L’écri­t­ure de Christophe Dek­er­pel “opère tel un chirurgien”, s’im­misce dans les inter­stices où sub­terfuge, méta­mor­phoses, “frelon vire­voltant” dans la boîte crâni­enne, hal­lu­ci­na­tions, (d-)ébats dans le liq­uide nourrici­er amni­o­tique, petites tor­tures et dévo­ra­tion expri­ment la faim de corps, encore. Corps / Il-île d’élu­ci­da­tion et de pul­sions ; corps / Elle-ailes engluées dans son cock­pit char­nel, affamées de cos­mos & d’in­fi­ni en aléas rêvés en méta­mor­phoses (“avant (l’)ultime étape, avant cet anéan­tisse­ment, il fal­lait (…) revenir au monde, renaître au monde dans le corps, dans la douleur, dans la douleur du corps”). Elle cogne, cette douleur„ dans le ven­tre (au creux du ven­tre du cos­mos-corps voué à la lumière ultime / extrême du monde galac­tique où la dis­so­lu­tion, l’ex­tinc­tion du corps sin­guli­er se répan­dra dans la matière du grand cos­mos pour “devenir lumière (…), pour redevenir…hydrogène” et “héli­um”, élé­ments numéro 1 et 2 dans le classe­ment du tableau péri­odique des élé­ments de Mendeleiv et élé­ments con­sti­tu­ant des étoiles, du soleil.” (Christophe Dek­er­pel – in cor­re­spon­dance avec M.C‑Demarcy ; été 2016). Expan­sion post-mortem du corps que l’on retrou­ve dans le dernier texte du recueil : “J’éteins leur lumière pour enfin me faire lumière. Je me désha­bille, rends mon tabli­er, me débou­tonne, me décein­ture, me dégrafe, me déleste, me déchev­elle, me désor­bite, me démem­bre, me dépèce, me dés­in­car­ne, me désosse, me draine, m’essore, m’étiole, m’évapore, m’hydrogène et m’hélium.

En atten­dant cette délivrance inter­stel­laire galac­tique du corps-matière, la course du sang y pour­suit son rythme car­diaque d’af­flux vifs dans la car­casse vivante.

Empris­on­né dans sa déter­mi­na­tion sex­uelle jusqu’à ten­ter la nuit son trav­es­tisse­ment (Texte 1.), vis­ité par la sub­stance arti­fi­cielle d’un médica­ment ‑per­son­nifié- dont nous suiv­ons le tra­jet / poème-réc­it jusqu’au cerveau (Texte 7.), noyé dans “le liq­uide nourrici­er”, lig­oté dans l’air asphyx­ié de la cage tho­racique, clô­turé dans l’e­space pré-natal prêt d’é­clore son cri pri­mal de délivrance (Textes 3. & 4.), lim­ité par les pri­va­tions de la vieil­lesse (“la vieil­lesse est une pri­va­tion de nos droits”, Texte 9.), vio­len­té par la bar­barie de la guerre (Texte 8.), … ‑le corps, encore exulte dans cet opus de Christophe Dek­er­pel, exècre, exalte, exhausse par l’écri­t­ure les mots de sa lutte vers sa libéra­tion, après les déchire­ments, après avoir man­qué d’e­space (“(…) je  manque d’air, j’ai faim, je dois ingur­giter. Je manque de place, je dois m’enfuir.” Jusqu’à invo­quer qu’on veuille bien taire ce “frelon vire­voltant” à ren­dre fou, le jour, la nuit, la tête.

D’univers onirique ou tout en nuances sug­ges­tives, les textes de De corps, encore ne dévoilent pas mais four­nissent au lecteur, par le biais de procédés ou fig­ures lit­téraires (liponymie, non accord des par­ticipes passés pour jouer l’ambiguïté de sexe des per­son­nages, jeux de mots, dou­bles sens, … influ­ence de l’Oulipo…) et le style, des pièces d’un puz­zle dont il est lui-même (et le lecteur l’est à son tour), l’agenceur.

