Préambule persan

Le pho­tographe français Hen­ri Carti­er Bres­son évoque l’art du por­trait comme « le silence intérieur d’une vic­time con­sen­tante ». Sur la pho­to, cette jeune femme, qui se tient debout au milieu d’une rue de Téhéran, c’est New­sha Tavako­lian, dont le nom, à l’instar de celui de sa con­sœur Sha­di Ghadiri­an, pré­cise, qu’elle est d’origine arméni­enne. Bien que tchadorisée par le régime politi­co-religieux, ses gants indiquent qu’il s’agit d’une mag­nifique com­bat­tante, box­ant avec Cyrus le Grand, Dar­ius 1er et Xerxès 1er, dans un gant et Tigrane II d’Arménie et David de Sas­soun, dans l’autre. Ou encore, For­ough Far­rokhzâd et Sepi­deh Gho­lian dans un gant, Éghiché Tchar­ents et mon cher Daniel Varou­jan dans l’autre : Couleur de sang, me dis-je, — terre rouge, bien sûr, car elle est arméni­enne ! — Peut-être y frémis­sent encore des ves­tiges — de brasiers mil­lé­naires… On dénom­bre, en Iran, depuis le XVI­Ième siè­cle du fait des per­sé­cu­tions ottomanes, 202.500 Arméniens chré­tiens, aux­quels s’ajoutent les 400.000 Arméniens musul­mans d’Iran. Les Assy­ro-chaldéens, l’autre minorité chré­ti­enne d’Iran, ne sont que 25.000. Les Iraniens sont majori­taire­ment musul­mans, mais chi­ites et non pas sun­nites à l’instar de 90 % des 1. 575.000 000 musul­mans actuels. Et bien sûr des agnos­tiques et des athées, qui rasent les murs.

 

Cette jeune femme, c’est aus­si Katay­oun Afi­fi, la Perse, dont, en décem­bre 2013, je reçois un pre­mier mes­sage. Pourquoi ? Parce que j’ai pub­lié Ahmad Sham­lou, l’une des plus grands poètes iraniens, hélas, mécon­nu en France, dans la revue Les Hommes sans Épaules. Katay­oun a suivi des études de let­tres. Elle est férue de lit­téra­ture, d’écriture et de lib­erté. Elle me soumet son pre­mier écrit, une nou­velle. Elle écrit le soir, au secret, dans une langue, le français, qui n’est pas sa langue mater­nelle, aidée d’un dic­tio­n­naire. Je suis d’emblée épous­tou­flé par sa déter­mi­na­tion et sa per­for­mance. Je la lis, la con­seille, l’encourage et l’aide de mon mieux. Ses écrits et sa pen­sée sont très cri­tiques envers la société et le pays dans lequel elle vit. Son courage est grand. Son tal­ent ne l’est pas moins. Je vais l’apprendre en m’intéressant davan­tage, grâce à Katay­oun, à la poésie per­sane, à l’histoire de l’Iran et à sa cul­ture magis­trale : rien n’est plus déter­minée, qu’une femme irani­enne. Les mol­lahs et autres aya­tol­lahs, gar­di­ens de la révo­lu­tion, devraient le com­pren­dre, plutôt que de les oppress­er et de les étouf­fer, à l’instar du pan le plus riche de leur cul­ture, qui ne se lim­ite pas, loin de là, au VIIème siè­cle, ni à l’année 1979, ni aux con­tes du Shah per­ché, pour détourn­er un titre fameux de Mar­cel Aymé.

Auto­por­trait de New­sha Tavako­lian in film-doc­u­men­taire Focus Iran (Arte France, Ter­ra Luna Films, Har­bor Films, Avrotros, 2017) de Nathalie Mas­du­raud et Valérie Urréa.

L’Iran, le pays de Katay­oun, est mécon­nu. Il est sou­vent réduit à des images fauss­es ou arrêtées, qui cir­cu­lent sur son compte. Un poète me dit récem­ment qu’Hâfez est son poète arabe préféré. Mais, non. Hâfez, n’est pas un poète arabe, mais per­san, à l’instar de son peu­ple et de ses descen­dants, qui vivent en Iran. Lesquels ne par­lent pas l’arabe, mais le far­si, le per­san, qui fait par­tie du groupe indo-iranien de la famille des langues indo-européennes.

Cette langue s’écrit au moyen de l’alphabet arabo-per­san, vari­ante de l’alphabet arabe, bien qu’elle n’ait aucune par­en­té avec la langue arabe, dont elle dif­fère tant sur le plan de la gram­maire, que de la phonolo­gie. L’Iran n’est pas un désert et ne ressem­ble ni à Abou Dabi, ni à Dubaï, et autres pays des Émi­rats arabes unis. L’Iran est un pays mon­tag­neux, dom­iné par plusieurs chaînes de mon­tagnes, qui sépar­ent divers bassins et plateaux. Le som­met le plus haut de l’Iran, le mont Dama­vand, cul­mine à 5.610 m.

