La récente édi­tion des œuvres com­plètes de Patrizia Vicinel­li (1943–1991), accom­pa­g­née d’une antholo­gie de per­for­mances filmées, per­met de mesur­er la force d’une œuvre qui rend à la poésie son ambi­tion d’art total. Pour Patrizia Vicinel­li poésie graphique, poésie sonore et écri­t­ure ne sont que trois facettes d’un même geste. Ses œuvres graphiques, y com­pris les plus abstraites, sont la visu­al­i­sa­tion de per­for­mances vocales allant de la réc­i­ta­tion épique à la proféra­tion com­bi­na­toire de phonèmes.

L’apprentissage de Patrizia Vicinel­li est mar­qué par deux grands « maîtres » de l’écriture expéri­men­tale, Emilio Vil­la et Adri­ano Spa­to­la, ain­si que par la par­tic­i­pa­tion à la néo-avant-garde, à laque­lle elle adhère en 1966, deux ans avant l’implosion du mou­ve­ment. Ses pre­miers poèmes illus­trent déjà une vir­u­lente cri­tique du lan­gage, comme dans cet extrait daté de 1962 (nous traduisons) 

Ta langue est une langue fourchue et nous
la réduirons en lamelles, la tienne et le langage
de tous

Cette langue fourchue, sym­bole d’une duplic­ité ser­pen­tine, sera réduite en lamelles, pul­vérisée, selon le pro­gramme avant-gardiste, et recon­stru­ite à nou­veau pour remédi­er à son appau­vrisse­ment cul­turel et moral : « notre alpha­bet a telle­ment  / peu de let­tres que j’ai honte », dit un poème daté de 1963.

Refaire un alpha­bet ex nihi­lo, repar­tir par la toute pre­mière let­tre : tel serait l’objectif de à, a, A, un recueil de poésie visuelle et sonore paru en 1967, dédié à Emilio Vil­la (la ver­sion numérique est con­sultable ici). L’ouvrage est com­posé de séquences typographiques, d’enchaînements de lap­sus, de cal­ligrammes abstraits jouant délibéré­ment avec l’illisible. Plusieurs langues sont con­vo­quées pour com­pli­quer le jeu : ital­ien, français et anglais. à, a, A est aus­si le bruit d’un rire sonore, ter­ri­fi­ant. Cet autre extrait, en français dans le texte, est représen­tatif d’un tel sar­casme multilingue :

ZZZZZZZ, zed zed : atten­tion attention
l’imprévu de la mai­son neuve imprévu
votre Q. I. c’est inférieur ∞.

L’esprit de lib­erté ver­bale et de déri­sion poé­tique de 1968 n’est pas loin. Mais 1968 est aus­si la date du dur­cisse­ment des appareils de pou­voir face à toute forme de con­tes­ta­tion. Cette année, un proche de Patrizia Vicinel­li, l’intellectuel et ancien résis­tant Aldo Braiban­ti, est con­damné à la prison en rai­son de son homo­sex­u­al­ité ; son ex com­pagnon est envoyé en cure d’électrochocs. (Cf. la note his­torique de Maria Ser­e­na Palieri). Patrizia Vicinel­li, avec d’autres intel­lectuels ital­iens, dénonce cet abus judi­ci­aire. Elle est alors pour­suiv­ie pour déten­tion de haschich et con­damnée à la prison. Sa fuite au Maroc lui per­met d’échapper tem­po­raire­ment (cet exil nour­rit cer­tains pas­sages de Non sem­pre ricor­dano) mais lors de son retour en Ital­ie, elle est empris­on­née à Rebib­bia (1977–78). Elle y écrit une adap­ta­tion théâ­trale de Cen­drillon qu’elle met en scène avec des détenues. 

Dernière page de Apoth­e­o­sis of a schizoid woman (1979). Source : archiv­io Mau­r­izio Spatola.

L’ouvrage Apoth­e­o­sis of a schizoid woman (1979) souligne l’approfondissement des travaux graphiques de Patrizia Vicinel­li. Ce livre de col­lages et de poèmes visuels est imprimé en sens inverse : il se lit de droite à gauche. Le titre détourne un célèbre morceau de pro­gres­sive rock « 21st Cen­tu­ry Schizoid Man », en affir­mant à la fois la force et la fragilité d’un sujet féminin. Le dis­cours poli­tique est égale­ment présent. Dans un des col­lages d’Apoth­e­o­sis of a schizoid woman se détache le titre suiv­ant : « La police voit dans le sui­cide d’un anar­chiste détenu un « acte d’auto-accusation ».

L’allusion aux empris­on­nements et aux meurtres poli­tiques revient de manière cen­trale dans Non sem­pre ricor­dano (1986), « poème épique » en huit sec­tions, con­sid­éré comme le chef d’œuvre de Patrizia Vicinel­li. Pen­sé graphique­ment comme un daz­ibao (un pro­jet de départ com­por­tait plusieurs affich­es illus­trées), ce long poème s’inspire de la rhé­torique du man­i­feste. Cris de vio­lence, slo­gans poli­tiques énon­cés en let­tres majus­cules sont alternés à des moments oniriques et vision­naires. En huit par­ties s’alternent des scènes de guerre, de pas­sion et d’extase, dens­es d’allusions his­toriques et mythologiques.

Non sem­pre ricor­dano est aus­si un poème « épique » au féminin, à lire à côté de La libel­lu­la d’Amelia Rossel­li. Les deux poèmes ont en com­mun le détourne­ment de références patri­ar­cales, invo­quées au début pour mieux être ren­ver­sées : les « esprits des saints endormis » au début de Non sem­pre ricor­dano rap­pel­lent les « saints pères » de La libel­lu­la. Autre con­ver­gence frap­pante, la poésie de Patrizia Vicinel­li est mar­quée par un fort mul­ti­lin­guisme : des frag­ments entiers de Non sem­pre ricor­dano sont en anglais, cer­tains mots en français. Tout le texte est émail­lé d’exclamations en d’autres langues qui mul­ti­plient ce cri : « Babel restait intacte et hurlante » (Non sem­pre ricor­dano, VII).  

Une autre poésie ital­i­enne a don­né il y a quelques temps une tra­duc­tion du poème « l’arbre de Judas ». Nous pro­posons ici un extrait de la deux­ième par­tie du poème Non sem­pre ricordano. 

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Emilio Sciarrino

Emilio Scia­r­ri­no est né à Palerme en 1988. Ancien élève de l’École Nor­male Supérieure de Paris, agrégé d’Italien, il est doc­tor­ant-moni­teur à l’Université Paris III en Études Ital­i­ennes. Il tra­vaille actuelle­ment à une thèse sur le mul­ti­lin­guisme dans la lit­téra­ture ital­i­enne de la deux­ième moitié du XXème siè­cle, sous la direc­tion de Jean-Charles Veg­liante. Il col­la­bore avec des revues telles que Fab­u­la, Fixxions, ou Non­fic­tion. Il a pub­lié un recueil de nou­velles, L’Ora(n)ge, et récem­ment un roman, L’ère des sépa­ra­tions (Emue).