Au bas des ombres, une lueur veille… 

   Pourquoi un tel poète reste-t-il sur sa réserve d’ombre ? Pourquoi se présente-t-il comme habi­tant exilé de la mor­sure des villes ? Pourquoi est-il témoin d’hommes figés dans une vie qui ne leur appa­rait plus ? C’est que pour Didi­er Many­ach écrire con­siste à regarder le monde depuis l’abîme afin de dire l’agressivité des hommes et l’angoisse qu’ils sus­ci­tent, afin d’éviter les sourires cal­cinés, les corps fanés, les traces fan­toma­tiques, puis chercher néan­moins dans cette dés­espérances les régions nomades de la mémoire. Ain­si Many­ach car­togra­phie un monde d’individus soumis, aveuglés et éper­dus que son geste poé­tique inscrit entre lyrisme impétueux et révolte lucide, non pas en effu­sions per­son­nelles et engagées, mais à con­tre-sens des habi­tudes, en con­tre-plongée du monde, donc para­doxale­ment en hau­teur de ton et de vue :

Se rap­procher de l’abîme, de la putré­fac­tion, du marasme
comme une con­science dévastée
enfer­mé dans le labyrinthe.
S’avancer les mains clouées aux lin­teaux de chaque porte
en piéti­nant la pourriture.
Accéder au chaos
pénétr­er dans le calme, le défer­lement loin­tain et régulier
des fleuves.
Offrir l’aurore engloutie devant des éclats de vitre
Être trans­fixé au sein des mille-voiles.
Appa­raître dans le blanc d’une pensée
vécue au monde autre
se crois­er d’un rêve et ren­dre à l’espace
la terre lunaire terminale.
S’échapper des mouroirs, mon­ter dans la lumière
tra­vers­er les espèces
& vivre face au vide, face à l’Inconnu
qui va naître…
(extrait d’Impacts de Foudre)

   On com­prend alors qu’Expéri­ence Block­haus ait accueil­li en son antre sul­fureuse le dia­mant noire du poète, cette écri­t­ure toute de déchirures, d’explosions, de chaos, de lignes de failles, d’instants fis­surés et d’élans que l’on brise; la parole du poète due à un phrasé indi­vis­i­ble ‑chaque recueil étant l’écho d’un autre-  trou­ble la quié­tude des lieux com­muns, il n’est pas de paix absolue avec Many­ach, toute son œuvre au noir est onde de choc dont per­son­ne ne peut se garder. Et si pour la frater­nelle cause poé­tique qu’est Expéri­ence Block­haus, la réal­ité oppresse, qui n’est plus que décom­po­si­tion, craque­ments ne lais­sant guère refleurir des espoirs de chair sen­si­ble, aban­don­nant davan­tage des corps muets et pétri­fiés dans les murs de leurs édi­fices, chez Many­ach, s’écoule cepen­dant un véri­ta­ble sang d’encre arraché au cré­pus­cule  ‑fût-il de blessure–  un sang qui finit tou­jours par rejail­lir des inter­stices de la vie, sans doute afin d’être au rythme du monde avant d’appartenir aux mots. L’écriture épouse alors les pal­pi­ta­tions vitales des arbres, les flux débor­de­ments des eaux, la poésie devient aus­sitôt “vio­lente nuit de pluies”, non pas un nos­tal­gique miroir avide d’illusions dans un voy­age aux con­tours oniriques, mais des crues de géométries exo­tiques, désireuses de s’abreuver à la source du monde ; il faut égale­ment accepter de décou­vrir les glisse­ments de ter­rains, les gouf­fres, les éparpille­ments, les ravins et avalanch­es, là où tout sem­ble dis­paraitre dans l’émerveillement et le désor­dre du désas­tre naturel :

Un chemin délavé que mes yeux accom­pa­g­nent dans la
soli­tude
aujourd’hui repris en sens inverse
et qui mène à l’Observatoire : ici j’étudie le chaos
les migra­tions, l’apparition de nou­veaux climats…
C’est sur ce chemin de pous­sière que j’ai voulu disparaître
tout en haut il fal­lait se jeter dans le vide
& tout en bas il n’y avait que le néant
(extrait d’Impacts de Foudre)
 

