Maurice Couquiaud

Par | 19 octobre 2014|Catégories : Blog|

Mau­rice Couquiaud fut rédac­teur en chef de la revue Phréa­tique pen­dant 17 ans. Ancien vice-prési­dent du Pen-Club français, il est socié­taire de la Société des Gens de Let­tres, et mem­bre du Cen­tre Inter­na­tion­al de Recherch­es et d’E­tudes Trans­dis­ci­plinaires. Il est l’au­teur de trois essais con­sacrés à ses réflex­ions sur l’é­ton­nement poé­tique et la place de l’homme au sein d’un univers mys­térieux. Par­mi ses recueils pub­liés, cer­tains ont été couron­nés par des jury pres­tigieux, comme ceux de l’A­cadémie française ou de la Société des Gens de Lettres.

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MAURICE COUQUIAUD

Par | 19 octobre 2014|Catégories : Rencontres|

 

J.L.P.- Mau­rice Couquiaud vous venez de faire paraître une antholo­gie de vos poèmes qui cou­vre la péri­ode 1972–2012. 1972 est l’an­née de la pub­li­ca­tion de votre pre­mier recueil. Votre entrée sur la scène poé­tique est bien sûr antérieure. Pour­riez-vous nous en parler ?

M.C.- Il m’est dif­fi­cile d’évoquer une véri­ta­ble entrée sur la scène poé­tique antérieure à 1972. Je me sou­viens seule­ment de quelques dates mar­quantes pour mon chem­ine­ment. En classe de pre­mière (1947), Mr Schmidt, mon excel­lent pro­fesseur de français me pro­posa de présen­ter un exposé devant mes cama­rades sur un poète de mon choix. Ce fut Vigny ! Cette plongée con­scien­cieuse dans une œuvre superbe m’a pro­fondé­ment mar­qué et se trou­ve sans doute à l’origine de mes pre­miers poèmes ain­si que de mon intérêt pour appro­fondir mes con­nais­sances en ce domaine. Adulte, mal­gré une vie pro­fes­sion­nelle très absorbante, j’écrivais un peu, je lisais beau­coup, fréquen­tais en soli­taire quelques asso­ci­a­tions poé­tiques jusqu’au jour où Jean-Pierre Ros­nay, dans son émis­sion sur France-Inter, fit dire par un comé­di­en l’un de mes poèmes en octo­bre 1969 et un autre en décem­bre 1970. Bon encour­age­ment pour pré­par­er mon pre­mier recueil.

 

J.L.P.- Bon encour­age­ment en effet ! Le recueil s’in­ti­t­ule Que l’ur­gence demeure et vous avez eu la bonne idée de l’in­tro­duire dans l’an­tholo­gie par un avant-pro­pos qui le situe dans votre itinéraire. Vous avez aus­si présen­té en regard quelques extraits de com­men­taires que vous avez reçus à son sujet. Ils sont signés Pierre Seghers, Jean Mau­ri­ac, Jean Mal­rieu. Ce dernier vous écrit : « Vous avez réus­si une dif­fi­cile poésie pleine de pitié et d’ex­péri­ence ». Il faut dire qu’il y est ques­tion d’en­fants malades…

M.C.- D’abord un grand bon­heur ! Après plusieurs décep­tions, mon épouse depuis 1960 avait don­né le jour à deux petites filles (1966 et 1967). Ayant subi en 1971 une frac­ture du bras au niveau du coude lors d’une mau­vaise chute, la cadette fut hos­pi­tal­isée pen­dant quelques jours à l’Hôpi­tal des enfants malades. Moments douloureux, aggravés lors de nos vis­ites quo­ti­di­ennes par le ter­ri­ble spec­ta­cle des souf­frances enfan­tines : gamins acci­den­tés, brûlés, mutilés, momies aux regards bril­lants par les petites échap­pées de leurs panse­ments, corps écartelés par des instru­ments bizarres, fri­mouss­es souri­antes der­rière les vit­res d’une cham­bre stérile, cour des mir­a­cles atten­dus dans la salle d’attente des urgences, cour des mir­a­cles espérés dans celle de la radio­thérapie. Bref ! Ces émo­tions ont fait naître une série de poèmes, com­posant le cœur de ce recueil par­mi des textes antérieurs, inspirés par mes expéri­ences per­son­nelles, heureuses ou dif­fi­ciles, au sein d’un monde en muta­tion à tra­vers l’évolution rapi­de des con­nais­sances et des techniques.

 

J.L.P.- À l’é­mo­tion, si chère à Pierre Reverdy, vous avez ajouté ensuite l’é­ton­nement. 1976, l’an­née de la paru­tion de votre deux­ième recueil, L’as­censeur d’im­ages sem­ble indi­quer une direc­tion vers laque­lle vous n’allez cess­er depuis d’avancer.

