Le 30 mai 1969, les premiers numéros de la revue Poésie 1 arrivent chez les libraires. Quarante-cinq jours plus tard : 90.000 exemplaires sont vendus. Ces chiffres, pour les animateurs, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : « UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous. UNE AMBITION : des millions de lecteurs. UN PARI sur l’avenir de la poésie », n’est plus, semble-t-il, une boutade. La réputation de Poésie 1 dépasse très tôt les frontières de la France et l’espace francophone même.
Poésie 1 consacre certes des aînés, mais révèle aussi une multitude de nouveaux poètes, tout en biberonnant ses lecteurs (plusieurs générations) à la poésie contemporaine. Que de révélations ! Une vraie mine, qui n’a, encore aujourd’hui, pas pris une ride. Un bonheur et un vrai plaisir de lecture et un précieux outil de travail.
Poésie 1 est une revue au format de poche de 128 pages (vendue au prix symbolique du ticket de métro, 1 franc, en partie grâce aux recettes générées par les espaces publicitaires), dont le poète Jean Breton (fondateur des Hommes sans Épaules en 1953) est avec son frère Michel le fondateur et l’animateur de 1969 à 1987 : soit 136 numéros, 7.000 abonnés, 1.600 poètes publiés, trois millions d’exemplaires vendus. Une entreprise qui demeure à ce jour inégalée, tant par sa diversité, sa richesse, que par son concept, sa durée d’activité, ou ses tirages (de 20.000 à 50.000 exemplaires). Les numéros de cette revue unique, lus dans le monde entier, sont imprimés au minimum à 20.000 exemplaires et régulièrement réimprimés par Marabout, en Belgique. Poésie 1consacre des numéros spéciaux à des aînés (Jean Cocteau, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Lamartine, Leconte de Lisle, Rutebeuf, Alain Borne, n°25, 1972…), aux étapes importantes de la poésie du XXe siècle (les Poètes surréalistes,
Poésie n°1, Belmondo Rimbaud.
Belmondo en 1969.
La revue combat aussi les idées arrêtées. Ils sont ici « improbables » pour parler de poésie et pourtant, ce qu’ils écrivent ne l’est pas. Tous s’y livrent bien volontiers et avec enthousiasme ; à l’exception de Claude Nougaro, seul refus. Cet « exercice » pourrait-il exister aujourd’hui, à l’heure du cloisonnement, où l’on qualifie de poésie et de poètes TOUT, sauf ce qui l’est ? Petit florilège : Au sein du n°1 (1969) consacré à Jean Cocteau, c’est l’acteur, comédien et sculpteur Jean Marais, qui signe la préface : « La presse paresseuse employait toujours les mêmes clichés : illusionniste, enchanteur, magicien, et cela me scandalisait. Un demi-siècle d’invention et d’émerveillement en sont la cause. En outre cet homme attentif était toujours en avance. Il quittait la place croyant s’être trompé de date et longtemps après on voyait la mode s’emparer de ses découvertes et ne pas lui en tenir compte. Il n’a cessé de contredire les habitudes et de dérouter le public en cherchant une place fraîche sur l’oreiller.
Lucien Clergue : Jean Marais et Jean Cocteau dans Le Testament d’Orphée (60).
Son cœur dirigeait son intelligence et son cœur était aussi pur que son intelligence était grande, ce qui déroutait et rendait incompréhensibles certains de ses actes… » Précisons que Cocteau et Marais sont des amis de l’équipe ; notamment de Henri Rode et de Jean Breton.
L’acteur et comédien Daniel Gélin vient semer les premières pages de Poésie 1 n°3 (1969) consacrée à « la nouvelle poésie française » : « On m’a dit souvent que parmi les barrières diverses qui séparent l’homme de la poésie, il y a une certaine peur : peur de la comparaison entre la banalité rassurante de la vie quotidienne et cet état d’émerveillement que l’on ne croit réservé qu’aux saints, aux artistes et aux enfants. C’est le contraire qui est vrai : tout le monde est poète, plus ou moins, et de le redécouvrir est une des plus grandes consolations et le meilleur remède contre la commune solitude… » Ajoutons que Daniel Gélin, le moins improbable de nos préfaciers, est l’auteur de sept livres de poèmes, dont, chez notre ami Guy Chambelland : L’Orage enseveli (Le Pont de l’Épée, 1981).
