Claude Luezior, Au démêloir des heures

Par |2023-11-21T15:37:08+01:00 21 novembre 2023|Catégories : Claude Luezior, Critiques|

Claude Luezior maîtrise l’art de don­ner à ses livres des titres qui éton­nent. En quelle bou­tique improb­a­ble a‑t-il bien pu dénich­er son peigne tem­porel ? Dans un bref lim­i­naire en prose il en donne toute­fois le mode d’emploi : « con­vo­quer l’insolence, sur­vivre dans le sil­lon fer­tile de l’imaginaire » (page 7). De quoi se faire des cheveux.

Le pre­mier texte s’appelle « Rêve ». Est-ce d’ailleurs le pre­mier texte ou l’introduction de la pre­mière par­tie du livre ? Son en-tête est imprimé en roman alors que celui de chaque poème qui suit l’est en italique. On trou­ve à la page 61 un autre frag­ment dont l’intitulé est com­posé en roman : « Suf­fit ! », auquel suc­cè­dent des pièces aux désig­na­tions en italique. Je penche pour un ouvrage en deux par­ties. En deux cycles, devrais-je pré­cis­er. Un pre­mier, le plus long, con­sacré au som­meil et à ses aléas : rêves et cauchemars ; un sec­ond dont la désig­na­tion appa­raît comme une injonc­tion à en finir avec les délires nocturnes.

Pour cha­cune des deux par­ties du livre, l’auteur fait altern­er des poèmes avec titre, appa­rais­sant en roman, et de courts inserts en vers non titrés et imprimés en italique. Cette com­po­si­tion con­fère à l’ensemble un rythme par­ti­c­uli­er : le lecteur croit assis­ter à une série de crises plus ou moins aiguës, entre­coupées de paus­es néces­saires pour ten­ter de faire le point ou de sim­ple­ment repren­dre souf­fle. Un som­meil agité, en quelque sorte, comme désac­cordé par des épisodes d’insomnie voire de somnambulisme.

 Claude Luezior, Au démêloir des heures, avril 2023 Librairie-Galerie Racine, Paris, 96 pages.

La sup­posée pre­mière par­tie se nomme donc « Rêve ». Le mot employé au sin­guli­er désigne la fonc­tion ; il ne s’agit pas d’écrire / de décrire des songes à la manière des sur­réal­istes. Entre endormisse­ment et som­meil lent léger, nos sens nous trahissent et notre rai­son ne s’avère guère fiable. Le presque dormeur est alors assail­li par des sol­lic­i­ta­tions qui éma­nent plus de son incon­scient que du monde réel. Ce moment vécu hors-sol engen­dre des inter­ro­ga­tions désor­don­nées : « assoupi / je ques­tionne / des rêves / qui enjam­bent / la rai­son » (page 9).

Dans cette zone cré­pus­cu­laire où il prend une ombre portée pour une chimère, le poète sem­ble pou­voir ou devoir se laiss­er sub­merg­er par des pen­sées trou­bles qui ne fraient ni avec la morale : « piller / mon incon­scient / de ses rites / bar­bares » (page 14), ni avec la rai­son : «au-delà de l’entendement / la folie ténébreuse » (page 30), ni même avec sa façon cou­tu­mière d’exister : « à la curée, les songes / sail­lis­sent et muti­lent / mes rouages casaniers » (page 19).

L’ensommeillé fait jail­lir un tour­bil­lon d’émotions trou­bles où alter­nent les cauchemars : « en meutes car­nas­sières / des cauchemars inas­sou­vis / sans cesse à la maraude / traque­nt mes chairs » (page 20), les rêves : « les écailles de l’abondance / étaient nées dans l’eau vive / où scin­til­lait la source / par éclats irisés » (page 37) et l’aveu de désirs inavouables : « cour­tisane, cari­atide / à portée de mes lèvres / la forme pulse » (page 45). Les vers sont courts, jamais d’alexandrins, le rythme échevelé, soutenu par des stro­phes brèves, l’imagerie baroque entre appari­tions de gob­elins et inter­ven­tions de licornes. Claude Luezior délire ou glose  dans une « lib­erté / para­doxale / struc­turante / ver­tige mag­né­tique / aux march­es / des énigmes » (pages 13–14) sur la fuite du temps, les avan­tages et les incon­vénients de l’ivresse, les vers de mir­li­ton, la sculp­ture, l’essence des fleurs, etc.

La sec­onde par­tie du livre s’ouvre sur un texte inti­t­ulé à l’impératif : « Suf­fit ! ». Tout un pro­gramme : « que bas­cu­lent / paniques et pho­bies / que l’on attache / les malé­dic­tions / qu’on lig­ote / nos affres d’arrière-nuit » (page 61) et : « que l’on accueille / l’indispensable / que l’on aigu­ise / la lumière » (page 62).

L’aube dis­sout les mon­stres et fait dis­paraître les visions de l’au-delà, que se serait éver­tué à pein­dre un Jérôme Bosch. Plus de créa­tures blas­phé­ma­toires au réveil mais l’animal fam­i­li­er en quête de ten­dresse : « ma petite chi­enne / s’est enroulée sur moi-même / apaisée sous ma main / tout près, en un soupir tiède » (page 21).

Le poète sait qu’un bon som­meil est néces­saire pour répar­er le cerveau comme le corps, mais devine qu’il peut par­fois se présen­ter comme une petite mort : « Hyp­nos et Thanatos sont frères jumeaux » (page 71). Aus­si doit-il se rassérén­er et lut­ter pour retrou­ver sa place dans le monde réel : « ne plus être la proie / de cet incon­scient / qui me transperce / de toutes mes forces / m’extraire / de cette gangue / à tout prix / réin­ven­ter / le soleil » (page 70).