Un recueil à la hau­teur du “kaléi­do­scope de rouge, de bleu, de brun et de sang” éclairé par le trash char­rié par les aléas de l’existence, la car­casse vivante même dans “le flasque et le répug­nant”, depuis “le bouil­lon­nement de la matrice” jusqu’à l’évaporation du corps expul­sé / exprimé / explosé en des années-vies, dans l’immensité du cos­mos, où devenir lumière, sa pro­pre lumière…

À par­tir du texte 11. inclus, le texte inter­cède l’horreur à son corps d’écriture. Celui-ci, comme son pen­dant char­nel, s’ouvre à des inter­stices de sor­dide explo­sion. Jusqu’au qua­si-insouten­able. Et c’est fort. Corps intro­duit par le canon d’un flingue comme un sexe à l’offensive. Extrême vio­lence. Dont le parox­ysme trace l’injection du malin plaisir, le jet incon­trôlable mais délec­té d’une revanche, d’une révolte, d’une rage à mort –évac­u­a­tion par la mise à mort de l’Autre et / ou de soi dans l’ultime cri de corps, encore.

Ce recueil se sig­nale tel un va-et-vient entre pléni­tude et vide pour lever au final une lame de fond, fatale.

Oui, De corps, encore de Christophe Dek­er­pel qui signe ici son pre­mier opus, file l’ouate sérophile essuyant le jus des gestes fatals, d’extrêmes lim­ites trans­gressées, implaca­bles –seule issue de recours au vacarme assour­dis­sant, inouï, et blessures ouvertes par la souf­france intéri­or­isée. Souf­france à évac­uer de l’humiliation, de l’anéantissement, de la vieil­lesse, de la soli­tude, de la vio­lence (“Je n’en peux plus. Je veux en finir, je dois en finir. Je vais par­ler, je dois par­ler. Je veux que tout cela s’arrête. Qu’ils me traque­nt, qu’ils me retrou­vent et qu’ils me fassent sauter le crâne. Oui, c’est ça, venez me faire sauter le crâne ! Soyez courageux, mon­trez-vous. Vous ne faites donc rien ! Vous êtes des lâch­es ! Je vais donc devoir le faire à votre place. Je ne vous attendrai pas, bande d’ordures, bande de salopards. Détente. Balle. Canon. Rouge.”  / “Les voisins doivent penser que je perds pied de jour en jour ; mais je ne fais que vom­ir ma rancœur con­tre ce sexe déglin­gué. Il pour­rait être mon unique et ultime petite dis­trac­tion, capa­ble de me men­er pais­i­ble­ment et avec délec­ta­tion jusqu’au bout de cette vie de doutes et de dés­espoirs, mais non, il faut encore que cela me soit retiré. Alors, plutôt crev­er. La vieil­lesse est une pri­va­tion de nos droits. Alors oui, je veux crev­er. Foutez-moi la paix.” / “Tu me regar­dais, moi, pleu­rant sur le bord du lit. Tu pen­sais que je dor­mais. Tu tenais ce rasoir. Tu l’as douce­ment fait gliss­er sur mon corps, puis dans mon corps. Tu l’as découpé. Je n’ai pas cil­lé. Je n’ai pas hurlé. C’est ce que je désir­ais.

L’horreur, via la poésie, frappe son texte –en pro­fondeur. S’incruste / s’enfonce dans les tiédeurs, les sueurs froides du corps de notre attention.

À lire, sur le fil à l’écoute des mots / maux de corps, encore.

La poésie ici de Christophe Dek­er­pel ne “fait pas dans la den­telle” –cette résille frag­ile et cass­able de nos car­cass­es- et mar­que une écri­t­ure remarquable.

Des corps en berne, exposant leurs lam­beaux avec fra­cas ou en silence. Des corps en échos et qui se répon­dent par­fois, par corps de textes inter­posés (texte 3. & 4. ; texte 14. & 20.) –qui réson­nent en bouil­lon­nement intérieur et fra­cassent nos digues, boîte crâni­enne, réseau de veines –jusqu’au parox­ysme (texte 12).