Poésie 1 n°7 (1969), consacré au grand poète du XIIIe siècle Rutebeuf, est préfacé par l’acteur et comédien Jean-Claude Brialy : « … C’est le premier « journaliste » de son temps qui a contesté avec force et ironie le pouvoir, l’autorité et les bourgeois. Il a chatouillé les problèmes de l’Université, il a fustigé les moines, il s’est enthousiasmé pour les croisades, il a lutté contre l’intolérance et l’injustice, avec passion. Sa verve directe et rapide nous a fait mieux connaître une époque où l’on construisait les cathédrales… Il a dénoncé la routine officielle, la police, les intrigues, il a aimé et défendu la jeunesse. C’est un poète qui a chanté le froid, le vent et la neige. Il fut un caricaturiste étonnant… »
« Monsieur 100 000 volts » ouvre Poésie 1 n°3 (1969), consacrée à un nouveau volume de « la nouvelle poésie française ». Le chanteur et compositeur Gilbert Bécaud (l’interprète de Mes mains, Nathalie, Le Jour où la pluie viendra et Et maintenant) écrit : « Vive donc le train bariolé de Poésie 1… Parce que les poètes, même peu connus, peuvent le prendre en marche. Parce que ce train choisit toujours le chemin de la liberté. »
Dans Poésie 1 n°9 (1969), le biologiste Jean Rostand, fils de l’auteur de Cyrano de Bergerac, salue le poète romantique Lamartine, qui proclama la République lors de Révolution de 1848 : « Incapable de ses plier aux mesquineries tacticiennes de la politique, il ne s’inféoda à aucun parti et demeura constamment dans la pureté des hauteurs ; mais toujours il sut choisir l’honorable combat et militer pour les grandes idées qui devaient éclairer l’avenir… »
Le préfacier de Poésie 1 n°10 (1970), consacré au chef de file du Parnasse Leconte de Lisle, est assurément le plus improbable de tous et le plus surprenant (avec celui que nous gardons pour la fin). Lisons, c’est pertinent et personnel. Il s’agit de Claude François, le chanteur adulé et compositeur de Cette année-là (1976), Magnolias for Ever (1977), Alexandrie Alexandra (1977) ou encore Comme d’habitude (1967) : « Leconte de Lisle, on dirait un sage, un prophète en barbe blanche (c’est faux, je le sais, mais ma mémoire tient à cette image d’Épinal) qui nous houspille avec le passé.
Claude François.
Il s’entendait mal avec ses contemporains. Alors, pour se venger, il se racontait des drames d’autres époques où la noblesse, la puissance, la cruauté, l’orgueil – les grands sentiments, quoi ! – tenaient haut certains cœurs. Bien sûr, le poète possède plusieurs cordes à son arc. Il chante aussi le soleil, l’amour, le Christ des origines. Il décrit ses paysages préférés. On dirait qu’il fait des photos en couleurs : quelle minutie, quel relief – visuel autant que sonore ! Et quel mouvement, parfois : un poème comme « Les Elfes », j’ai envie de le danser… Leconte de Lisle a la chance de pouvoir encore nourrir nos rêves : partons avec lui, faisons courir notre mémoire ou retrouvons le paradis perdu. Les règles de la chevalerie, le courage, le sang, l’amitié et la solitude : les « Poèmes barbares », c’est déjà du Western. »
C’est le réalisateur, acteur, comédien, scénariste et dialoguiste Robert Hossein, le metteur en scène des superproductions spectaculaires (avec une débauche de moyens dans la pyrotechnie, la sonorisation, la projection, afin d’immerger les spectateurs au cœur du spectacle), qui ouvre le numéro suivant, Poésie 1 n°11 (1969), consacré aux poètes de l’École de Rochefort : « Les poètes de Rochefort ont chanté une période exceptionnelle de leur vie et de la vie d’un pays. Création, inspiration ne sont possibles que dans la foulée de l’angoisse – je le vois sans cesse, pour mes films, quel tourment ! Une grave tristesse habite ses poètes. Chacun, selon sa sensibilité, assume une période difficile. Mais pas d’aigreur, ni de désespoir (ni d’humour non plus, semble-t-il). Nul scepticisme. Une révolte profonde et généreuse. Dans une époque troublée, la poésie fut leur équilibre. Elle l’est restée… »
Le bouquet final nous ramène à Poésie 1 n°4 (1969), entièrement consacré à Arthur Rimbaud. Qui, pour évoquer le Rimbe ? Jean Breton a son idée et appelle la personne en question, qui lui répond : « Rimbaud, ça me botte ! Dans 48 heures c’est fait ! »
Leconte de Lisle.
