En 1989 paraît un livre d’Yves Bon­nefoy sin­gulière­ment conçu : Début et fin de la neige. Il est com­posé de 52 pages non pag­inées en 13 feuil­lets dou­bles pliés à la chi­noise et imprimés rec­to-ver­so : le livre se déplie comme un accordéon et a deux entrées. Il faut donc le retourn­er au milieu pour décou­vrir la deux­ième moitié. Le texte est accom­pa­g­né de pho­to­typ­ies tirées en bleu de Geneviève Asse, qui représen­tent des empreintes de fig­ures archi­tec­turales évo­quant des tem­ples grecs, des arcades ou des fron­tons pal­la­di­ens, ain­si que des signes alphabé­tiques. La chemise et l’étui du livre sont en toile grise, le titre est incrusté sur une pièce d’anilou gris-bleu [1]. Cette mor­pholo­gie de l’objet livre instau­re une dou­ble ten­sion : d’une part entre le déroule­ment con­tinu de la lec­ture du début à la fin, et le retourne­ment du livre à mi-par­cours que sa forme impose au lecteur. D’autre part, un dia­logue se crée entre les poèmes d’Yves Bon­nefoy ramassés dans le moule du vers libre et les pho­to­typ­ies évanes­centes de Geneviève Asse, de couleur éteinte, comme som­brant dans la blancheur du papi­er. Ain­si, à tra­vers la matéri­al­ité de l’objet se fait corps une inter­ro­ga­tion sur le statut du livre qui n’est pas nou­velle dans l’œuvre d’Yves Bon­nefoy, mais qui pour­rait bien for­mer le sens même du recueil inti­t­ulé Début et fin de la neige. L’objet sem­ble en effet apporter le déni d’une écri­t­ure figée dans l’encre d’imprimerie, et faire échec à l’illusion d’un déroule­ment con­tinu des­tiné à s’achever.

Les pho­to­typ­ies de Geneviève Asse asso­cient davan­tage l’écriture à l’effacement qu’à la trace indélé­bile, leurre de l’esprit qui sub­stituerait au monde réel une image rêvée. Les car­ac­tères alphabé­tiques sug­gèrent égale­ment un proces­sus inachevé d’éclosion, une émer­gence à jamais en cours, écar­tant toute ten­ta­tion de clô­ture. Le livre met en scène sa pro­pre fab­ri­ca­tion, l’écriture rend sen­si­bles sa genèse et son abo­li­tion dans le blanc de la page. Il ne s’agit pour­tant pas, comme dans le pro­jet mal­lar­méen du Livre, d’épurer le lan­gage pour l’extraire  de la parole com­mune et en faire le véhicule d’un sens quin­tes­sen­cié. L’écriture d’Yves Bon­nefoy ne vise dès l’abord, dans le pre­mier poème de « La grande neige », aucun dépasse­ment de la langue vers la poésie pure. Elle se con­dense en nota­tions brèves d’événements matériels dans l’ordre du visible :

Pre­mière neige tôt ce matin. L’ocre, le vert
Se réfugient sous les arbres
. [2]

L’écriture est tra­ver­sée par la blancheur qui l’environne sur la page et qui masque à demi les dessins de Geneviève Asse, mais il s’agit moins d’une blancheur effaçant le monde que la matière même du monde telle qu’il se rend vis­i­ble au poète, dans la « grande neige ». Le livre en blanc, bleu, gris et noir est mar­qué par un efface­ment de la couleur. C’est l’événement du pre­mier poème :

Sec­onde, vers midi. Ne demeure
De la couleur
Que les aigu­illes de pins
Qui tombent elle aus­si plus dru par­fois que la neige
. [3]