M.C.- Le style poé­tique de l’époque se divi­sait en plusieurs ten­dances. Cer­taines me déce­vaient large­ment. Les plus clas­siques se noy­aient dans les clichés d’autrefois, et ne pro­po­saient que du mau­vais Lamar­tine, du mau­vais Vic­tor Hugo. Se voulant d’avant-garde, bien des poètes reje­taient l’émotion et les images pour nous livr­er des textes par­faite­ment glacés. Je refer­mais bien des recueils sans avoir ressen­ti le moin­dre plaisir issu d’un partage avec les sen­ti­ments et le tal­ent de l’auteur. Je réfléchis­sais donc sur les meilleurs moyens d’éviter les pièges de l’indifférence. Pourquoi, à tra­vers les siè­cles, des événe­ments divers et des styles dif­férents, cer­tains par­ve­naient-ils encore à me remuer pro­fondé­ment ? Je réal­i­sais peu à peu que les expli­ca­tions intel­lectuelles ou psy­chologiques les plus sincères ne con­dui­saient pas au trou­ble étrange de la véri­ta­ble poésie. Quelques exem­ples ! Vil­lon n’argumentait pas con­tre la peine de mort, il jetait sur notre regard et dans notre cœur la pour­ri­t­ure des pen­dus. Les poètes de la Pléi­ade nous font encore fris­son­ner en glis­sant sub­tile­ment dans notre inquié­tude le pas­sage du temps sur les corps et les amours. Nul besoin d’argumentaire ! Rim­baud ne lance pas une cabale con­tre la guerre. Son dormeur du val nous promène dans le calme mer­veilleux de la nature et brise soudain le charme de la paix avec une remar­que inat­ten­due et ter­ri­ble : Tran­quille. Il a deux trous rouges au coté droit. Voilà le secret ! Le lecteur d’aujourd’hui vibre pro­fondé­ment et sans détour au rythme de son frère humain mort depuis longtemps. Il a subit la trans­fu­sion directe d’un éton­nement orig­inel dans sa pureté soudaine. Le solfège du lan­gage poé­tique passe dans l’inconscient de l’auteur comme il pas­sait dans l’inconscient de Mozart pour com­pos­er. Le titre et le con­tenu de mon deux­ième recueil L’ascenseur d’images cor­re­spon­dent bien à mes essais pour résis­ter aux ten­ta­tions faciles, être fidèle à ces réflex­ions. Je rédi­geais donc un petit Man­i­feste du poète éton­né, mod­este­ment poly­copié et dif­fusé auprès de quelques revues et poètes con­nus. Les réac­tions furent sym­pa­thiques, mais je réal­i­sais que ce n’était qu’un pau­vre cri du cœur. A l’inverse du poème, il avait besoin d’être étudié, argu­men­té, pro­longé de divers­es façons pour attein­dre l’efficacité de la beauté dans l’émerveillement ou le dégoût.

 

 

J.L.P.- Par­mi les réac­tions pos­i­tives à votre man­i­feste, celles de Jean Rous­selot et de Robert Sabati­er. Vos efforts pour résis­ter aux ten­ta­tions faciles, vous allez les pour­suiv­re. De même que vous allez appro­fondir votre réflex­ion en vous nour­ris­sant de la lec­ture des philosophes et des sci­en­tifiques. Vous lisez Bachelard, Jankélévitch. En 1980 paraît Un pro­fil de buée, un recueil inspiré par l’œuvre de Teil­hard de Chardin. Et puis, cinq ans plus tard, au moment de la sor­tie de Un plaisir d’ét­in­celle pour lequel vous recevez le prix Roberge de l’A­cadémie Française, vous êtes par­tie prenante de l’aven­ture de la revue Phréatique.