Il s’agit de Jean-Paul Belmondo, le comédien de Kean (Alexandre Dumas, Mise en scène Robert Hossein, 1987), le Bebelaux 80 films et aux 160 millions de spectateurs ; l’acteur aux 1001 rôles où il est toujours prodigieusement lui-même, d’À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), son sixième film, Léon Morin, prêtre (Jean-Pierre Melville, 1961), Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962), L’Homme de Rio (Philippe de Broca, 1964), Itinéraire d’un enfant gâté (Claude Lelouch, 1988), etc., Belmondo le boxeur, qui passe du masque bleu-dynamite de Pierrot le fou (J.-L. Godard, 1965) aux cascades aériennes sur les toits de Paris et d’ailleurs de Peur sur la ville (H. Verneuil, 1975), en passant par le caleçon à pois rouge du Guignolo (Georges Lautner, 1980)…
Il est encore le Magnifique, l’Incorrigible, l’Animal, le Professionnel, le Doulos, l’As des as, le Solitaire… L’homme aux Mille vies qui valent mieux qu’une, selon le titre de son autobiographie (Fayard, 2016). En 2001, il est victime d’un accident vasculaire cérébral. Son état est jugé sérieux. Il se bat et se relève, mais, à l’exception d’un ultime film en 2008 : les planches et les studios, c’est terminé. Sa disparition, le 6 septembre 2021, à Paris, à l’âge de 88 ans, provoque une grande émotion en France. Les hommages sont unanimes et mérités, pour une fois… Sa part d’ombre (qu’il niera toujours, ramènera à des peccadilles, une incompréhension de l’époque, une méprise, au nom du fils aimant et admiratif qu’il était) concerne son père, le sculpteur Paul Belmondo qui, en 1945, fut jugé pour collaboration avec l’ennemi par le tribunal d’épuration des artistes plasticiens et interdit de ventes et d’exposition pendant un an. Le sculpteur Henri Bouchard est, lui, révoqué, sans pension de son poste de professeur à l’École des beaux-arts, avec interdiction de professer dans les écoles de l’État et, comme le sculpteur Charles Despiau, deux ans d’interdiction totale d’exposer et de vendre. L’immense popularité et capital sympathie du fils ont « effacé » les actes peu glorieux du père. Mais rassurez-vous, tous nos sculpteurs ne furent pas des collabos. Le plus grand d’entre eux, René Iché, grand Résistant, écrase par l’originalité, le maillet, le fusain et la tenue dans la vie, les trois précédents et leurs œuvres. « Un KO », dirait J.-P. Belmondo ! En 2010, Jean-Paul Belmondo a fait don de la collection familiale à la ville de Boulogne-Billancourt et appuyé la création d’un Musée Paul Belmondo, sur 1.000 mètres carrés au château Buchillot. À quand un tel espace pour René Iché ? C’est un autre débat.