Le spec­ta­cle du vis­i­ble ne se ter­nit pour­tant pas dans cette écri­t­ure blanche : peu à peu la neige se trans­forme en lumière, comme si le livre ne pou­vait révéler l’éclat du monde qu’à tra­vers plus d’espace vacant. Le poète se fait le témoin de la lumière qui atteint le regard : « J’avance dans la neige, j’ai fer­mé / Les yeux, mais la lumière sait franchir / Les paupières poreuses » [4]. Les doigts de la « Vierge Mis­éri­corde » qu’est la neige « Voilent de leur clarté ces paupières clos­es » [5]. Le « con­sen­te­ment de la lumière » évo­qué dans « Le tout, le rien » [6], con­sen­te­ment à recevoir la lumière autant que con­sen­te­ment de celle-ci à l’accueil du poète, évac­ue les images peintes habi­tant le regard pour établir un con­tact physique entre l’œil et la matière la plus spir­ituelle du monde. Après le recueil Ce qui fut sans lumière (1987), le livre de neige élu­cide ain­si « ce qui fut sans couleur », dans la lumière retrou­vée. Cette épiphanie de la « présence » (pour repren­dre un terme cher à Yves Bon­nefoy) au creux de l’effacement des images se matéri­alise à tra­vers le motif du miel, méta­mor­phose lumineuse et dorée de la neige. Le poète qui se saisit de la matière ravive en elle le pos­si­ble don de sa transmutation :

Je fais tomber un peu de sa lumière,
Et soudain c’est le pré de mes dix ans,
Les abeilles bourdonnent,
Ce que j’ai dans les mains, ces fleurs, ces ombres,
Est-ce presque du miel, est-ce de la neige ?
[a]

La nature des choses ne s’est pas figée dans la parole mais celle-ci a creusé leur pro­fondeur mémorielle, a restau­ré l’unité de l’hic et nunc et d’un jadis de l’enfance qui fut peut-être un âge d’or. Les abeilles sont les ouvrières de cette poésie de l’Un, elles frô­lent la fleur avec légèreté. Elles sont peut-être la fig­ure idéale d’un livre imag­i­naire, pur bour­don­nement intan­gi­ble, mobile et créa­teur de lumière. Plus haut dans le livre, dans « La grande neige », le poète rêve à l’instar d’Aristote de « phras­es qui soient comme une rumeur d’abeille, comme une eau claire » [b]

La blancheur trans­par­ente de l’élément aérien ou liq­uide fait sur­gir une autre fig­ure du livre imag­i­naire, celle de la pluie de fleurs asso­ciée à la pluie de flo­cons. Ce mou­ve­ment porte en effet l’enseignement d’un livre de sagesse que l’adulte lirait à l’enfant dans « Le tout, le rien » :

Et que l’eau qui ruis­selle dans le pré
Te mon­tre que la joie peut sur­vivre au rêve
Quand la brise d’on ne sait où venue déjà disperse
Les fleurs de l’amandier, pour­tant l’autre neige.
[7]
 

L’insaisissable est signe d’amour et de « joie », non de dépos­ses­sion, comme le chante le « Can­zoniere » de Pétrar­que cité en exer­gue du recueil. Il s’agit ici d’une « pluie de fleurs » :

Qual si posa­va in ter­ra, e qual su l’onde ;
Qual con un vago errore
Giran­do parea dir : qui reg­na amore
.

Telle au sol se posait,Telle sur l’onde ;
Telle autre en tour­nant sem­blait dire,
Par son vol char­mant : « Ici règne l’Amour ». [8]

Les pétales et les pages se dis­persent mais rassem­blent dans la force d’une adhé­sion aimante les divers­es matières du monde. Ce qui est ain­si don­né dans le livre, c’est l’espace unifié d’une dis­si­pa­tion : après la tra­ver­sée de la « grande neige », dans les deux derniers poèmes de la sec­tion, le flo­con con­naît le des­tin de l’écriture lorsque qu’après avoir « hésité » « dans le ciel bleu » des rêves, il se recon­naît « Sans avenir / Que sa dis­si­pa­tion dans le bleu du monde » [9]. Le livre de blancheur revêt l’étoffe bleue de la robe des appari­tions vir­ginales : « Une flaque bleue / S’étend, bril­lante un peu, devant les arbres, / D’une paroi à l’autre de la nuit. » [10] L’épiphanie plus incar­née du rouge demeure prob­lé­ma­tique dans Début et fin de la neige. Couleur de la présence dans Pierre écrite (1965) asso­ciée à l’ambition d’un livre gravé dans la matière la plus dure, le rouge est désor­mais placé sous le signe du songe, songe révéla­teur toute­fois d’un désir de présence sem­blable à celui que le flo­con peut éveiller :