 Reste cette civil­i­sa­tion portée en langue amère, qui blesse l’œil et l’aveugle alors même que l’écriture fuit la vague nausée de l’immobilisme et une nature trop con­tem­pla­tive, Didi­er Many­ach préfère en ce sens entr­er en com­mu­nion avec la flamme du Com­mence­ment, de l’Infans, cette aube brûlée de nos­tal­gie adulte ; le poète laisse ain­si appa­raitre, au cœur de l’Obscur, la brûlure de la clair­voy­ance, délais­sant aus­si  les signes fal­lac­i­eux d’une langue qui ne serait que rem­part. Voilà donc Many­ach tenu à pétrir la mal­léa­bil­ité des ombres, à cracher les mots qui appren­nent le décille­ment du réel. Ter­ri­fié à l’idée de voir coag­uler ses jours, le poète laisse son écri­t­ure débor­der au rythme des saisons les plus vio­lentes, en des poèmes boulever­sants de puis­sance et de dis­si­dence.  S’élançant, par inter­mit­tences, en cris vibrants puis dans­es prim­i­tives, les mots se trou­vent délivrés de tout orne­ment, mots frémis­sants de vie, mots où cir­cu­lent des formes aus­si proches que loin­taines, mots qui reti­en­nent l’instant, mots nés de la terre et de ses élé­ments, des arbres aux « bras d’écorces et de cen­dres », mots majus­cules qui réson­nent des tré­fonds de l’abîme en des con­struc­tions amples et infati­ga­bles ; sortes de rhi­zomes enfin qui s’enracinent dans le monde car le dedans de l’homme est au dehors. Sous la vari­a­tion de la prose, la langue donne vie à des ques­tions sans réponse et à des sus­pen­sions éti­rant le quo­ti­di­en jusqu’à le faire cla­quer au vent d’allitérations et d’assonances incan­ta­toires, de tim­bres inat­ten­dus, et cela dans un superbe bat­te­ment de phrases.

    Didi­er Many­ach com­pose certes un grand poème du désar­roi exis­ten­tiel et de la lutte artis­tique, mais l’on retient davan­tage encore « ses mots » qui ont le goût du vent filant, son écri­t­ure qui ouvre au respire des choses les plus som­bres, sans jamais per­dre de vue la trace sen­si­ble des vis­ages croisés. Sa parole procède, ce faisant, par éclats de voix, orches­trant des silences puis de brusques et longs pas­sages vers des ter­ri­toires pro­fonds. Et au cœur de cette marée tumultueuse sur­gis­sent, dans la fonte du réel, des lumières  con­vul­sées, des fig­ures déjà brouil­lées par la « vitesse noire » de l’écriture, des paysages dépe­u­plés au  grand rythme élé­men­taire, par­fois troués obscures ou ver­tiges rav­inés, à moins que le poète ne nous invite à pass­er à tra­vers des forêts déchirées, tortueuses, recou­vertes d’encre phos­pho­res­cente. Sur­gis­sent alors des noms frap­pés à même la forge qui, dans la pierre mil­lé­naire, ont scel­lé « l’éclair de l’Aigle » et « le galop de l’antilope noire » ; scan­dant ain­si l’obscure clarté du Verbe et rap­pelant l’immensité de provinces orig­inelles. L’ailleurs est en effet un ici, l’extérieur est une intim­ité, tout chemin souter­rain révèle l’ensoleillement des pro­fondeurs per­dues ; voici l’être lié à la marche du temps et seuls les cli­mats don­nent la sen­sa­tion de se déclin­er comme des excrois­sances natives de la vie, s’arc-boutant au silence pour faire jail­lir un chant prim­i­tif. C’est ain­si que le poète chante l’invisible, non pas la voie lac­tée mais le paysage du vent, léter­nité pas­sagère, et le chemin sans fin, con­stel­lé de divers seuils, il bal­aye les larges rivages de la terre et inter­roge l’unité per­due et  l’arborescente beauté de l’être-monde :

