bile à déjouer ses straté­gies d’hu­mil­i­a­tion et de con­damna­tion. « Ces gandins en impo­saient. Ils fai­saient cer­cle autour d’un petit dont le désar­roi crois­sait sous des ques­tions grossière­ment mielleuses et des rires, selon un procès per­vers et d’emblée prévis­i­ble au terme duquel il ne pou­vait que se révolter ou éclater en san­glots ; dans l’un ou l’autre cas il était rossé, soit qu’on fit mine de s’indign­er d’une rébel­lion hors de sai­son et qu’on l’en châtiât, soit que son atten­drisse­ment indigne méritât le statut de fille, et, comme tel, des gifles. Les pio­ns fer­maient les yeux : tout cela était dans l’or­dre des choses. »[2] 
Sur un mode cette fois posi­tif, l’ami­tié d’un pro­fesseur nom­mé Achille pour les frères Bak­root inscrit une plage de sim­plic­ité dans un désert de con­ven­tions, d’en­nui et d’hypocrisie, la vie d’un col­lège de la Creuse car­i­caturée avec une puis­sance d’empathie persuasive. 

Là encore, la vérité de la rela­tion  se déploie et se dilate aux marges d’une insti­tu­tion au fonc­tion­nement for­mal­iste et pom­pi­er. Le monde sco­laire de ce réc­it est voué à la tyran­nie des apparences et Achille, « vieil homme colos­sal et dis­grâ­cié »,  au pro­fil « prodigieuse­ment comique, mor­bide » et théâ­tral, égale­ment « privé de cheveux, de barbe et de sour­cils »  est un pro­fesseur de latin « con­sid­érable­ment chahuté »[3]

Par con­traste, l’ami­tié du pro­fesseur Achille et de son élève Roland Bak­root se tisse à par­tir d’une admi­ra­tion étroite­ment partagée pour la lit­téra­ture. Qu’il s’agisse de Jules Verne,  Kipling ou Flaubert, les romans et les images cir­cu­lent entre ce père de sub­sti­tu­tion et ce jeune fils de paysan issu d’une ferme pau­vre per­due par­mi le gran­it et les bruyères.
Assoif­fé de décou­vertes tan­tôt seule­ment exo­tiques, tan­tôt pro­fondé­ment formatrices,
il apprend par la lec­ture et la fréquen­ta­tion de son maître le goût du secret qui va de pair avec le respect de sa fil­i­a­tion sym­bol­ique avec Achille. Ain­si Roland cor­rige-t-il copieuse­ment son frère Rémi  après que ce dernier, iconophile scabreux,  se soit per­mis de vol­er et divulguer à un petit cer­cle de com­plices les aquarelles déli­cates du Livre de la jun­gle qu’Achille lui avait gra­cieuse­ment destinées.

Mais l’at­ti­tude de Roland à l’é­gard de son livre qu’il se défend si vio­lem­ment de partager rap­pelle aus­si la com­plex­ité de la rela­tion entre maître et dis­ci­ple. Son attache­ment exces­sif au don reçu atteste un cer­tain scep­ti­cisme sur la per­son­ne du dona­teur. Si le jeune homme reçoit l’ami­tié d’Achille sans bar­guign­er, il n’en reste pas moins sen­si­ble à la mau­vaise répu­ta­tion de son étrange  men­tor :  il souf­fre de ses ridicules, de son inap­ti­tude à adopter le liant social  qui con­vient à la tyran­nie des apparences et il éprou­vera à l’heure de sa mort un amal­game pénible de douleur sincère et de soulagement.

Mais est-ce vrai­ment sur­prenant si aucune sim­plic­ité n’est per­mise en ce monde ? Jusque dans la mort, l’homme arbore ses titres – sabre et casoar pour Roland Bak­root —  et fait éta­lage du butin de ses con­quêtes sociales, dérisoires galons où rien ne se dit que le soulage­ment sat­is­fait d’une tou­jours meilleure opin­ion de soi-même.