Neige
Fugace sur l’écharpe, sur le gant
Comme cette illu­sion, le coquelicot,
Dans la main qui rêva, l’été passé
Sur le chemin par­mi les pier­res sèches,
Que l’absolu est à portée du monde
. [11]

La fleur de l’oubli porte la couleur d’un monde aboli. Dans la dernière stro­phe de ce poème, le rouge ren­voie au livre du mythe, et non à celui du réel : « Cir­cé / Sous sa per­go­la d’ombres, l’illuminée, / N’eut pas de fruits plus rouges » [12]. Le flo­con éphémère est une « promesse » plus vive de « lumière » pour celui qui renonce aux images cri­ardes des « illu­mi­na­tions » et aux leur­res de l’esprit.

L’ambition de lucid­ité passe étrange­ment par le con­sen­te­ment à un cer­tain mys­tère, le mys­tère de ce qui se donne sans livr­er d’abord son sens ou sans s’inscrire dans une lec­ture déjà don­née. C’est l’énigme de ce qui s’offre à la per­cep­tion dans le temps avant de dis­paraître, comme ces « infimes mar­ques devant la porte » [13]  que le poète décou­vre « juste avant l’aube ». L’écriture ne peut avoir la pré­ten­tion de fix­er une man­i­fes­ta­tion de l’être dans une accep­tion de celui-ci que le con­cept méta­physique aurait défi­ni. Le livre poé­tique man­i­feste alors dans sa forme et ses motifs la fragilité de sa pro­pre entre­prise, qui laisse une part du monde en blanc. Les tem­ples grecs de Geneviève Asse aux lignes brouil­lées par une encre insuff­isam­ment dense mar­quent à la fois l’ambition d’une archi­tec­ture éter­nelle, incon­testable, et le néant dont ils sur­gis­sent et dont ils por­tent la trace. L’écriture n’est pas elle-même inscrip­tion dans le mar­bre. L’imagination matérielle des textes la ren­voie davan­tage au domaine de l’impalpable : « Un peu de vent / Ecrit du bout du pied hors du monde » [14]. Le livre prend le risque de faire écho à cette voix enten­due « à l’avant du monde » [15], sans pou­voir en départager la dimen­sion onirique. Mais dès lors, l’évocation se donne pour un sim­ple un reflet mou­vant du réel : les con­tours s’effacent « Dans la brume des corps qui vont dans la neige » [16]. Pareil à l’enfant dessi­nant sur la vit­re, le poète fait l’expérience d’une présence tou­jours au-delà de la trans­parence et d’une matière tou­jours en métamorphose :

Il voit
Des gouttes se for­mer là où il cesse
D’en pouss­er la buée vers le ciel qui tombe.
[17]

Une matière prend forme, mais dans un autre état (liq­uide et non gazeux) et lorsque le geste de trac­er s’arrête : la déf­i­ni­tion que l’écriture donne d’elle-même est paradoxale.

Le mod­èle matériel du livre est la neige, pure blancheur du monde sus­cep­ti­ble de recevoir des signes qui s’effacent et tou­jours elle-même en dis­pari­tion. Elle s’apparente au matéri­au déli­cat, « broderie » ou tis­su, « ourlet de neige » [18], qu’il faudrait coudre comme les pages d’un livre. Ce livre rêvé rassem­blerait  et raviverait la lumière de réel épars, comme « La neige de print­emps, / La plus habile / A recoudre les déchirures du bois mort / Avant qu’on ne l’emporte puis le brûle » [19]. Le « man­teau léger, / Presque rien que de brume et de broderie » de la « Madone de mis­éri­corde de la neige » dans « La vierge de mis­éri­corde » révèle égale­ment le désir d’un livre pro­tégeant la « présence » du monde à l’abri de sa couverture :

Con­tre ton corps
Dor­ment, nus,
Les êtres et les choses, et tes doigts
Voilent de leur clarté ces paupières clos­es.
[20]

