Rémi Letourneur, L’odeur du graillon

Par |2025-06-29T08:28:13+02:00 29 juin 2025|Catégories : Critiques, Rémi Letourneur|

Un pre­mier livre de poésie éton­nant pour ce jeune diplômé en Sci­ences poli­tiques et en His­toire. Peut-être fau­dra-t-il chercher dans l’en­fance de Rémi Letourneur, passée dans un quarti­er pop­u­laire de Toulon, ce qui a inspiré L’odeur du grail­lon, pub­lié cette année par Cheyne édi­teur dans sa Col­lec­tion Grise. Peut-être pas.

De quoi s’ag­it-il ? Sept longs poèmes (comme les sept jours de la semaine?) d’er­rance au tra­vers d’une ville (en bord de mer) et à l’in­térieur de soi. D’en­trée, le titre prévient, le grail­lon, la nour­ri­t­ure, c’est le pre­mière urgence des dému­nis et l’odeur du grail­lon peut s’avér­er aus­si bien cru­elle pour celui qui n’a pas les moyens que promet­teuse d’une satiété à venir. Cette odeur sera donc une sorte de fil rouge tout au long du recueil, physique­ment présente ou plus large­ment métaphorique d’un monde livré à une société con­sumériste que refusent l’au­teur et ceux qui l’accompagnent.

 

des odeurs de grail­lon dans la rue
je sais
der­rière la porte quelque chose à manger
assez de rues pour se tach­er la gueule

 […]

 dehors
c’est la loi qui le dit
inter­dit de s’en foutre partout
de boire
pas le droit d’être saoul
dehors
avec mod­éra­tion

on a con­stru­it dedans pour se cacher de nous
au sec au chaud
au régime
ce qui se passe dehors
on a con­stru­it dedans pour l’oublier
mais moi
je n’ou­blie pas les épices du soir qui tombent
petites étoiles dans nos narines

 […]

 je passe la porte donc
j’ai ce moteur dans les guiboles
le ven­tre déployé comme une voile
aller vite
le fes­tin est peur-être au bout

 

 Vivre vite, aller vite pour espér­er le fes­tin, l’El­do­ra­do. Vivre dérac­iné, vivre tard, vivre vite chan­tait Bernard Lav­il­liers (par­don pour le par­al­lèle) car ce qu’on cherche, c’est tou­jours plus loin, tou­jours plus fou, tou­jours plus beau. La quête de Rémi Letourneur procède un peu de cette façon, dans cette urgence menée plus sans doute par une fébril­ité que par l’ob­jet à attein­dre. Tant que l’on cav­ale, on est vivant et tout mérite qu’on l’at­trape. Pour l’immédiateté !

 

je trace maintenant
pis­ter du nez le graillon
trou­ver quelque chose à bec­queter dans la vie
de la bouffe du shit des filles
trou­ver tout ça
il faut tou­jours aller derrière
der­rière la porte
der­rière les toits
der­rière la rue

 

Je trace, je dis­ais ça quand j’é­tais ado­les­cent, je me dépêche, je fonce. Vers où, quel but insen­sé ? Vivre à plein l’in­stant en même temps que l’abolir, pro­jeté sans cesse.

 

je débar­que derrière
et toute l’équipe est là
à bouf­fer du ciel et des clopes
les yeux orang-outan
saut­ent courent s’in­sul­tent et se battent
ils fument
des nar­ines de dragon
envoient les pha­langes pour dire ça va
pen­dant que le cré­pus­cule enfile
en scred
ses boucles d’or­eille prune

c’est comme ça
on se retrou­ve le soir
tous
on scotche la solitude
sur les épaules d’un pote
on espère
alors on se tend les poings
on crame par le nez
on attend qu’il descende par nos bouches
le kebab mystique
et le plan
qui mène de l’autre côté
de la nuit

Rémi Letourneur, L’odeur du grail­lon, Cheyne édi­teur, 2025, 80 pages, 18 €.

Impos­si­ble de ne pas évo­quer le lan­gage employé ici, le vocab­u­laire des « jeunes » ; en scred par exem­ple (= en douce, dis­crète­ment, ver­lan de dis­cret, scre­di abrégé de sa voyelle finale). Le texte en donne quelques-uns, dont nous sommes par­fois fam­i­liers : meuf, scoot, kif­fer, squat­ter, d’autres moins : le dm – je ne suis pas un habitué d’in­s­ta, comme on dit, j’ai dû chercher : traduire par direct mes­sage. Mais ce niveau de langue, s’il est con­sub­stantiel aux « per­son­nages » de cette épopée con­tem­po­raine, n’est pas pour autant la trame uni­voque de ce livre ni de son auteur qui n’écrit pas « gueule de bois » mais les obsèques de l’ivresse.

C’est le refus d’en­tr­er dans la norme qu’­ex­prime cette langue, tant dans le fond que dans sa forme. : les autres / ceux qui voudraient que je taffe / per­fusé à une chaise / que je fasse ren­tr­er des thunes / et des clous dans mes pom­pes / je les écoute pas. Même les copains finis­sant par être dou­teux quand par­mi les potes / cer­tains sont chauds / devenir par­ents / ils dis­ent / ça fout des rebor­ds au monde / des bouées dans l’eau / crevés ils sont / marcher sans jamais voir le bout / c’est pas une vie // et ils s’écrasent alors / sous les roues d’une pous­sette / et d’une Kan­goo d’occaz’

Loin d’un cre­do imma­ture, nous avons là une parole de poète qui se voudrait peut-être des semelles de vent, en tout cas éviter celles de plomb.

 

l’er­rance
c’est la reli­gion des jambes lourdes
et des cervelles en couleur
alors il faut marcher
sans s’ar­rêter
sans piste ni boussole
à tra­vers le bitume les dunes les forêts
ten­dre nos pieds vers l’horizon

 

 L’hori­zon, le mot qui emplit la tête et les yeux de cer­tains enfants ; quelques-uns le garderont dans leur malle au tré­sor en grandissant.

 

Présentation de l’auteur

Rémi Letourneur

Rémi Letourneur est né en 1992. Au terme d’une dou­ble for­ma­tion en Sci­ences poli­tiques et en His­toire. Il pub­lie des poèmes en revues depuis 2022 et est co-fon­­da­­teur du col­lec­tif de poésie. 

Bibliographie 

L’Odeur du grail­lon, Cheyne éditeur.

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi

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