 Nous nais­sons avec le soleil
Mais nous venons des étoiles
Des algues
Et du souffle
Qui ne tient qu’à un fil:
Celui que la lampe tisse
Dans la gram­maire de nos veines
Avec le sang du verbe
Le vent
Qui fait trem­bler la flamme
Et le feu
Ou le silence
Des astres.
Alors toutes les pen­sées chavirent dans l’impensable
Puis dans l’écume ruisselle
Le matin du monde …

(extrait d’Onde Invis­i­ble, Pira­terie, Migra­tion et Mer­veille de Grâce)
 

    La langue tente sans cesse d’échapper au sol qui pour­rait se dérober sous elle, s’engage dans une course afin d’attrap­er la vie au vol, chaque pas­sage poé­tique est une hur­lerie qui crépite de vie et de sa soudaine dis­pari­tion. Didi­er Many­ach saisit en ce sens le jail­lisse­ment intense d’une sai­son en enfer ou d’une illu­mi­na­tion ; ses vers se tra­versent en cisailles, en frag­ments du monde, en « alpha­bets de cen­dre »: on y devine tou­jours l’appel de la mémoire lié au désir  d’enjamber le temps, d’aller vers une pos­si­ble lumi­nes­cence, vers cette lueur qui veille tou­jours…. Et pour être en par­tie perçue, cette clarté a besoin de s’unir à l’ombre, sans quoi l’espace alen­tour serait noyé par un flot de lumière. 

 L’olivier dans le champ de pier­res sèches :
laves nouées, flammes autour des corps
crevass­es, huile verte dégouli­nante au long des branches
des troncs mutilés
ce feu pétri­fié sur les écorces.
Recou­verts de ce qui obscuré­ment les hante, crucifiés
couchés, abat­tus, sans pou­voir se résigner
à s’écrouler tout à fait
une plaie au tra­vers du flanc.
L’eau qu’ils n’ont jamais trouvée
les olives qu’ils ne pro­duisent plus
cette obsti­na­tion pour­tant à durer…
Leurs mains sont bleues comme la nuit :
on dirait qu’ils se dressent
que la lumière de l’Été les transfigure
(extrait d’Impacts de Foudre)

    Il n’y a certes pas d’ombre sans lumière, et inverse­ment. Par-là, l’ombre rend pos­si­ble la vision du poète, elle fait renaitre des formes et laisse la vie s’y man­i­fester, hâtive­ment. Mais la lumière doit rester lueur chez Many­ach, un fais­ceau frag­ile qui n’hésite pas à s’engager dans l’obscurité du réel. Il ne s’agit donc pas d’une lumière qui éblouit, ni de lumière sacrée, ni de plein soleil, le poète priv­ilégie les levers d’aubes plu­vieuses ou les couchants apoc­a­lyp­tiques, c’est là que la vraie lumière est la plus énig­ma­tique et la plus ambiva­lente. En effet, l’œil cap­ture ain­si le paysage à tra­vers une var­iété infinie de teintes, de nuances que le poète retran­scrit en mots. Les change­ments perçus sont ren­dus vis­i­bles grâce aux rap­ports qui s’établissent entre appari­tion et dis­pari­tion de la Vie, glisse­ments, muta­tions et mou­ve­ments de va-et-vient. Ain­si, les pre­mières lueurs du Poète font que l’Obscur de la nature se relève autant qu’il se délite, comme écarté par une con­science de l’évanescence des choses. Les branch­es sont alors nues, la terre prend la couleur des forêts et les arbres celles de la pluie. L’écriture devient mou­ve­ment de renais­sance autant que de soli­tude et de désordre :