Dans la Vie de Georges Bandy, le bref por­trait d’une enfant à demi-hand­i­capée, Lucette Scud­éry, dévoile encore sous d’autres formes l’ab­sence de sim­plic­ité, le cynisme d’en­fants « rageurs et rieurs », celui des « enfants sains » qui s’a­musent à cha­parder vio­lem­ment les rubans bleus qui reti­en­nent les « nattes frêles » de la fil­lette « aux mains grêles » et au « teint diaphane ». La crise d’épilep­sie qui la saisit après ce trau­ma­tisme évoque L’id­iot de Dos­toievs­ki  et com­ment aus­si une sim­plic­ité chris­tique s’at­tire une nou­velle fois la colère débile d’un groupe ivre de sa fatu­ité. Sans le sec­ours de la prière et de l’âge mûr, un esprit d’en­fance désar­mé s’abime, devient  bouc-émis­saire et « ce vis­age que con­vul­sait  une néces­sité plus forte que la parole. »[4]

4) La sim­plic­ité  ou l’in­qual­i­fi­able du silence

L’op­po­si­tion d’un faux respect humain à l’hos­pi­tal­ité d’une intel­li­gence du cœur qui sait don­ner toutes ses dimen­sions à la sim­plic­ité est à nou­veau évo­quée dans la Vie de Georges Bandy. N’é­coutant d’abord que le souci de sa répu­ta­tion, le nar­ra­teur refuse d’ac­com­pa­g­n­er à la messe les rési­dents de l’hôpi­tal psy­chi­a­trique. Il pré­texte un vague scep­ti­cisme théologique pour faire admet­tre son refus à « Thomas, l’un de ceux-ci ». La vraie rai­son de  sa réponse est la suiv­ante : «Je tai­sais ma réti­cence essen­tielle : la honte de me ren­dre au vil­lage en com­pag­nie de la horde débridée. Alors lui, m’ayant bien com­pris et me regar­dant bien en face, avec une douloureuse mod­estie : « Vous pou­vez bien venir : il n’y a que nous, à la messe.» Nous, les folâtres et les impos­teurs, les tire-au-flanc de tout acabit. Je rougis, allais me chang­er et rejoig­nis Thomas. »[5] Cet ajout mod­i­fiera la déci­sion d’un nar­ra­teur qui sait, par instants, prodigieuse­ment dépass­er son rôle d’ «homme sans qualités ».

 Enfin, l’é­cart entre médi­a­tion et présence, paraître et vérité, let­tre et esprit est porté à son parox­ysme  dans la nou­velle inti­t­ulée Vie du Père Fou­cault. Sans doute peut-on rechign­er à l’en­ten­dre et se lass­er d’un pathos de la cul­pa­bil­ité qui jette sur la néces­sité du lan­gage un soupçon inutile autant qu’i­nac­cept­able  alors même qu’il donne lieu une nou­velle fois à un morceau de bravoure, un pro­duit par­faite­ment ficelé de la lit­téra­ture con­tem­po­raine. En tous les cas, l’écri­t­ure du pas­sage en ques­tion sait  ren­dre compte de ce point aveu­gle où la gloire du silence, l’in­qual­i­fi­able d’une croix qui n’ap­pa­raî­tra sur aucune cha­suble, révèle le désas­tre d’une sépa­ra­tion entre ceux qui jouis­sent des sor­tilèges et des priv­ilèges du lan­gage et ceux qui, privés de toute capac­ité d’ex­pres­sion, de jeu et de  con­tre­façon, se con­damnent eux-mêmes en retour à la déshérence et au désêtre,  à un retrait  funeste et sans appel de toute vie sociale.

 Mais de quoi s’ag­it-il au juste ?