 

Et où sont passés tous ces fris­sons, tous ces moments de joies, d’insouciance ? Je ne les ressens plus, je me les remé­more, je ne peux que cela. Et le temps glisse, irrémé­di­a­ble­ment, jusqu’à la chute. Jeunesse fugace. Ce qu’il reste après l’enfance est déjà un avant-goût de notre future longue absence. Le sexe, lui aus­si, oublie et aban­donne. Des corps et des corps, encore et encore, de décors en car­ton-pâte, en illusions.
Devant ce vide insond­able, innom­ma­ble, je préfère par­tir, là-bas. Mais je sais que cet ailleurs sera ce même ici, lourd de sou­venirs, de sou­venirs pesants, aux effluves nos­tal­giques d’un embrun, d’une lagune por­tant dans ses rêves des bais­ers, autre­fois, presqu’îles.
Je marche loin devant, aban­don­nant mon corps, anky­losé, trop grand, fausse­ment plis­sé. Je le dépose sur le bord de la route, dans l’ornière que le temps a su creuser lâche­ment depuis mon pre­mier souf­fle ; je peux enfin être seul et moi-même jusqu’à mon dernier.

 

(cet arti­cle a été précédem­ment pub­lié sur La Cause Littéraire)

 

*

 

image_pdfimage_print
mm

Murielle Compère-Demarcy

‣Je marche— poème marché/compté à lire à voix haute et dédié à Jacques DARRAS, éd. Encres Vives, 2014 ‣L’Eau-Vive des falais­es, éd. Encres Vives, 2014 ‣Coupure d’élec­tric­ité, éd. du Port d’At­tache, 2015 ‣La Falaise effritée du Dire, éd. du Petit Véhicule, Cahi­er d’art et de lit­téra­tures n°78 Chien­dents, 2015 ‣Trash fragilité (faux soleils & drones d’ex­is­tence), éd. du Cit­ron Gare, 2015 ‣Un cri dans le ciel, éd. La Porte, 2015 ‣Je Tu mon AlterÉ­goïste, éd. de l’Ecole Poly­tech­nique, Paris, 5e, 2016 ‣Sig­naux d’ex­is­tence suivi de La Petite Fille et la Pluie, éd. du Petit Véhicule, coll. de La Galerie de l’Or du Temps ; 2016 ‣Co-écri­t­ure du Chien­dents n°109 Il n’y a pas d’écri­t­ure heureuse, avec le poète-essay­iste Alain MARC, éd. du Petit Véhicule ; 2016 ‣Le Poème en marche suivi par Le Poème en résis­tance, éd. du Port d’Attache ; 2016 ‣Dans la course, hors cir­cuit, éd. Tar­mac, coll. Car­nets de Route ; 2017 ; réédi­tion aug­men­tée en 2018 ‣ Poème-Passe­port pour l’Exil, avec le poète et pho­tographe (“Poé­togra­phie”) Khaled YOUSSEF éd. Corps Puce, coll. Lib­erté sur Parole ; mai 2017 ‣ Nantes-Napoli, français-ital­iano tra­duc­tions de Nun­zia Amoroso, éd. du Petit Véhicule, Cahi­er d’art et de lit­téra­tures n°121, vol.2, Chien­dents, 2017 ‣ … dans la danse de Hurle-Lyre & de Hurlevent…, éd. Encres Vives, coll. Encres Blanch­es n°718, mai 2018 ‣ L’Oiseau invis­i­ble du Temps, éd. Hen­ry, coll. La Main aux poètes ; octo­bre 2018 ‣ Ate­lier Cau­da, clap ! et Illus­tra­tions in Pein­dre de Jacques Cau­da, éd. Tar­mac ; novem­bre 2018 [Trilo­gie Jacques Cau­da : LA TE LI ER et LES BERTHES, Z4 Edi­tions + PEINDRE, éd. Tar­mac] ‣ Alchimiste du soleil pul­vérisé, poème à Antonin Artaud, Z4 édi­teur, coll. « La diag­o­nale de l’écrivain » ; jan­vi­er 2019 ‣ Fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal, éd. du Petit Véhicule, coll « La