Je voudrais dire la Cité mythique après sept jours de
marche entre ciel et terre. Puis cette soli­tude dans
la brousse proche, il y a quelques années de cela, en
suiv­ant les baob­a­bs, comme des ponts de lumière, pen-
dant que les femmes reve­naient en courant sur le sentier
boueux. Je voudrais dire le monde de l’Origine comme un
pla­cen­ta enter­ré dans la forêt, là-bas … à quelques mètres
de moi, comme un marig­ot sous l’orage.
(extrait de Sous les pluies des mangues)

     La lueur orig­inelle et scrip­turale du poète révèle donc ce qui n’est pas immé­di­ate­ment per­cep­ti­ble, une fois que toutes les illu­sions sont tombées, que l’esprit voit aus­si clair que le monde qui le dépasse ; Many­ach tente alors de retenir cette lumière sin­gulière qu’est la Vie, ain­si que le sen­ti­ment de tra­vers­er cer­tains jours plus pleine­ment que d’autres. Ces moments sont presque tou­jours asso­ciés à une ten­sion, une lueur dans l’impermanence, ce que l’on nomme, à l’instar de Jac­cot­tet, «  l’étincelle de vie ». L’espace du poème est donc le lieu où la parole accueille l’expérience du monde dans son mou­ve­ment per­pétuel. En défini­tive, la poésie de Many­ach par­le du monde sans jamais l’expliquer, ce serait le figer et le nier, alors même que le poète lui donne rai­son dans son refus de répon­dre ; l’éveil pas­sant aus­si  par l’oubli des vies antérieures :

J’habite la déchirure des régions disparues
les drailles et les frontières
le fleuve tumultueux
les cen­dres encore tièdes…
La Vie revien­dra t’elle ?
Je gis, au milieu du Temps, dans son devenir…
(extrait de  L’En­soleil­lade. Pira­terie, Migra­tion et Mer­veille de Grâce)

Mais L’écriture, ombre par­mi les ombres, per­met de briller, de retenir des instants de vie immé­di­ate, ces moments qui font cra­quer les con­tours du temps à la lueur d’une veilleuse, une lueur qui fait égale­ment trem­bler les apparences et mon­tre à l’œil que toute chose vivante de ce monde n’est jamais cir­con­scrite à sa lim­ite vis­i­ble, mais bien au con­traire, qu’il y a tou­jours une part accordée à l’in­sai­siss­able. Many­ach s’inscrit bel et bien dans la lignée, entre autres, de Bon­nefoy, de Pierre-Albert Jour­dan, dans ce désir éper­du de s’unir à la terre et à ce qui lui est au-delà ….. Cet insai­siss­able est un souf­fle qui per­met ne pas arrêter sa course, de ne pas être sclérosé par de fauss­es assur­ances, de ne pos­séder aucune cer­ti­tude, de savoir en bout de course que l’homme ne sait que peu de choses et que la terre en rien ne lui est due !

   Alors quoi de mieux que d’apprendre à apprivois­er l’étranger, l’inconnu, l’incertain ? Quoi de mieux que d’énumérer le grand foi­son­nement d’une vie enfouie sous les décom­bres de l’illusion ? Cli­mats  Forêts…..Visages, Didi­er Many­ach se sert du poème comme d’un grand jour­nal de frag­ments, de voy­ages,  de notes de vies épars­es, le poète y dépose en jets de lib­erté, comme dans un her­bier vivace, un éclat de la splen­deur du monde. Défi­lent sous nos yeux éton­nés et ravis les pléni­tudes végé­tales, le pas­sage des saisons, les trau­ma­tismes et crevass­es de la terre, les ciels orageux aux nuages translu­cides, le pré­cieux secret de toute une vie. L’érotisme vital de la nature est donc la seule reli­gion recon­nue ; cour­bu­res sen­suelles, généreuses ou effrayantes, ces formes appren­nent à mieux nous  déplac­er afin de nous replac­er hum­ble­ment, dans le  chant et la saveur des mots poé­tiques. Many­ach sait cepen­dant s’é­manciper de cette saveur, éty­mologique­ment du savoir, de la rhé­torique, il parvient à s’éloigner de la pesan­teur des idées trop abstraites qui encom­bre le monde des vivants. Le poète lucide est aus­si vaste que la marche du ciel, le voilà donc glaneur de beautés trem­blantes, rassem­blées au hasard de courants cli­ma­tiques. En effet, Many­ach dit le grand fris­son de l’existence  autant qu’il con­jure « le grand Tout » de l’éphémère. Le poète trans­met des ver­tiges au lecteur qui, avec lui, parvient à voir l’Etrangeté dans chaque brin d’herbe et se con­tente de ces roy­aumes éphémères, de ces petites par­celles d’éternités, autres silences éven­trés de beauté qu’il décou­vre dans le secret du geste poé­tique. En effet, l’écriture du poète porte toutes ces présences, embras­sant tan­tôt des couleurs, tan­tôt des formes, comme si la terre n’avait plus besoin d’aspirer au ciel mais l’aspirait avec elle. Many­ach parvient à met­tre en relief l’émanation de la matière, la tex­ture de la glace, la couleur des marécages, la frondai­son des arbres, le par­fum des saisons, l’approche de la pluie, le cycle des vents, la dis­pari­tion ou course folle des ani­maux, le chant de la lumière et les derniers regards étoilés :