Trans­for­mant en neige l’icône en robe ver­meille de Piero del­la Francesca, dans le Polyp­tyque de la Mis­éri­corde [21], Yves Bon­nefoy con­fère la fac­ulté de com­pas­sion à celle qui va dis­paraître. Toute­fois l’image sem­ble faire une part trop belle au rêve d’une alliance sta­tique de la con­science et du monde qui con­tred­it aus­si, chez le pein­tre du Quat­tro­cen­to, le par­ti pris du vis­i­ble le plus con­tin­gent [22]. Or c’est d’abord le mou­ve­ment qui opère la ren­con­tre  des signes et du réel. Dans le poème final « La seule rose », le poète préfère aux ten­ta­tives géométriques des archi­tectes Alber­ti, Brunelleschi, San Gal­lo et Pal­la­dio la forme « qu’a pénétrée la brume qui s’efface » [23]. L’écriture s’inspire de la « nature des choses » elles-mêmes, ain­si évo­quée par le poète dans « De natu­ra rerum » :

Lucrèce le savait :

Ouvre le coffre,
Tu ver­ras, il est plein de neige
Qui tour­bil­lonne.
[24]

Selon le poète latin, « la nature entière, donc telle qu’en soi-même, / est for­mée de ces deux choses : les corps et le vide / Où ils sont placés et se meu­vent diverse­ment » [25]. Loin d’une sat­u­ra­tion de la représen­ta­tion et du sens, le livre d’Yves Bon­nefoy est un « cof­fre » béant sur l’instabilité des signes et le vide où ils se meu­vent et meurent. Seule cette accep­ta­tion du risque max­i­mal, celui du néant, per­met de déchir­er le voile dont la « Vierge de mis­éri­corde » cou­vre les « paupières closes » :

J’avance. Mais se prend
Mon écharpe à du fer
Rouil­lé, et se déchire
En moi l’étoffe du songe.
[26]

Le miroir d’une con­science refor­mu­lant le monde selon ses désirs et ses besoins se brise. La déchirure fait signe d’une porosité néces­saire du livre au monde, d’une con­ti­nu­ité de la neige et du dire :

J’avance dans la neige, j’ai fermé
Les yeux, mais la lumière sait franchir
Les paupières poreuses, et je perçois
Que dans mes mots c’est encore la neige
Qui tour­bil­lonne, se resserre, se déchire.
[27]

L’absence de sens dans le chaos d’une écri­t­ure qui n’ordonne pas le réel donne sa chance à cette écri­t­ure de se faire le lieu d’une réc­on­cil­i­a­tion des con­traires. Le poème « L’été encore » se clôt sur l’évocation de cette sai­son en plein cœur de l’hiver :

Et on essaye de lire, on ne com­prend pas
Qui s’intéresse à nous dans la mémoire,
Sinon que c’est l’été encore ; et que l’on voit
Sous les flo­cons les feuilles, et la chaleur
Mon­ter du sol absent comme une brume.
[28]

Le livre saisi par la fini­tude (« l’encre en a blanchi » [29]) se fait le lieu d’un don d’attention, de recon­nais­sance. La parole de l’autre est là, partagée au-delà de son absence, comme une chaleur intérieure. 

La dimen­sion éthique du livre passe ain­si par son alliance au temps humain. Le livre ne s’érigera pas en dehors des lim­ites et du mou­ve­ment de la fini­tude. La neige est perçue dans sa tur­bu­lence phénomé­nale et non dans son éten­due figée. L’événement du livre réside dans l’avènement éphémère de la neige, comme le sug­gère le titre Début et fin de la neige. Le sujet du livre est l’intervalle prob­lé­ma­tique de la « présence » tout autant que le pas­sage. Mais celui-ci imprime sa dynamique con­tin­uelle au texte. Le dis­posi­tif du pliage à la chi­noise dans l’édition de 1989 sup­pose un par­cours de lec­ture qui fran­chisse la lim­ite de la pre­mière face des pages, et impose de retourn­er le livre comme si la parole n’était mar­quée d’aucun achève­ment pos­si­ble, et devait se pour­suiv­re dans la blancheur, dans « D’autres voies », titre orig­inel de « La seule rose ». Le livre ne fixe aucun sens défini­tif. La pre­mière sec­tion de « La grande neige » mul­ti­plie les mar­ques tem­porelles : « Pre­mière neige tôt ce matin », « Sec­onde vers midi », « Puis, vers le soir » [30], dans le pre­mier poème. La con­science est tra­ver­sée d’un déroule­ment rapi­de mais la parole nous con­te l’histoire d’une dis­pari­tion plutôt que d’une prolifération :