Le poète exor­cise ses démons noc­turnes en célébrant la lumière, source de vie : « partout, la lumière / pétrit son lev­ain » (page 82). Il faut être poète ou jar­dinier pour con­vo­quer le lever du jour : « pour dire le mir­a­cle / il faut être un sim­ple / au por­tail d’un jardin » (Aube, page 78). Et tri­om­pher en retrou­vant le fil des jours d’une vie tou­jours trop brève, en croy­ant à l’avenir en des temps de dés­espérance, tout en se réjouis­sant de la nais­sance de « [ce] jour de sucre / de pulpe rare et de blés / manne pour fiançailles / où jubi­lent / des per­si­ennes ouvertes » (page 88).

Au démêloir des heures pour­rait se con­cevoir, au-delà de la sym­bol­ique du jour et de la nuit, du bien et du mal, du rêve et du cauchemar, de la rai­son et du délire, comme un man­i­feste qui établi­rait la mis­sion pre­mière du poète : « Por­teurs d’inachevé, en rup­ture avec leurs sem­blables, les poètes sont-ils ces êtres désignés qui ten­tent dés­espéré­ment de traduire une langue rescapée du ban­nisse­ment et que nous auri­ons héritée d’un incon­scient orig­inel ? » (page 52).

La cou­ver­ture du  livre béné­fi­cie d’une belle et déroutante pho­togra­phie d’une instal­la­tion de Diana Rach­muth : un kimono habité par la lumière.

Présentation de l’auteur

Claude Luezior

Claude Luezior, auteur suisse d’expression française, naît à Berne en 1953. Il y passe son enfance puis étudie à Fri­bourg, Philadel­phie, Genève, Lau­sanne, Rochester (Min­neso­ta) et Boston. Médecin, spé­cial­iste en neu­rolo­gie (son nom civ­il est Claude-André Dessi­bourg), il devient chef de clin­ique au CHUV puis pro­fesseur tit­u­laire à l’Université de Fri­bourg. Par­al­lèle­ment à ses activ­ités sci­en­tifiques, il ne cesse d’écrire depuis son jeune âge et com­mence à pub­li­er depuis 1995. 

Sor­tent dès lors une quar­an­taine d’ouvrages, pour la plu­part à Paris : romans, nou­velles, recueils de poésie, haïkus, ouvrages d’art. Tout comme en médecine, il encour­age la col­lab­o­ra­tion mul­ti­dis­ci­plinaire, donne des con­férences, par­ticipe à des expo­si­tions et à des antholo­gies, écrit des arti­cles dans des revues lit­téraires ain­si que des préfaces.

Les édi­tions Librairie-Galerie Racine à Paris ont pub­lié en 2018 et 2020 trois livres de Claude Luezior : Jusqu’à la cen­dre (recueil de poèmes), Gol­go­tha (poème lyrique et dessins) ain­si qu’ Un Ancien Tes­ta­ment déluge de vio­lence (cri­tique humoris­tique et pacifiste).

Cer­tains de ses livres sont traduits en langues étrangères et en braille.  Luezior reçoit de nom­breuses dis­tinc­tions dont le Prix européen ADELF-Ville de Paris au Sénat en 1995 ain­si qu’un Prix de poésie de l’Académie française en 2001. Il est nom­mé Cheva­lier de l’Ordre nation­al des Arts et des Let­tres par le Min­istère français de la Cul­ture en 2002. En 2013, le 50e prix Marie Noël, dont un ancien lau­réat est Léopold Sédar Sen­g­hor, lui est remis par l’acteur Michel Gal­abru de la Comédie française.

www.claudeluezior.weebly.com

 

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Gérard Le Goff

Né en 1953, à Toulon, Gérard Le Goff, après l’obtention d’une maîtrise de let­tres à l’Université de Rennes, effectue toute sa car­rière pro­fes­sion­nelle au sein de l’Education nationale ; il a été suc­ces­sive­ment : enseignant, cadre admin­is­tratif et con­seiller en for­ma­tion con­tin­ue. Il écrit depuis l’adolescence mais ne cherche pas à pub­li­er. Désor­mais à la retraite, il entre­prend de met­tre de l’ordre dans ses nom­breux man­u­scrits, tout en reprenant une activ­ité d’écriture. Il tra­vaille en par­al­lèle la pein­ture et le dessin au sein d’une asso­ci­a­tion. Ses pre­miers textes parais­sent dans la revue Haies Vives en 2017. S’en suiv­ent l’édition d’ouvrages de poésie et de fic­tion : douze pla­que­ttes chez Encres Vives entre 2018 et 2022, deux recueils : L’orée du Monde aux édi­tions Tra­ver­sées (2020) et Les chercheurs d’or aux édi­tions Stel­la­maris (2023) ; deux romans : Argam chez Chloé des Lys (2019) et La rai­son des absents chez Stel­la­maris (2022) ; un recueil de nou­velles : Tra­jec­toires tron­quées (2020) et un con­te : Cro­que­m­ou­flet (2023), tous deux aux édi­tions Stel­la­maris. A égale­ment pub­lié des textes et des cri­tiques dans les revues Cap­i­tal des mots, Décharge, Fes­ti­val per­ma­nent des mots, Haies Vives, Recours au poème et Tra­ver­sées. Site : Gérard Le Goff — Amers & com­pas https://gerardle- goff4.wixsite.com/monsite

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