Le nar­ra­teur, blessé à la suite d’une rixe qu’il a provo­qué sous l’ef­fet de la bois­son, et le Père Fou­cault, atteint d’un can­cer à la gorge, se retrou­vent pro­vi­soire­ment réu­nis dans le même hôpi­tal. Le choix du nom pro­pre n’est pas anodin, et il fait allu­sion au philosophe Michel Fou­cault (dont le livre Vie des hommes infâmes, pub­lié en 1977, a beau­coup inspiré Pierre Michon) et au mis­sion­naire Charles de Fou­cault. Quant au malade en ques­tion, minoti­er veuf et sans enfant, il est, en sa qual­ité d’il­let­tré, par­faite­ment étranger à l’u­nivers des livres. Il est cepen­dant prêt à céder à l’écri­t­ure tous ses droits, : son refus d’aller dans un hôpi­tal parisien pour y recevoir les soins qui pour­raient le guérir est motivé par la honte et la crainte d’avoir à rem­plir mille papiers admin­is­trat­ifs et celle aus­si d’avoir à réitér­er publique­ment l’aveu de son illet­trisme au beau milieu de la capitale.

Le nar­ra­teur, enfer­mé dans la stéril­ité d’une voca­tion d’écrivain con­trar­iée, devine chez ce vieil homme un amour fou de la let­tre auquel il aspire lui aus­si sans avoir le funeste courage de l’as­sumer.  Un sen­ti­ment infin­i­ment frater­nel l’en­vahit au moment où il devine les moti­va­tions du minoti­er et il le com­pare à un « maître de chapelle inflex­i­ble, mécon­nais­sant et mécon­nu dont l’ig­no­rance des neumes fai­sait le chant plus pur. »[6]

Il lui envie son ter­ri­ble désir de ne pas savoir tran­siger avec les puis­sances créa­tives du lan­gage : cet homme « qui jamais ne traça une let­tre » ne prend-il pas pour le plus grand des crimes son impuis­sance à  nom­mer le monde et à ne pou­voir don­ner let­tre et forme à l’e­sprit qui le tran­scende ? «Le père Fou­cault était plus écrivain que moi : à l’ab­sence de la let­tre, il préférait la mort.     Moi, je n’écrivais guère ; je n’o­sais davan­tage mourir ; je vivais dans la let­tre impar­faite, la per­fec­tion de la mort me ter­ri­fi­ait. Comme le père Fou­cault cepen­dant, je savais ne rien pos­séder ; mais, comme mon agresseur, j’eusse voulu plaire, glou­ton­nement vivre avec ce rien, pourvu que j’en dérobasse le vide der­rière un nuage de mots. « [7]

5) La sim­plic­ité des images, des choses et des noms propres.

Cet homme dont rien n’au­ra cor­rompu jusqu’à la mort la par­faite con­tem­pla­tion rap­pelle au nar­ra­teur le Vieil homme assis de Van Gogh. L’usage des références pic­turales n’est pas anodin chez Michon. A tra­vers ces médi­a­tions plas­tiques, il déplace le lecteur dans des lieux que le lan­gage judi­ci­aire et le dis­cours con­ceptuel ne peu­vent attein­dre ni con­t­a­min­er. De  même, le rap­port aux choses, à des choses anodines et désuètes, mais chargées d’une mémoire sans prix, engage le lecteur dans un univers sym­bol­ique libre de toute psy­cholo­gie, voire même de tout human­isme sur­fait. La « relique » des Peluchet où s’en­tassent  grains de chapelets,  brelo­ques, mon­tres à l’ar­rêt et bagues sans cha­ton, dis­ent dans leur dénue­ment  un retrait et une richesse d’in­tim­ité qui par­lent plus fort que la beauté osten­ta­toire de nom­breux objets d’ex­po­si­tion « muséifiables ».
Leur priv­ilège est de porter en eux la con­fes­sion d’une rad­i­cale « insuff­i­sance du monde » [8], une insuff­i­sance dev­enue pal­pa­ble, objet d’élec­tion sans égal et comme « folle ».  Face à ce genre de tré­sors, par­faite­ment anodins, d’au­tant plus pré­cieux qu’ils ne pré­ten­dent à rien, s’in­stau­re un  rap­port nou­veau et fab­uleux aux choses : « Quelque chose s’y dérobait sans cesse, que je ne savais lire, et je pleu­rais ma défectueuse lec­ture : quelque mys­tère s’y éclip­sait d’un saut de puce, y avouait l’al­légeance divine à ce qui fuit, s’amenuise et se tait. »  [9]