L’instant sur­git
Sur un lit d’étoiles

Et de pier­res plates..

Limpi­de orig­ine perdue
Ren­due au lan­gage qui s’y incruste
Pour ouvrir la voie
Du vivant.

(extrait d’Onde invis­i­ble)

        On redé­cou­vre enfin notre sil­hou­ette d’humain, sim­ple trait dans la mag­ni­tude du paysage, là où  « le vent oblige le corps à se sou­venir de la terre ».Je ne cherche pas un par­adis, mais une terre” écrivait Le Clézio et Didi­er Man­aych lui emboite le pas, à moins qu’il ne le précède depuis tou­jours, pour affirmer en de véri­ta­bles épopées de mots que « la vie ter­restre est plus sur­prenante que n’im­porte quel rêve” (JML). A tra­vers feuilles et pier­res boueuses, les pas du poète sont des orages aigus, chaque enjam­bée ral­lie la pen­sée à la mousse, gan­grène le trop-vis­i­ble, desquame toute iden­tité et pousse le voyageur à s’enfoncer au cœur de la sauvagerie et à laiss­er irrémé­di­a­ble­ment son « empreinte dans le chaos ». Seule compte la voix d’une unité retrou­vée, celle qui décline la rumeur des lichens, l’odeur des saisons, la présence des ombres ; vivant de cette source d’émer­veille­ment autant que de ver­tige, le poète errant sait qu’il n’est qu’une forme par­mi les autres, son écri­t­ure est en con­séquence ren­due atten­tive à la quan­tité des élé­ments qui le boule­versent. En somme,  « le monde » en lui-même est dans l’homme plus humain et bien  plus vivant que lui.

 J’étais roche d’étoile, pous­sière du grand-mouvement
non dis­so­cié, absol­u­ment vide.
La lumière ruisselait…
Je fer­mais les yeux & la terre intérieure m’apparaissait.
J’étais eau et plante dans le fleuve et le sol
j’étais neige et soleil en fusion sur les cîmes
boue et sang, écume avant de naître…
(extrait d’
Impacts de foudre)

      Mais Ce monde serait-il d’une espèce autre ? N’est-il pas à la lisière de l’homme ? N’atteint-il  pas, par la poé­tique de Many­ach, des strates bien antérieures ? L’enfance de la terre en quelque sorte, des épo­ques de rep­ta­tion et de faib­less­es, des épo­ques de proies dis­simulées dans les sables autant que des péri­odes de beauté sauvage et mys­térieuse comme « la vague qui s’élève der­rière l’apparence, s’enroule puis ruis­selle sur le sable » ?  Ou bien ce même monde « poé­tique » n’est-il qu’un par­fum de cette forêt matricielle qui peine à le recracher de ses entrailles, syn­tagme pris­on­nier d’un texte à la lux­u­ri­ance for­mi­da­ble? En fait, per­due dans les matri­ces orig­inelles et liq­uides de cette nature indompt­able, l’écriture-monde de Many­ach relève de tous ces  espaces hétérogènes, riche de mille pièges de ronces, écorces et racines, que de tem­po­ral­ités en devenir. La lueur nait donc aus­si de ce coin de magie fiché dans le temps qui pré­fig­ure une nais­sance, et à des rites qui mar­quent le cycle vrai des jours.

