MERCEDES ROFFÉ

Par | 16 novembre 2014|Catégories : Rencontres|

 

MERCEDES ROFFÉ, POÈTE ARGENTINE HABITANT NEW YORK, A PUBLIÉ TROIS RECUEILS DE POÉSIE AUX ÉDITIONS DU NOROÎT DONT LE DERNIER, LES LANTERNES FLOTTANTES, PROPOSE UN QUESTIONNEMENT ÉTHIQUE SUR LA NATURE HUMAINE.

 

 

Ton pre­mier livre à être paru en tra­duc­tion au Québec a été Déf­i­ni­tions mayas, pub­lié par les Édi­tions du Noroît, en 2004. Pour­rais-tu nous expli­quer la rai­son de ce titre?

    “Déf­i­ni­tions mayas” est une série de qua­tre poèmes qui for­ment la deux­ième sec­tion du livre. Cette série a été inspirée par des réc­its oraux recueil­lis par l’eth­no­logue Allan Burns dans sa recherche sur la lit­téra­ture maya. Dans ces témoignages mayas ‑ces textes qui sont nés sans inten­tion de devenir poèmes‑, l’in­for­ma­teur explique au chercheur le sens et l’usage de cer­tains mots et expres­sions, comme une façon d’aider à préserv­er sa langue et sa cul­ture. La lec­ture de ces textes m’a fait abor­der cer­tains mots et cer­taines expres­sions de l’es­pag­nol de tous les jours, comme s’il fal­lait les expli­quer à quelqu’un qui ne les con­nais­sait pas. En faisant ça, ce qu’on décou­vre c’est que la déf­i­ni­tion, l’ex­pli­ca­tion, la glose, dans quelque langue que ce soit, se con­ver­tit en une espèce de site ‑dans le sens archéologique- qui garde et préserve les arté­facts, peut-être les plus révéla­teurs, d’une pro­pre culture.

 

 

Les poèmes recueil­lis dans Déf­i­ni­tions mayas, et dans Rap­proche­ments de la bouche du roi, ton deux­ième livre à être paru au Québec (Du Noroît, 2009) font par­tie d’un même livre en espag­nol, inti­t­ulé La opéra fan­tas­ma. Qu’est-ce qui t’a fait associ­er ta poésie à la tra­di­tion opératique? 

       La opéra fan­tas­ma est le titre d’un des poèmes du livre, “Ghost Opera”, écrit a par­tir de l’œuvre musi­cale du même nom du com­pos­i­teur chi­nois Tan Dun. Selon Tan Dun, “ghost opéra” est un genre dra­ma­tique de la tra­di­tion chi­noise, dans lequel le pro­tag­o­niste ren­con­tre son passé et son futur, ses ancêtres vivants ou morts, et entre­tient un dia­logue avec eux. Dans mon poème, la ren­con­tre se passe entre et avec nos “ancêtres” Shake­speare et Bach, mais la dernière ligne (« Fugue / Fugue de mort, » dit Bach) récupère, à par­tir du mot “fugue” (la forme musi­cale), la mémoire du poème de Paul Celan, “Todesfuge”, un des poèmes clé du vingtième siècle.

       De toute façon, je pense qu’il est vrai que dans le livre la rela­tion avec l’opéra va plus loin. “L’opéra fan­tôme” ‑l’ex­pres­sion en soi- évoque un état d’ir­réal­ité, d’in­cor­poréité, qui tente de récupér­er la mémoire d’un pro­jet réal­isé (et réal­is­able) en par­tie seule­ment, comme le fut l’idéal wag­nérien et sym­bol­iste de “l’oeu­vre totale”: une oeu­vre dans laque­lle se rejoindraient tous les arts, dans laque­lle les fron­tières entre un art et un autre se dilueraient.

 

 

En plus d’un tra­vail d’in­ter­tex­tu­al­ité très évi­dent dans toute ta poésie, dans Déf­i­ni­tions mayas on trou­ve un grand rap­port à la musique: à quoi pens­es-tu qu’on doive cela? 

       Les poèmes de la dernière par­tie du livre se basent tous sur des oeu­vres musi­cales. Ou plutôt, je dirais, ce sont une sorte de médi­ta­tion ou visu­al­i­sa­tion à par­tir de pièces musicales.

       La plu­part des poèmes ne gar­dent pas de lien avec l’ex­ten­sion ou la struc­ture de la pièce musi­cale qui en est la source, mais ils gar­dent les titres de ces pièces et le nom du com­pos­i­teur en bas, et tant qu’hommage.