Hier encore
Les nuages passaient
Au fond noir de la chambre.
Mais à présent le miroir est vide.
[31]

L’écriture de « La grande neige » creuse à tra­vers la brièveté des textes et l’extrême sim­plic­ité syn­tax­ique, réduite par­fois à la phrase nom­i­nale, un vide essen­tiel à l’écoute du monde dans le livre. Celui-ci renonce à faire de ses signes un « miroir » mimé­tique. Une autre ten­ta­tion con­sis­tant à figer l’instant, seule mesure de présence sai­siss­able, est écartée. Le « désir / D’assurer l’éternel » au flo­con, dans « Le peu d’eau » [32] échoue :

Mais déjà il n’est plus
Qu’un peu d’eau, qui se perd
Dans la brume des corps qui vont dans la neige.
[33]

C’est l’équivalent de l’écriture elle-même, gag­née par la fini­tude, lorsqu’elle « se dis­sipe, sa tâche faite » [34].

La sec­tion « La grande neige » for­mule ain­si le réc­it impos­si­ble d’un non-événe­ment, ou d’un événe­ment qui cesse de se pro­duire : elle se clôt sur « Le dernier flo­con de la grande neige »[35] et le sim­ple con­stat : « je crois com­pren­dre / Qu’il a cessé de neiger »[36]. La durée du livre n’a pas per­mis de bâtir sur les signes évanes­cents un sens du monde émanant d’une pro­gres­sion ordon­na­trice. Mais le mou­ve­ment a pour­tant été celui d’une révéla­tion : « Il sem­ble que l’esprit en soit plus clair / Qui perçoit mieux le silence des choses »[37]. L’accès au « rien » équiv­aut à celui du « tout » selon le titre du poème « Le tout, le rien »[38], et con­for­mé­ment au principe de réversibil­ité qui régit le maniement de l’objet. Le « rien », c’est ce qui reste une fois dis­sipée l’illusion d’un monde éter­nel, orig­inel ou à venir. Le livre de neige s’oppose en cela au Livre sacré, por­teur d’un espoir de Par­adis éter­nel. Début et fin de la neige ne pour­ra ouvrir « au jardin / De plus que le monde »[39]. Le jardin d’Eden du poème « Les pommes » est au con­traire celui de la fini­tude : les fruits atten­dent « après la chute des feuilles »[40] et elles ne sont pas cueil­lies. Le livre vise une sagesse qui ne soit ni con­nais­sance, ni com­préhen­sion, mais joie de l’immédiateté du réel, sem­blable à celle de l’enfant devant la neige : « ce cri, ce rire / Que j’aime, et que je trou­ve méditable »[41].

Le chemin de la révéla­tion est tracé au cen­tre du recueil dans le poème « Hop­kins For­est » à tra­vers le rap­proche­ment d’un « rêve » et d’un « sou­venir »[42], autour du motif com­mun d’un ciel vide asso­cié à des « agré­gats de formes d’aucun sens », au « désor­dre des mots »[43]. La dis­si­pa­tion des anci­ennes croy­ances sym­bol­ique­ment asso­ciées au « ciel » se pro­longe dans la forme du livre, mar­qué d’un bout à l’autre par l’incertitude, la mobil­ité des sig­ni­fi­ca­tions et l’écoulement tem­porel. Mais cette ouver­ture à l’aléa du phénomène vis­i­ble per­met le sur­gisse­ment d’un objet ou d’un être du monde qui tout à coup nous requiert intime­ment, comme écla­tant pour nous dans le néant. C’est ce qu’Yves Bon­nefoy appelle la « présence » et qui troue la blancheur silen­cieuse de la neige ici et là dans le livre avant de dis­paraître. Dans « Hop­kins For­est », elle prend la forme d’une « grande pho­togra­phie de Baude­laire » et d’une planche col­orée « comme un qui sor­ti­rait du sépul­cre et, riant : / « Non, ne me touche pas », dirait-il au monde »[44]. De même, dans « Noli me tan­gere »[45], le nou­veau dieu choisit l’être ténu et fugace du flo­con pour venir au monde.