Revenons-en à 1969, année durant laquelle paraissent trois films dont Belmondo est la vedette : Le Cerveau, avec Bourvil (Gérard Oury), La Sirène du Mississipi, avec Catherine Deneuve (François Truffaut) et Un homme qui me plaît, avec la magnifique Annie Girardot (Claude Lelouch). En 1969, Belmondo est déjà la star du box-office, l’acteur le plus populaire de France… Inaccessible… Mais, non, en fait, tout l’inverse : la simplicité même, la disponibilité et une réelle gentillesse. Écrire sur Rimbaud pour une revue de poésie ? Cela le botte, nous l’avons dit. Passons à son texte : « Quand je suis trop calme – ou fatigué – je lis Rimbaud. Il me réveille. Il me refait une nervosité. Je reçois tout de suite une décharge d’électricité. La poésie de Rimbaud, c’est un remède pour l’action. Avec l’adolescent de Charleville, on entre dans le domaine de la révolte (et avec lui, pas de quartier !) Les notions d’ordre et de confort intellectuel sont remises en question. Rimbaud est furieux de n’être pas, dans tous les domaines, un champion de force, d’intelligence et de charme. Il est contre ce qui a bonne réputation, dans les idées, chez les hommes. De ses angoisses, de sa rage, il a fabriqué une sorte de bélier pour tout démolir. Moi, je trouve ça tonique. Rimbaud me donne tous les courages. Rimbaud, lui, n’a jamais reculé. Et si vous êtes comédien, essayez donc de dire « La bateau ivre » ! Vous allez bien vous amuser. Les poésies rimées, encore, on peut s’en arranger. Mais la prose ! C’est là pourtant qu’il a donné le plus violent, le plus fier de lui-même, avec sa revendication d’une plénitude, tendresse et vacherie mêlées, dans une âme et un corps. Relisons ensemble, voulez-vous, « Mauvais sang », « Alchimie du verbe », « Adieu » (Les Illuminations) ; « Après le Déluge », « Matinée d’ivresse », « Aube » ou « Barbare » (Une Saison en enfer). Ce sont de courtes proses où les images éclatent comme les pétards d’un 14 juillet, où les rythmes sont disloqués, où le sens est chargé de plusieurs clés. Ces textes que je préfère, je les ai souvent murmurés, entre deux films, et je ne suis pas sûr que je saurais les dire avec le talent « perdu » qu’il aurait exigé, lui, le gosse paumé, vote devenu le jeune mort de Marseille. Ça ne fait rien. Rimbaud, c’est le plus fort. On connait ma passion pour les combats du ring. Je vais vous dire : moi, Rimbaud, ça me boxe. » Belmondo le dit avec ses mots à lui, et c’est pas mal du tout, non ?
∗∗∗
L’AVENTURE DE POÉSIE 1
Depuis plus de vingt ans, une légende court dans les milieux de l’édition française : la poésie n’intéresse qu’un cercle limité d’initiés ; elle ne concernera jamais le « « grand public ; elle est donc, par définition, « invendable ».
C’est sur ce prétendu « constat » que la plupart des éditeurs connus se sont constitué un « catalogue » où la poésie, systématiquement, brille par son absence. Soit, il y a des exceptions. Je ne parlerai pas ici des nombreuses revues de poésie, à tirage plus ou moins confidentiel, à existence plus ou moins éphémère : elles s’adressent, dans leur grande majorité, à des poètes en mal de publication, parfois à de rares amateurs éclairés, jamais au « grand public ». Je ne parlerai pas non plus des éditeurs poètes, comme Guy-Levis Mano, Henneuse, Vodaine, Rougerie, Puel, Boujut, Corti, et même, à quelques différences près, Pierre-Jean Oswald et Guy Chambelland : leurs éditions, en effet, sont « hors circuit » à cause d’une diffusion trop artisanale, voire pour certains inexistante. Par contre, deux « grands » éditeurs parisiens (par opposition aux « petits » éditeurs provinciaux dont je viens de parler ! ) méritent une attention particulière.
Pierre Seghers, tout d’abord : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lui seul a « senti », profondément, que la poésie concernait beaucoup plus de gens qu’on se plaisait à le dire ; lui seul a eu le courage, avec acharnement, d’éditer des poètes dans un souci immédiat de « jeunesse », en essayant de leur donner une diffusion et une audience nationales. Cela fait plus de trente ans que Pierre Seghers défend et, peut-être, protège la poésie : son expérience, son remarquable travail « en profondeur », son opiniâtreté sont pour nous un symbole.