M.C.- Je pense que ma démarche poé­tique un peu par­ti­c­ulière a puisé son élan dans un trait de mon car­ac­tère, une immense curiosité naturelle qui m’avait fait choisir pour la deux­ième par­tie du bac­calau­réat la récente sec­tion sci­ences expéri­men­tales. C’est dans un lycée catholique que j’ai décou­vert l’évolution, les notions sci­en­tifiques et philosophiques de rel­a­tiv­ité. Plus tard, au fil des années, je décou­vrais l’élan vital de Berg­son s’appuyant sur la durée, s’opposant ain­si à Bachelard défen­dant la ver­ti­cal­ité de l’instant avec celle de la flamme. Ma poésie baig­nait avec bon­heur dans la saisie rapi­de des entre­vi­sions créa­tives chères à Jankélévitch. Mes idées sur l’étonnement se con­for­t­aient par­al­lèle­ment dans mes nom­breuses lec­tures sci­en­tifiques en livres et revues. A tra­vers Le phénomène humain, l’anthropologue Teil­hard de Chardin m’avait poussé à suiv­re la lente appari­tion de la con­science à tra­vers les mil­liards d’années, depuis le big-bang et les par­tic­ules de la soupe orig­inelle, jusqu’à la com­plex­ité de l’homo (soit–disant) sapi­ens en pas­sant par les divers stades prim­i­tifs de la vie, des plantes, des ani­maux et même des aus­tralo­p­ithèques. D’où le titre de mon recueil de 1980, Un pro­fil de buée, retraçant la nais­sance de l’univers et le par­cours de l’homme tou­jours en ges­ta­tion. J’avais eu le bon­heur de ren­con­tr­er Gérard Murail édi­teur, poète, pein­tre et directeur de la revue phréa­tique ayant pris la défense de mon man­i­feste, partageant l’essentiel de mes espoirs et de mes idées. D’abord mem­bre du comité de lec­ture, ayant changé d’occupations pro­fes­sion­nelles, en 1983 je fus en mesure d’accepter le rôle de rédac­teur en chef pour con­tribuer à dévelop­per une démarche poé­tique ouverte à toutes les dis­ci­plines, dans le Groupe de Recherch­es poly­poé­tiques. En quelque sorte, j’inaugurais ce qui devint pour moi une nou­velle vie, me per­me­t­tant de décou­vrir que bien des chercheurs sci­en­tifiques ne sont pas insen­si­bles à la poésie. Cer­tains n’hésitent pas à cul­tiv­er avec nous les champs et les chants de l’imaginaire. Un plaisir d’étincelle, le titre de mon recueil paru en 1985 révèle assez bien cette ten­dance à élargir les préoc­cu­pa­tions de la dif­fi­cile con­di­tion humaine et de l’ego jusqu’aux mys­tères du monde. On trou­ve dans ce livre l’un de mes poèmes inti­t­ulé Météorite, repris plus tard par l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet dans son essai Le feu du ciel. Je dois mon prix de l’Académie française à l’ex-président du Séné­gal, le poète Léopold Sédar Sen­g­hor auquel j’ai dédié mon antholo­gie avec reconnaissance.

 

J.L.P.- Aux côtés de Léopold Sédar Sen­g­hor, vous accom­pa­g­nent dans ce livre des poètes comme Georges-Emmanuel Clanci­er, Jean-Claude Renard ou encore Pierre Oster bal­isant ain­si un champ d’affinités poétiques.

M.C.- On m’a sou­vent demandé pourquoi je m’étais intéressé à l’étonnement plutôt qu’à l’émerveillement, parais­sant plus proche de ma démarche per­son­nelle. J’ai pris l’habitude de répon­dre que, à l’image d’une mon­tagne, la véri­ta­ble poésie pos­sède deux ver­sants, l’un au soleil, l’autre à l’ombre. L’équipe de la revue s’est rassem­blée autour d’un min­i­mum de goûts com­muns. Je pense que nous avons su éviter l’enfermement sur la pente unique d’un esprit de chapelle. Toute­fois, vous avez rai­son d’évoquer un champ d’affinités poé­tiques. Lorsque j’ai ren­con­tre G.E. Clanci­er pour la pre­mière fois, j’avais déjà une grande admi­ra­tion pour le romanci­er du pain noir, pour son human­isme. Rapi­de­ment, j’ai appris à aimer le poète faisant de nous Les pas­sagers du Temps. Je le ren­con­trais sou­vent dans divers­es réu­nions poé­tiques et nous pou­vions bavarder en regag­nant nos domi­ciles proches. Avec quelle gen­til­lesse il me don­nait des con­seils ! Ain­si me sug­géra-t-il un jour de repro­duire l’expérience qu’il avait réussie bien des années aupar­a­vant, celle de réu­nir des poèmes man­u­scrits dans un man­u­aire de bons poètes con­tem­po­rains. Copi­er au moins à deux repris­es cette expéri­ence me per­mit d’effectuer une pro­fonde étude de car­ac­tère sur les per­son­nal­ités mar­quantes de notre vil­lage poé­tique. De belles plumes me répondirent orgueilleuse­ment qu’elles ne répondaient qu’aux propo­si­tions de numéros con­sacrés à leur per­son­ne. En revanche, autour de notre cher Clanci­er prirent place nom­bre de tal­ents qui devaient fig­ur­er dans nos affinités, de Max Alhau à Claude Vigée en pas­sant par Jean Rous­selot. Je ne peux tous les citer !… Mes ren­con­tres avec J.C Renard furent moins nom­breuses. Peu à peu j’ai com­pris comme lui que notre sym­pa­thie repo­sait sur des démarch­es à peu près sem­blables. J’en ai totale­ment pris con­science en lisant son livre de 1995 Notes sur la poésie, la foi et la sci­ence ! Comme les précé­dents, mon ami Pierre Oster pos­sède un pou­voir d’écoute mer­veilleux. Par­fois je le ren­con­tre encore, attablé avec un jeune poète qui lui sem­ble digne d’intérêt ! Il agit dans ce cas comme il le fit il y a une trentaine d’années, lorsqu’il m’invitait dans son bureau du Seuil où je venais lui deman­der l’adresse de quelques poètes incon­nus méri­tant d’apparaître dans phréa­tique. Je pou­vais faire con­fi­ance à sa rigueur et à sa sen­si­bil­ité. Dans l’entretien que Pierre a pub­lié dans Une machine à indi­quer l’univers, il me sug­gérait : « Devenons les dociles arpen­teurs de l’universel ». Entre­prise bien difficile !