Livre de la méta­mor­phose, des volutes neigeuses et des jeux de miroirs, Début et fin de la neige est-il un livre baroque ? Il faut le retourn­er pour le lire jusqu’au bout mais la seule vérité qu’il s’accorde à partager est le sens de la van­ité des signes et de la tran­scen­dance du réel. Dans un mou­ve­ment de com­pas­sion qui épouse les apparences sen­si­bles, il ouvre pour­tant la con­science à la dimen­sion spir­ituelle de l’être qui se man­i­feste dans la présence émou­vante d’un objet du monde et dans une parole partagée. Selon Yves Bon­nefoy, dans Rome, 1630, son essai sur le baroque de 1970, « l’art du Bernin, s’il faut le dire d’un mot, c’est le mou­ve­ment recom­mencé de la foi »[46]. Celle qui s’exprime dans Début et fin de la neige ne suit pas l’élan des tor­sades ascen­dantes d’un Bal­daquin sur­plom­bées par des anges : elles dessi­nent celles d’un flo­con qui tombe sur la terre avec une grâce légère.

 

Cet arti­cle a fait l’ob­jet d’une paru­tion dans la revue Le Bateau Fan­tôme n°4, “le livre”, 2004, dossier spé­cial Yves Bon­nefoy. Avec l’aimable autori­sa­tion de Math­ieu Hilfiger.

 

[a] P. 146.

[b] P. 121.

 


[1] Ce livre a été pub­lié par Jacques T. Quentin, à Genève. Sa descrip­tion com­plète fig­ure dans Yves Bon­nefoy, Ecrits sur l’art et livres avec les artistes, Paris, Flam­mar­i­on, Tours, ABM, 1993, p. 151. Le recueil de 1989 com­porte qua­torze poèmes. Il est repris en ver­sion défini­tive (Début et fin de la neige suivi de Là où retombe la flèche ) au Mer­cure de France en 1991 puis chez Gal­li­mard, col­lec­tion « Poésie », 1995 : Ce qui fut sans lumière suivi de Début et fin de la neige et de Là où retombe la flèche.

[2] « La grande neige », in Début et fin de la neige, repris dans Ce qui fut sans lumière, Paris, Gal­li­mard, col­lec­tion « Poésie », 1995, p. 111.

[3] Ibid.

[4] P. 119.

[5] P. 116.

[6] P. 139.

[7] P. 141.

[8] Tra­duc­tion d’André Rochon, Antholo­gie bilingue de la poésie ital­i­enne, Paris, Gal­li­mard, col­lec­tion de la Pléi­ade, 1994, p. 217.

[9] P. 124.

[10] P. 125.

[11] P. 115.

[12] Ibid.

[13] p. 125.

[14] p. 111.

[15] P. 113.

[16] P. 114.

[17] P. 113.

[18] P. 118.

[19] « Le tout, le rien », p. 139.

[20] P. 116.

[21] Pina­cote­ca Comu­nale, San Sepolcro.

[22] Dans le Polyp­tyque de la Mis­éri­corde, c’est par exem­ple le jeu des ombres sur les vis­ages et les corps. Yves Bon­nefoy a exposé cette con­tra­dic­tion dans deux essais : Le Temps et l’Intemporel, 1959, et L’Humour, les ombres portées, 1961.

[23] P. 147.

[24] P. 122.

[25] « omnis, ut est, igi­tur per se natu­ra duabus / Con­sti­tit in rebus ; nam cor­po­ra sunt, et inane / haec in quo sita sunt et qua diver­sa moven­tur. », tra­duc­tion de José Kany-Turpin, in Lucrèce, De la nature, Paris, GF Flam­mar­i­on, 1997, p. 74–75.

[26] P. 117.

[27] P. 119.

[28] P. 119.

[29] P. 119.

[30] P. 111.

[31] P. 112.

[32] P. 114.

[33] Ibid.

[34] « Les flam­beaux », p ; 130.

[35] « Noli me tan­gere », p. 124.

[36] P. 125.

[37] Ibid.

[38] P. 137.

[39] P. 117.

[40] P. 118.

[41] « Le tout, le rien », p. 139.

[42] p. 134.

[43] P. 133–134.

[44] P. 135.

[45] P. 124.

[46] Yves Bon­nefoy, Rome 1630, Paris, édi­tion Flam­mar­i­on, col­lec­tion « Champs », 2000, p. 33.

 

 

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