Enfin, dans les Vies minus­cules, l’usage des noms pro­pres, prénoms, noms de famille et surtout noms de lieux, tra­vaille aus­si dans le même sens : ces derniers intro­duisent la mer­veilleuse coïn­ci­dence d’une dis­tance et d’une prox­im­ité, l’as­somp­tion d’un détache­ment et d’un sur­croît de présence. Antoine Peluchet, le fils chas­sé par la colère d’un père dev­inant en lui son désir de fuir l’héritage alié­nant d’une terre  seule­ment patri­ar­cale, est réputé être par­ti en Amérique. Le nom de ce con­ti­nent ouvre aux vil­la­geois et aux lecteurs « un inimag­in­able  règne sur un seul et pau­vre mot ». Les noms de lieu et les noms pro­pres, ain­si mis en scène, se char­gent alors de tous les pos­si­bles, de tous les mythes et de tous les rêves, indul­gents ou accusa­teurs, des paysans han­tés  par le départ d’An­toine hors de leur Creuse natale. Des noms de fleuves ou d’État,  le Mis­sis­sip­pi, le Nou­veau-Mex­ique, ou celui de villes comme Bâton Rouge, El Paso ou  Galve­ston, y acquièrent, mag­nifiés par les échos loin­tains de l’ab­sence et de la fable, l’au­ra incan­ta­toire d’un nou­veau pays de Canaan.

6) La vie jusque dans la mort ou la sim­plic­ité mirac­uleuse de l’écriture

Il y aurait encore beau­coup dire sur le style de cet ouvrage qui redonne au lan­gage tout son tact,  c’est-à-dire toute sa force poé­tique à  des mots sim­ples ou recher­chés et comme soudain régénérés d’un goût de la con­tem­pla­tion devenu par­faite­ment act­if  et mimé­tique des objets qu’ils évoquent.
La poésie est comme le pas­sage à une troisième dimen­sion du lan­gage où les sureaux et les châ­taig­niers font bruiss­er leurs bran­chages sous l’hu­mus des mots ; le lecteur y décou­vre un hori­zon  à la fois entière­ment fam­i­li­er et par­faite­ment nou­veau, un hori­zon qui le rend au ravisse­ment d’une enfance du monde inaliénable.

Ain­si en est-il de la sim­plic­ité retrou­vée du lan­gage dans le ser­mon de Noël du Père Georges Bandy adressé à une assem­blée trop en marge du monde pour être encore sen­si­ble aux grandes orgues de la rhé­torique. « il ne par­la pas des Mages : la red­di­tion des Rois à la Parole  incar­née  ne le con­cer­nait plus, lui dont la parole d’or n’avait pas fléchi le muet, l’im­pas­si­ble Dis­pen­sa­teur de toute parole. Il par­la de l’hiv­er, des choses dans le givre, du froid dans son église et sur les chemins ; le matin, il avait ramassé dans l’ab­side un oiseau gelé […] il par­la de l’er­rance des créa­tures qui n’ont pas d’é­toile, du vol obtus des cor­beaux et de l’éter­nelle fuite en avant des lièvres, des araignées qui pèler­i­nent sans fin dans les fénières, la nuit. [10]

 
Il existe donc bel et bien une sim­plic­ité mirac­uleuse de l’écri­t­ure, et si nous n’y pou­vons croire que par inter­mit­tence, c’est peut-être pour ne pas loger qu’en elle les innom­brables lieux, médi­a­tions et reg­istres où l’e­spérance est appelée à pren­dre forme et à pren­dre corps.