Galerie de l’Or du Temps » ; 2019 ‣ Dans les Lan­des de Hurle-lyre, Z4 Edi­tions ; 2019 ‣ L’écorce rouge suivi de Prière pour Notre-Dame de Paris et de Hurlement, Z4 Edi­tions, coll. « Les 4 saisons » ; févri­er 2020 ‣ Voy­age Grand-Tour­nesol, Murielle Com­père-Demar­cy (MCDem.) / Khaled Youssef, avec la par­tic­i­pa­tion de Basia Miller, Pré­face de Chiara De Luca, éd. Z4 édi­tions ; sep­tem­bre 2020 Pub­li­ca­tions en revues : Nunc, Les Cahiers de Tin­bad, Cahiers inter­na­tionaux lit­téraires Phoenix, FPM-Fes­ti­val Per­ma­nent des Mots, Poésie/première, Ver­so, Décharge, Tra­ver­sées, Trac­tion-Bra­bant, La Passe, Mille et Un poètes (avec « Lignes d’écriture » des édi­tions Corps Puce), Nou­veaux Dél­its, Microbes, Comme en poésie, Poésie/Seine, Cabaret, Revue Con­cer­to pour marées et silence, Revue Méninge, … ; sur espaces numériques Pos­si­bles revue men­su­elle de poésie en ligne dirigée par Pierre Per­rin (n°36, n°44, n°47), Recours au poème, Terre à ciel, lelitteraire.com, Sitaudis.fr, Lev­ure lit­téraire, Le Cap­i­tal des Mots, Poésie en lib­erté, Ce qui reste, poe­siemusik, … Antholo­gies : “Sans abri”, éd. Janus, 2016 ; “Au Fes­ti­val de Con­cèze”, éd. Comme en Poésie, 2017 ; Poésie en lib­erté (antholo­gie numérique pro­gres­sive) en 2017 et 2018 ; “Tis­serands du monde”, Mai­son de la Poésie du Velay-Forez, 2018 ; citée dans Poésie et chan­son, stop aux a pri­ori ! de Matthias Vin­cenot, aux édi­tions For­tu­na (2017), … Rédac­trice à La Cause Lit­téraire, écrit des notes de lec­ture pour La Revue Lit­téraire (éd. Léo Scheer), Les Cahiers de Tin­bad, Tra­ver­sées, les Cahiers inter­na­tionaux de créa­tion lit­téraire Phoenix, Revues en ligne Poez­ibao, Recours au Poème en tant que con­tributrice régulière, Ter­res de femmes, Terre à ciel, Sitaudis.fr, Tex­ture, Zone Cri­tique, Lev­ure Lit­téraire, … Lec­tures publiques : Mai­son de la Poésie à Amiens ; Marché de la Poésie, Paris,6e ; Salon de la Revue (Hall des Blancs-Man­teaux dans le Marais, Paris 4e) ; dans le cadre des Mardis lit­téraires de Jean-Lou Guérin, Place Saint-Sulpice (Paris, 6e) ; Fes­ti­val 0 + 0 de la Butte-aux-Cailles, Paris 4e ; #Melt­ing Poètes à la Galerie de l’Entrepôt (Paris, 14e) ; auteure invitée aux Fes­ti­val de Mont­meyan (Haut-Var) [août 2016 + août 2018] ; au Fes­ti­val Le Mitan du Chemin à Camp-la-Source en avril 2017 /[Région PACA] ; au Fes­ti­val DécOU­VRIR-Con­cèze (Cor­rèze) en août 2018 ; poète invitée à L’Agora, Paris 14e pour une Lec­ture musi­cale & poé­tique – Soirée André Prod­homme (poète) & Alain Chapelain (musi­cien-poète), … Invitée du “Mer­cre­di du poète” ani­mé par Bernard Fournier, le 28 févri­er 2018, au François Cop­pée — 1, Bd de Mont­par­nasse, Paris 6e- présen­tée par Jacques Dar­ras. Lue par le comé­di­en Jacques Bon­naf­fé le 24.01.2017 sur France Cul­ture : https://www.franceculture.fr/emissions/jacques-bonnaffe-lit-la-poesie/courriers-papillons-24-jour-deux-poemes-de-front Son blog “Poésie en relec­tures” est ici : http://www.mcdem.simplesite.com