       Mais au-delà de ces détails de com­po­si­tion de quelques poèmes en par­ti­c­uli­er, ta remar­que est très juste, non seule­ment par rap­port à ce livre, mais à presque toute mon oeu­vre poétique.

       Je crois que ce qui est à la base de cette présence con­stante de la musique dans ma poésie, c’est l’idée de la poésie elle-même comme étant musique ‑pas dans le sens d’une pri­or­ité dans la poésie de la sonorité sur le contenu‑, sinon dans le sens que je conçois le poème comme étant un écho ou un har­monique d’un univers fon­da­men­tale­ment ryth­mique, musical.

 

 

Les Édi­tions du Noroît vien­nent de pub­li­er ton troisième livre, Les Lanternes flot­tantes. Com­ment décrirais-tu la forme du poème, depuis Déf­i­ni­tions mayas, en pas­sant par Rap­proche­ments, jusqu’à ce nou­veau titre, Les Lanternes flot­tantes?

       Déf­i­ni­tions mayas et Rap­proche­ments peu­vent se voir, dans plusieurs sens, comme une unité: c’est le pro­jet d’ex­péri­menter à par­tir de formes non-ver­bales ‑ou ver­bales, mais pas néces­saire­ment lit­téraires- comme base de l’ar­tic­u­la­tion du poème. D’autres zones de la con­nais­sance et de la cul­ture ser­vent de point de départ à un dis­cours qui arrive a être poé­tique et même lyrique sans s’af­fer­mir autour d’un moi spé­ci­fique. Si le moi appa­raît, c’est en tant que masque, pas dans le sens de se cacher, mais dans le sens qu’il prend la voix de celui ou celle qui a décidé de “faire par­ler” dans le poème. Ça peut être un per­son­nage de Reme­dios Varo ou de Odilon Redon, ou Bach ou Shake­speare… Ça peut être une image (ima­go plutôt) inspirée par une can­tate de Bach ou une oeu­vre de Steven Reich.

 

 

Selon toi, qu’est-ce qui a changé, main­tenant, avec l’ar­rivée des Lanternes?

       Dans Les Lanternes il y a des vides, des moments où fait irrup­tion, comme une présence inévitable, le mot nu, plat, même plein. Un mot qui a du poids, plein de sens, et si vide. Presque un trou dans le texte. Une trans­parence dan­gereuse. Comme si c’é­tait l’é­cho ‑sin­istre, fan­tas­ma­tique- d’une poésie ain­si appelée “poli­tique” ou “sociale”, selon qu’elle a eté plus fréquem­ment enten­due. Ici cette nudité s’im­pose presque comme quelque chose d’inévitable: des mots tels “bombes”, “sang”, “esquille”, “méchanceté”, “traîtrise”…C’est l’inévitabilité de ce qu’on dit dans com­ment on le dit ‑cette urgence. L’ur­gence du cauchemar, de la con­fu­sion, de l’in­tim­i­da­tion pen­dant la veille.

       Dans ces mots « mous » ‑je dirais- je me suis per­mis de laiss­er con­verg­er des zones qui pour moi ont tou­jours été le négatif ‑dans le sens pho­tographique- de la poésie comme je l’en­tends. Mais à dif­férence de ce qui se passe dans cette autre poésie, qui est générale­ment décrite comme sociale ou poli­tique, ici ces mots mon­trent un blanc, un vide, au milieu d’un tis­su fait d’une autre sub­stance. Quelque chose qui ressem­blerait d’a­van­tage à une ques­tion philosophique sur le lieu du bien et du mal ‑et toutes les nuances inter­mé­di­aires- tant au sein de la société que dans la con­duite des indi­vidus. Quelque chose comme une remon­tée de l’é­tique (ou de l’ab­sence d’é­tique) et de la poli­tique (ou de l’in­sti­tu­tion­nal­i­sa­tion de l’abus) vers un ques­tion­nement sur la nature de l’être que nous sommes.

 

 

Selon toi, que prône ta poésie? 

       Ma con­cep­tion de la poésie n’est pas telle qu’elle doive prôn­er quoi que ce soit. Au con­traire. Il y a déjà trop de dis­cours mono­lithiques (en général erronés) qui nous pour­suiv­ent dans tous les domaines (la poli­tique, les média, les églis­es, le tra­vail alié­nant dans lequel nous nous voyons engloutis, la pub­lic­ité, et les frais et la con­som­ma­tion dans lesquels nous nous enfonçons). Dans le monde que je décris, la poésie est juste­ment ce qui ne prône rien du tout, le réser­voir où il est encore pos­si­ble de for­muler des ques­tions et soutenir la valid­ité du doute, et même de l’ambiguïté.