Les éditions Gallimard, aussi : elles sont, sans l’ombre d’un doute, parmi les quatre ou cinq plus grandes maisons d’éditions littéraires du monde. Elles ne pouvaient — ne serait-ce que par standing — ne pas avoir une collection de livres de poésie. Et leur « fonds » est si important, leur surface commerciale telle qu’elles n’ont jamais hésité, bon an mal an, à publier un recueil poétique par mois. Sans compter, évidemment, leur remarquable collection « Poésie N.R.F » où sont publiés, à un prix relativement bas, la majorité des poètes « reconnus » du XXe siècle.
Mais même Pierre Seghers, même les éditions Gallimard, — prisonniers peut-être inconsciemment des préjugés antipoétiques — n’ont su, à notre avis, réaliser le vœu du poète : la poésie à la portée de tous. Jusqu’à présent, toutes les tentatives pour réaliser cette ambition ont versé dans l’ornière de la mauvaise chanson, si l’on s’en tient à la stricte qualité poétique ; pour le côté économique, la poésie à la portée de toutes les bourses, cela s’est soldé par une série de livres de poche dont les prix ne cessent, hélas ! d’augmenter.
Deux exemples entre mille : le livre de poche Hachette a augmenté par deux fois ses prix ces deux dernières années : le volume simple coûte aujourd’hui 3 €.
Quant à la belle collection « Poésie N.R.F. », dont nous parlions à l’instant, elle vient, elle aussi, de hausser ses prix : le volume simple est passé de 3,50 f à 4,40 f et le volume double de 4,50 f à 6,00 f. À ce prix-là, peut-on parler d’une collection « populaire » ? Non, vraiment : au sens double de l’expression « à la portée de tous », on n’a jamais cru en France, qu’il était possible de répandre la poésie. C’est pourquoi nous avons décidé, à la librairie Saint-Germain-des-Prés, de lancer nos propres éditions. Il fallait connaître « l’oiseau rare ». Et, si nous n’avions aucune expérience en matière d’édition proprement dite, nous avions l’immense avantage de très bien connaître l’« oiseau rare », c’est-à-dire 1’« acheteur de poésie ». En effet, depuis décembre 1966, nous avons créé dans notre librairie un étage de poésie, ouvert douze heures par jour, sans interruption. Lors de son lancement, cette initiative provoqua pas mal de sourires : pour beaucoup, elle était perdue d’avance, et nos 3.000 livres et revues de poésie (sans doute le stock poétique le plus important d’Europe) allaient très vite se ternir de poussière ! Certes, les sceptiques avaient beau rôle : une récente enquête du Cercle de la librairie sur les ventes de poésie en France donnait en pourcentage, pour une librairie générale, de 0,5 à 2 % maximum du chiffre d’affaires. Pour notre part, ces ventes ont représenté 11 % de notre chiffre d’affaires la première année et 15 % la seconde — alors que le chiffre d’affaires global avait quasiment doublé ces deux années-là !
Quelles sont les raisons de ce succès ? Notre emplacement privilégié (nous sommes situés au cœur du quartier Latin) ? Peut-être… Mais surtout le fait qu’il existe en France — comme dans beaucoup d’autres pays — un « marché » poétique en puissance, solide, fidèle, important, qui n’a jamais été « démarché » par des méthodes commerciales dynamiques et modernes. À la librairie, chaque acheteur de poésie est « fiché » — qu’on nous pardonne ce terme ! — ce qui nous permet de maintenir avec lui des liens constants. Nous l’invitons plusieurs fois par trimestre à des vernissages, des expositions, des signatures, des soirées de lectures et de discussions qui tournent toujours autour d’un même thème : la poésie, et particulièrement la poésie de ces vingt-cinq dernières années. Grâce à ce contact quotidien avec des milliers de clients, de toutes catégories sociales, nous avons pu dégager certaines remarques importantes : — La poésie ne se vend pas plus aujourd’hui parce que les livres de poèmes — vendus en moyenne dix francs — sont trop chers. La poésie se vendrait mieux si ses amateurs, particulièrement en province, savaient où en faire l’achat de façon continue. Enfin, à une spécialité donnée correspond toujours un « animateur » spécialiste : chez nous, pour vendre de la poésie, il est d’abord recommandé de la lire !