 

J.L.P.- Cet uni­versel, vous avez con­tin­ué à l’ar­pen­ter avec Le dernier rire pour les étoiles, Chants de grav­ité, La descen­dance de l’im­par­fait jusqu’à A la recherche des pas per­dus qui est le dernier recueil dont votre Antholo­gie poé­tique pro­pose quelques extraits. Ce sont au total onze paru­tions qui sont ain­si réu­nies pour nous per­me­t­tre ce par­cours sin­guli­er. Il n’élude pas les tragédies mais porte aus­si en lui la part de bon­heur que con­tient l’ex­is­tence, tout comme ses poten­tial­ités de rêve et d’e­spérance que votre dia­logue inin­ter­rompu avec les sci­en­tifiques vous a per­mis d’entrevoir.

M.C.- Au fond, d’une sim­ple phrase, Pierre Oster définis­sait assez bien l’ensemble de ma démarche. A cette dif­férence que, con­traire­ment aux sci­en­tifiques que je fréquen­tais, les cal­culs et les mesures ne m’intéressaient pas directe­ment. Depuis tou­jours, la poésie comme le monde vit en quelque sorte de para­dox­es. Les suiv­re pour être poète m’a sem­blé naturel ! Indéfiniss­ables, les sen­ti­ments humains sur­vivent dans les con­tra­dic­tions et la com­plex­ité. Selon la méth­ode expéri­men­tale util­isée, la lumière révèle (comme l’homme) sa dou­ble nature. Elle se man­i­feste comme une onde ou une par­tic­ule. Le temps fait de même en adop­tant la rel­a­tiv­ité. Grâce à la physique quan­tique le principe d’incertitude pénètre les tech­niques, la philoso­phie et les croy­ances. Non seule­ment les dif­férentes formes de l’infini nous échap­pent, mais nous devons envis­ager l’existence de plusieurs dimen­sions incon­nues. Le grand physi­cien Bernard d’Espagnat, bon philosophe par ailleurs, nous pro­pose la théorie du Réel voilé. Ce que nous appelons la réal­ité n’est que l’univers acces­si­ble à nos sens ou nos instru­ments. Arpen­ter tous les domaines de la réflex­ion mul­ti­plie donc à mes yeux les ressources de l’étonnement poé­tique qui tran­site sans cesse du quo­ti­di­en jusqu’aux rives du mys­tère. Sous toutes ses formes, l’amour est un mer­veilleux moyen de trans­port. L’enfant Couquiaud qui fut mitrail­lé et bom­bardé pen­dant la guerre partage dans son cœur sans fron­tières le sort de tous les enfants aujourd’hui mitrail­lés au loin. Je suis heureux d’avoir par­ticipé avec les fon­da­teurs, le philosophe Edgard Morin et le physi­cien Basarab Nico­les­cu au pre­mier col­loque du Cen­tre inter­na­tion­al de recherch­es et d’études trans­dis­ci­plinaires. Aux côtés d’excellents poètes comme Rober­to Juar­roz, j’ai pu par­ticiper mod­este­ment à l’élaboration d’une Charte de la trans­dis­ci­pli­nar­ité. Une invi­ta­tion à dévelop­per pour le mieux les rap­ports sub­tils Sci­ences — Con­science. Ces moments m’ont inspiré un texte, Le mag­ni­fi­cat endor­mi qui apporte le point final de mon anthologie/ :

« Le poème est un oranger qui s’ignore. Il passe par le blanc pour choisir en lui-même le goût des couleurs fon­da­men­tales mais invis­i­bles de la réal­ité… cueil­lir le charme secret qui adoucit ou traduit les brûlures du soleil et les intempéries.

Le mal nous attend au coin des phras­es. Heureuse­ment le poème est le bien des mots. »

 

J.L.P.- Une belle con­clu­sion pour ce livre riche et dense. Mer­ci Mau­rice Couquiaud.

 

 

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