       Je conçois la poésie, et l’art en général, comme une alter­na­tive à ces niais­eries mono­lithiques, sures d’elles-mêmes, indé­pass­ables ‑jusqu’à ce que l’his­toire ou la réal­ité les rende  à l’év­i­dence comme con­stru­its tem­po­raires et tristes. Mal­heureuse­ment, ces con­stru­its coû­tent beau­coup de vies. La prépo­tence et la sot­tise coû­tent tou­jours des vies, qui ont bien plus de valeur que ses aveu­gles postulats.

 

 

Quelle est ton impli­ca­tion dans les courants lit­téraires et cul­turels en Argen­tine et aux États-Unis et surtout a New York, où tu résides depuis longtemps? 

       Buenos Aires et sa com­mu­nauté poé­tique restent mon espace d’ap­par­te­nance, la caisse de réso­nance de mes poèmes et de mon affec­tion. New York me per­met d’avoir une dis­tance très prop­ice, pré­cisé­ment par rap­port à tout ce à quoi que je suis si attachée. Ça me per­met d’avoir un espace de tra­vail et des lec­tures qui par­courent des chemins qui ne sont prob­a­ble­ment pas les mêmes que si j’avais vécu toute ma vie en Argen­tine. Dans ce sens, je pense que je dois à New York une par­tie impor­tante de mes intérêts et de mes récents accom­plisse­ments, dans lesquels j’in­clus l’ac­cès à des poètes d’Amérique latine, des Etats-Unis, du Cana­da et d’Eu­rope, que j’au­rais eu quelques dif­fi­cultés à fréquenter depuis Buenos Aires. Je pense qu’avoir accès à deux bagages très dif­férents ‑du point du vue de la con­cep­tion de la poésie, des lec­tures, des tra­duc­tions, d’au­teurs et poètes clé, du con­tact avec d’autres esthé­tiques et d’autres cultures‑, et savoir que je fais par­tie de deux cen­tres artis­tiques et intel­lectuels aus­si vivants que le sont Buenos Aires et New York, c’est un priv­ilège qui se réper­cute de façon très pos­i­tive sur tout ce que je fais.

 

Traduit de l’espagnol par Marie-Louise Petitpierre

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Mercedes Roffé

Par | 10 avril 2014|Catégories : Blog|

L’une des voix les plus recon­nues de la poésie argen­tine actuelle, Mer­cedes Rof­fé (Buenos Aires, 1954) habite New York depuis 1995. Son oeu­vre poé­tique com­prend: Poe­mas (Madrid, 1978), El tapiz (Buenos Aires, 1983), Cámara baja (1987), La noche y las pal­abras (1996), Defini­ciones mayas (New York, 1999), Antología poéti­ca (Cara­cas, 2000), Can­to errante (2002), Memo­r­i­al de agravios (2002), La ópera fan­tas­ma (2005), et Las lin­ter­nas flotantes (2009).

Sa poésie a été traduite en ital­ien (L’al­ge­bra oscu­ra ; Quaderni del­la Valle, 2004) et en anglais (Like the Rains Come; Shears­man Books, 2008). Dans la tra­duc­tion en français de Nel­ly Rof­fé, elle a pub­lié Déf­i­ni­tions mayas et autres poèmes (Du Noroît, 2004) et Rap­proche­ments de la bouche du roi (2009).

Mer­cedes Rof­fé dirige la mai­son d’édition Edi­ciones Pen Press, dédiée à la pub­li­ca­tion de pla­que­ttes de poésie con­tem­po­raine. Par­mi d’autres dis­tinc­tions, elle a reçu une bourse de la Fon­da­tion Guggen­heim (2001) et une bourse de la Fon­da­tion Civitel­la Ranieri (2012).

Foto © ESTELA FARES

 

À pro­pos de la traductrice

Nel­ly Rof­fé est orig­i­naire de Casablan­ca au Maroc, et elle habite à Mon­tréal depuis 1967. Elle a don­né des con­férences dans des uni­ver­sités au Cana­da et aux Etats-Unis et a obtenu des bours­es de recherch­es qui lui ont per­mis de résider à Madrid et à Grenade. Plus récem­ment, elle a obtenu une bourse du Cen­tre Inter­na­tion­al de Tra­duc­tion Lit­téraire de Banff et a fait par­tie du jury pour le prix John-Glass­co 2008. Ses tra­duc­tions de poésie québé­coise, lati­no-améri­caine et espag­nole sont pub­liées dans des revues lit­téraires au Cana­da, en Espagne, en Bel­gique, en France et au Maroc. 

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