Poésie 1 est née de ces constatations bien… terre à terre ! Notre ambition : — offrir à tous (industriels, commerçants, cadres, ouvriers, étudiants…) ; partout (aussi bien dans les librairies, les kiosques que dans les grandes surfaces de vente, supermarchés, etc.) ; pour un franc seulement ; toute la poésie, sans exclusive ni parti pris. Sur le plan « littéraire », nous n’avions pas de problème : l’équipe de la librairie comprend dans son comité directeur deux poètes, Jean Breton, prix Apollinaire, et Jean Orizet, prix Marie-Noël, sans parler de tous ceux, critiques, journalistes, romanciers, qui gravitent autour de la librairie Saint-Germain-des-Prés. Nous nous faisions fort, avec l’aide de Guy Chambelland arraché de son mas de la Bastide‑d’Orniol pour la circonstance, de trouver les poètes « « classiques » et « modernes » qui feraient de cette collection la première ouverte à tous les courants de la poésie française et étrangère.
De l’idée à la réalisation. Sur le plan « pratique », les difficultés étaient plus nombreuses. Elles pouvaient d’ailleurs fort bien se résumer en une seule phrase : comment faire pour vendre un franc au public un livre dont le coût de fabrication est sensiblement le même ? Dans l’absolu, cela revenait à perdre 33 centimes (33 % étant la remise de base en librairie) chaque fois que l’on vendait un exemplaire de Poésie 1 ! Nous voulions bien sortir la poésie de son « « ghetto » — mais pas à ce prix-là ! II fallait donc trouver un mécène. En France, malheureusement, ils sont plutôt rares et Poésie 1 n’aurait sans doute jamais vu le jour si nous n’avions pas songé, tout à coup, à la publicité. Notre raisonnement était simple : pour que notre collection de poésie ait une véritable audience auprès du grand public, il fallait la tirer à 100.000 exemplaires minimum. Mais à ce chiffre de tirage on devient, qu’on le veuille ou non un « support publicitaire » intéressant, et pour une fois original, puisqu’il s’agit, ne l’oublions pas, de promouvoir la poésie ! L’idée était lancée : en voulant mettre la poésie à la portée de tous, nous nous retrouvions « marchands d’espaces » ! La publicité au service de la poésie, quel scandale en perspective pour nos « beaux esprits » ! Mais les « justifications » — si tant est que nous en ayions jamais eu besoin — ne nous manquaient pas, à commencer par la presse littéraire, et la presse en général. Pour la recherche des annonces publicitaires, nous avions trois sortes d’arguments : Notre prix de vente : il nous mettait à l’abri des remarques du genre : « Vous avez beau tirer à 100.000 exemplaires, vous ne vendrez rien ! » car un franc, même pour un livre de poésie, ce n’est plus un prix de vente, c’est un argument d’achat ! La présentation de Poésie 1 : un « vrai » livre de 128 pages, couverture quatre couleurs, qui, comme tous les livres de poche en France, après lecture, serait automatiquement placé dans une bibliothèque. Son « impact publicitaire » n’était donc plus limité dans le temps, comme un journal quelconque.
L’intérêt « psychologique » de la formule « poésie et publicité » : en permettant la diffusion massive, à très bon marché, des grandes œuvres poétiques, la publicité allait enfin faire « œuvre utile ». Pour une fois, elle ne ferait pas acheter n’importe quoi, elle ne serait plus considérée comme le symbole exécrable de la société de consommation ! Forte de cette argumentation, l’équipe de publicité de la librairie, dirigée par Jean Bouilhaguet, commença sa prospection. Les premiers rendez-vous furent, pour le moins, drôles : les amateurs de poésie sursautaient quand on leur parlait de publicité ; les publicitaires quand on prononçait le mot « poésie ».’ Mais très vite l’intérêt « publicitaire » de Poésie 1 – support créé malgré nous, pour les besoins de la « cause poétique », il faut le souligner — sembla indéniable.