   Fouis­sant la terre, pour chercher dans ses entrailles, creu­sant le silence rageur du ciel, exca­vant sa mémoire pour y chercher la fron­tière entre nature et human­ité, Many­ach livre une écri­t­ure fougueuse,  unis­sant ses pas et son Verbe, expi­rant des phras­es hale­tantes d’impatiences. L’auteur dit ain­si son iden­tité plurielle, sa per­cep­tion de l’épiderme des choses et sa pleine appar­te­nance à un univers infi­ni, espace qui par­fois l’engloutit et finit par le recracher, mais espace où le regard se déploie comme une beauté arach­néenne ; branch­es inex­tri­ca­bles dessi­nant des lignes labyrinthiques, sols jonchés de feuilles brouil­lant les pos­si­bles chemins, ciels bouf­fés par les cimes, riv­ières aux brumes fan­tas­tiques et couleurs obscures, la vision de Many­ach finit par pro­pos­er un hors temps, une mémoire uni­verselle en devenir; et voici l’arbre soli­taire qui ouvre sur la trouée d’un œil-flaque, il faut le « receVoir » pour croire à tant de beautés….Et si on finit par ne plus savoir qui, du texte ou de l’image, a, le pre­mier, sur­gi, envahi et façon­né ce monde, c’est que telles sont les choses,  il faut pren­dre par­ti pour elles en por­tant sur cha­cune le regard stupé­fait qui la recommence.

 Les journées sont de plus en plus longues. Dès que la lumière décline, les Formes se recom­posent. Cela com­mence à l’in­térieur de cer­taines par­ties du corps : l’In­fin­i­ment petit y résonne comme dans un sarcophage.
(extrait de Tous les points con­stituent la fig­ure, par­tie II. Géométrie de la mort)

    La langue du poète s’épanouit alors entre ombre et lumière, Didi­er Many­ach voit plus loin que le bout d’un monde qui sans cesse pour­tant lui échappe. Entre le regard et les choses, entre les mots comme entre les pier­res du tor­rent, le poète recueille des fig­ures épars­es du monde, les ren­dant un instant sol­idaires. De telle sorte que recou­vert, effacé par l’afflux de mots, la vie finit par y renaître, sur­gis­sant de ce mou­ve­ment même qui d’abord l’a annulée et qui, main­tenant lui offre cette vivac­ité, dont jusque-là elle parais­sait privée. Ecrire ce serait avant tout cela : s’asseoir pour voir se lever le monde dans le jour du lan­gage et offrir au lecteur une écoute atten­tive des bruits secrets de ce dernier, une langue capa­ble d’évoquer l’écho du temps, la beauté secrète et trag­ique de chaque ombre et les lèvres écorchées par la vision des voy­ages.

Der­rière chaque ligne, chaque ombre, chaque
vis­age, une lumière chimérique, infinie et fragile,
précède les voix errantes, blanchies qui vont se
per­dre au milieu du galop des mirages 
puis se dis­soudre sur les pals d’une terre sans mémoire

(extrait de Géométrie de la mort)

     Témoin d’une pho­togra­phie déchirée du réel, le poète révèle, dans une langue brûlée d’images hal­lu­ci­nantes, une nuit qui angoisse autant qu’elle s’irise en lueurs libéra­tri­ces, l’auteur des­sine enfin l’homme qui rétréc­it, celui qui retourne à sa place orig­inelle, à l’ombre d’une herbe. Et c’est grâce à cette expéri­ence poé­tique que Didi­er Many­ach, arpen­teur des ombres, sait recon­naitre l’étincelle qui fait d’un seul jour, une longue sai­son de migrations.

 

image_pdfimage_print