Sans doute y aura-t-il tou­jours une part de déchirure dans la ten­ta­tive acharnée des hommes à réc­on­cili­er la sim­plic­ité de la foi à l’in­finité des œuvres qu’elle appelle, mais le tra­vail du temps en sa dernière échéance, la mort, saura effectuer l’im­pos­si­ble suture par où join­dre à mer­veille l’ex­trême com­plex­ité du monde et de la let­tre à la vie d’un per­pétuel acte d’amour de Dieu.
Antic­i­pant la mort, l’écri­t­ure opère seule un mon­tage défini­tif de toutes les con­tra­dic­tions de l’ex­is­tence ; elle arrondit tous les angles, riflant toutes les tor­tures retors­es de l’amour-pro­pre pour enfin, à bout de souf­fle, de refus et de défens­es, laiss­er Dieu advenir hum­ble­ment dans les failles impéné­tra­bles d’une vie d’homme. Con­quise à la sim­plic­ité d’une parole qui rend vrai­ment libre, gorgée d’un amour fou du monde annonçant la surabon­dance d’un pays à venir vierge de toute promis­cuité et de toute com­pli­ca­tion, la lit­téra­ture est aus­si l’autre nom d’une écri­t­ure tes­ta­men­taire, une écri­t­ure aux­quels par­ticipent, sci­em­ment ou non, les tac­i­turnes et les bavards, les écrivains et les illet­trés, la foule innom­brable des hommes et des femmes à l’af­fût d’un Nom plus durable, infi­ni et pro­fond que leur pro­pre mémoire et leur pro­pre nom. Ain­si va la con­ver­sa­tion du monde et des hommes, entre  cris et chu­chote­ments, mur­mures et livres offerts en partage à qui dis­pose du luxe de lire ; ain­si va la lit­téra­ture  traquant tou­jours les traces d’une impos­si­ble écri­t­ure tes­ta­men­taire, rêvant d’un livre  con­tem­po­rain des signes du temps sans autre tes­ta­teur que le Christ : un Christ au Verbe resplendis­sant à l’om­bre de myr­i­ades d’his­toires mar­quées du sceau cru­ci­forme de son insond­able sagesse.

Dans les Vies minus­cules, les dernières paroles que l’au­teur prête à son per­son­nage sac­er­do­tal Georges Bandy, pour­ront  sans doute en don­ner un avant-goût joyeux :

«il fumait ; le vin bu le berçait, les ten­dres feuilles le cares­saient ; il a pronon­cé avec éton­nement quelques syl­labes que nous ne con­nais­sons pas. Quelque chose lui a répon­du, qui ressem­blait à l’é­ter­nité, dans le ver­biage for­tu­it d’un oiseau. L’ébroue­ment soudain d’un cerf proche ne l’a pas sur­pris ; il a venu une laie venir vers lui avec douceur ; les chants si raisonnables se sont accrus avec le jour , ces chants qu’il entendait. L’é­clair­cie de l’hori­zon a dévoilé un sous-bois de hup­pes, de geais, des plumages ocrés et ros­es comme des fleurs, des becs atten­tifs et des yeux ronds pleins d’e­sprit. Il a caressé des petits ser­pents très doux ; il par­lait tou­jours. Le mégot brûlait son doigt ; il a pris sa dernière bouf­fée. Le pre­mier soleil l’a frap­pé, il a  chancelé, s’est retenu à des robes fauves, des poignées de men­the ; il s’est sou­venu des chairs de femmes, de regards d’en­fants, du délire des inno­cents : tout cela par­lait dans le chant des oiseaux ; il est tombé à genoux dans la boulever­sante sig­nifi­ance du Verbe uni­versel. Il a relevé la tête, a remer­cié Quelqu’un, tout a pris sens, il est retombé mort. » [11]

 

Une ver­sion abrégée de cet arti­cle a été pub­liée dans la revue Chris­tus en octo­bre 2014

 

 

[1]    In Vies minus­cules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.247–248

[2]    In Vies minus­cules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.97

[3]    In Vies minus­cules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.104

[4]    In Vies minus­cules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.190

[5]    In Vies minus­cules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.204

[6]    In Vies minus­cules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.156

[7]    In Vies minus­cules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.158

[8]    In Vies minus­cules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.34

[9]    Ibid.

[10]  Ibid, p.210

[11]  Ibid, p.212–213

 

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