Deux sortes d’annonceurs réagirent parfaitement à notre idée : Ceux qui ont l’habitude de la publicité dite de « prestige », de « relations publiques », celle qui ne table pas sur une rentabilité immédiate mais sur la création d’une image de marque, comme une banque (le Crédit français), les compagnies d’aviation (Air-Canada), les parfums (Chanel), etc. Les éditeurs, de livres ou de disques (comme Adès et Pathé-Marconi). Pour les premiers, Poésie 1 est en quelque sorte le premier pas vers le « mécénat » — en vogue depuis des années aux États-Unis mais ignoré totalement en France. Quant aux seconds, et particulièrement les éditeurs de livres, leurs réactions furent symptomatiques. Jusqu’à ces dernières années, les éditeurs français étaient plutôt contre la publicité et les résultats de leurs campagnes publicitaires n’avaient rien d’encourageant. Une conception publicitaire nouvelle… Poésie 1aborde le problème de la publicité du livre sous un angle absolument nouveau : c’est, en quelque sorte, la promotion du livre par le livre lui-même. À priori, le cercle parfait : une promotion d’un livre disons relativement cher (nouveautés, livres de fonds), dans un livre très bon marché (un franc), à très grand tirage (100.000 exemplaires minimum), faite pour la première fois dans les librairies (lieu où, jusqu’à preuve du contraire, on vend le plus de livres), par les libraires eux-mêmes (qui sont, là encore jusqu’‘à preuve du contraire, les plus qualifiés pour la vente des livres), directement aux vrais lecteurs, car on n’achète pas de poésie, même à un franc, si ce n’est pour la lire.
L’avenir nous dira si les 24 éditeurs qui nous ont suivis dans ce raisonnement ont eu raison de nous faire confiance. Lorsque les trente pages de publicité (chiffre fixé pour mettre en route l’impression) furent trouvées, on aborda le problème de la diffusion. Le problème était, là aussi, très complexe : d’une part, il fallait diffuser massivement Poésie 1 ; d’autre part, il était impossible de vendre aux libraires un livre d’un franc à l’unité. Une méthode de vente antitraditionnelle. Pour résoudre cette difficulté, notre diffuseur, Bernard Laville, prit sur lui de bouleverser radicalement les méthodes traditionnelles de diffusion du livre en France. Soulignant qu’il n’était pas intéressant pour un libraire de vendre des livres trop bon marché avec une remise habituelle, il proposa de grouper trimestriellement par 4 ou 5 titres la publication de Poésie 1 et de livrer la collection en coffrets normalisés de 100 exemplaires au minimum (soit 20 ou 25 exemplaires par titre de série trimestrielle) avec une super-remise, mais en compte ferme.
La formule, dans sa nouveauté, avait le mérite de satisfaire tout le monde : le libraire, parce que la vente de Poésie 1, malgré la modicité du prix, devenait rentable ; le diffuseur, parce que cela facilitait l’emballage, l’expédition et la facturation qui auraient posé des difficultés insurmontables avec 100.000 exemplaires d’un livre à un franc ; l’éditeur, qui pouvait « « planifier » facilement avec son imprimeur le programme d’une année ; l’annonceur, enfin, qui pouvait se dire qu’un libraire vendant cent fois au minimum la même publicité pour tel ou tel livre dans son magasin ne pouvait pas ne pas vendre, ou tout au moins avoir en stock, un exemplaire dudit livre. La diffusion réglée, il fallait mettre au point notre propre campagne de presse : il fallait que du jour au lendemain tout le monde connût Poésie 1. Et ce n’était pas facile de promouvoir un livre de poésie qui n’existait qu’à l’état de maquette (ô combien !) artisanale. Mais Catherine Clément, notre attachée de presse, sut par une très habile campagne d’échanges de publicité avec la presse littéraire, le Nouvel Observateur, France-Soir, et surtout Europe 1 et Radio-Télé Luxembourg, mener à bien cette rude tâche. Un défi, une ambition, un pari. À ce moment-là, tous nos problèmes pratiques étaient réglés : il ne restait plus qu’un grand point d’interrogation : le « contenu » de Poésie 1 allait-il séduire le « grand public » ? Il faut dire que ce « contenu » n’était pas celui d’un livre de poèmes ordinaires. Des millions de gens simples, avions-nous constaté, n’osent pas aller à la poésie de peur de ne pas la comprendre. Une soi-disant « élite » s’obstine à l’enfermer dans une espèce de « ghetto littéraire ». C’est un domaine réservé aux nantis de la Culture. Nous n’étions pas d’accord : pour nous, la poésie a toujours été un chant à hauteur d’homme — et si possible d’« homme ordinaire ». C’est pourquoi nous allions demander à des personnages dans l’actualité, bien loin des cercles littéraires, de nous dire avec des mots simples, directs, pourquoi ils aimaient tel ou tel poète. Et c’est ainsi que nous avons demandé à Jean-Paul Belmondo de nous parler, sans forfanterie, de son « Rimbaud à lui » ; à Lucien Morisse, directeur des programmes à Europe 1, du « Verlaine qu’‘il aime » et qu’il rapproche de Brassens et de Brel ; à Marcel Bleustein-Blanchet, président-directeur de Publicis-conseil, de Mallarmé qui fut, on l’oublie trop souvent, passionné par la publicité ; à Jean Marais du Jean Cocteau qu’il a si longtemps connu : et à Daniel Gélin des 9 jeunes poètes publiés en même temps que ces glorieux aînés. Et nous avons fait suivre ces avant-propos — qui servent en quelque sorte de « marches » entre la poésie et le grand public- d’une préface d’un spécialiste replaçant l’œuvre du poète dans son contexte historique et littéraire. Mais cela ne nous suffisait pas : Poésie 1 se devait d’allier aussi peinture et poésie. Raymond Moretti, que certains considèrent comme un des meilleurs parmi les jeunes peintres contemporains, accepta avec enthousiasme d’illustrer chaque poète. Il aurait voulu jouer avec les couleurs : notre « timidité » budgétaire ne lui permit qu’une illustration en noir et blanc. Le résultat n’en est pas moins surprenant d’authenticité et de force.
Le 30 mai 1969, les premières séries de Poésie 1 arrivaient enfin chez les libraires : quarante-cinq jours plus tard, 90.000 exemplaires étaient vendus, déjà. Ces chiffres, pensons-nous, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous ; UNE AMBITION : des millions de lecteurs ; UN PARI sur l’avenir de la poésie, n’est plus, semble-t-il, une boutade.
(in Communication et langage n°3, 1969). © Les Hommes sans Épaules, pour le texte de Michel Breton.
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Michel Breton (1941–1987) le benjamin des Hommes sans Épaules, rejoint très tôt Jean, son frère aîné, dans ses entreprises éditoriales. Enfant précoce, il écrit ses premiers poèmes (Le Cœur à l’orage, Le Petit Véhicule, 1958) à l’âge de douze ans. En 1967, Michel Breton participe à la création des éditions Saint-Germain-des-Prés, comme, en 1978, à celle du cherche midi éditeur. En 1969, il lance avec son frère le poète Jean Breton la revue de poche Poésie 1. Jean se consacre à l’éditorial ; Michel prend en charge la gestion des éditions. Rapidement, au début des années 70, les « frères Breton » occupent une place prépondérante sur la scène poétique et connaissent une renommée internationale. Leur catalogue est des plus impressionnants en termes de révélations : quasiment tous les poètes, qui vont compter, dix à vingt ans plus tard, y figurent. Michel Breton, personnage séduisant et complexe, ne tarde pas à devenir la victime de son abîme intérieur. Ne pouvant faire face, seul dans une longue nuit, près des châtaigneraies, Michel Breton complote contre lui-même et s’endort dans la mort.
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