L’Iran n’est pas né en tant que pays le 11 févri­er 1979, lors de la révo­lu­tion islamique. L’Iran est l’un des plus anciens berceaux civil­i­sa­tion­nels du monde, habité par les Élamites dès le IVe mil­lé­naire av. J.-C. Unifié par les Mèdes, le ter­ri­toire con­stitue l’un des plus vastes empires à avoir jamais existé, s’étendant de l’est de l’Europe à la val­lée de l’Indus sous le règne des Achéménides, ain­si que le plus impor­tant foy­er du monothéisme zoroas­trien pen­dant plus de mille ans. Rég­nant à par­tir du IIème siè­cle de notre ère, les Sas­sanides éri­gent l’Empire perse au rang de grande puis­sance de l’Asie de l’Ouest pen­dant plus de qua­tre cents ans. Au IIIème siè­cle, sous la dynas­tie sas­sanide, appa­raît le mot Ērān ou Ērānšahr, qui sig­ni­fie « roy­aume des Aryens » ou « pays des Iraniens ». Les Iraniens sont des bâtis­seurs, comme le furent les Grecs et les Romains. Les pier­res de Per­sépo­lis sont le sym­bole de la grandeur de la Perse.

Per­sépo­lis (la cité perse), n’est pas seule­ment une série de romans graphiques (2000 à 2003) et le titre d’un film (des chefs d’œuvre, soit-dit en pas­sant) de Mar­jane Satrapi. Mais, la grandiose cap­i­tale de l’Empire perse achéménide, dont l’édification com­mence en 521 av. J.-C. sur ordre de Dar­ius 1er. La con­struc­tion de Per­sépo­lis se pour­suit pen­dant plus de deux siè­cles, jusqu’à la con­quête de l’empire et la destruc­tion par­tielle de la cité par Alexan­dre le Grand en 331 av. J.-C.

Les femmes sont oblig­ées sur bien des points. Mais pas sur celui de devoir porter la burqa (comme en Afghanistan, sous le joug des Tal­ibans), mais le foulard (hid­jab). C’est déjà de trop. Les Irani­ennes ne sont pas toutes des « chauves-souris » enroulées dans un tchador noir. La femme irani­enne, à défaut d’être libre, est résis­tante, créa­tive, cul­tivée, intel­li­gente, sen­suelle et élé­gante. Mar­jane Satrapi ajoute, pour dif­férenci­er l’Iran des régimes arabes et aus­si de l’Afghanistan (qui n’est pas davan­tage arabe, que ne l’est l’Iran), en 2015 : « Je ne suis pas fan de la république islamique, et je ne peux même pas retourn­er dans mon pays. On ne me fera donc pas de procès d’intention. En revanche, il ne faut pas con­fon­dre Tal­ibans et Iraniens. En Iran, le régime n’a jamais inter­dit aux filles d’aller à l’école. Au con­traire, même notre prof de reli­gion nous dis­ait que le Prophète voulait que les filles soient éduquées. 60 % des étu­di­ants en Iran sont des filles, et pas unique­ment dans le secteur des sci­ences humaines, mais aus­si en ingénierie ou en médecine… Là-bas, j’avais un foulard sur la tête, une clope au bec, et je con­dui­sais une jeep de la Sec­onde Guerre mon­di­ale. J’ai mis des baffes à des hommes, j’ai écouté les Rolling Stones. Per­son­ne ne m’a empêchée de faire ça. Je pense que les États-Unis, certes trop tard, ont enfin com­pris que les fonde­ments de Daesh se trou­vaient en Ara­bie saou­dite. Pour les wah­habites, les plus grands enne­mis sont les chi­ites, qui sont encore plus mal vus que les non-croy­ants. Finale­ment, l’ennemi de vos enne­mis devient votre ami… En Iran. Vous avez une vraie classe intel­lectuelle, une cul­ture. Et il y a des femmes chauf­feurs de bus. Ça n’a jamais été interdit. »

À ne par­ler, à pro­pos de l’Iran, comme nous le faisons trop sou­vent en Europe, que des mol­lahs et des « chauves-souris » de Téhéran, qui ne décol­lent jamais du sol… Nous pas­sons à côté de l’autre réal­ité de ce pays, qui n’est pas entière­ment voilé de noir, puisqu’il se dévoile (comme de nom­breuses femmes et jeunes femmes y aspirent, à l’instar de Katay­oun) dans le rouge odor­ant du par­fum des ros­es de Shi­raz. Cet Iran-là, n’a rien d’un mol­lah. Il est dans la prose et le sourire de Katay­oun. Dans la poésie d’Hâfez, de Khayyam, de Nima et de Sham­lou. Dans la pein­ture de Farideh Lashai, Beh­jat Sadr et Mar­jane Satrapi. Les images de New­sha Tavako­lian et de Sha­di Ghadiri­an. L’Iran, c’est la lèpre de la mai­son noire, qu’embrasse les lèvres couleur carmin de la sub­lime For­ough Far­rokhzâd. C’est Sepi­deh Gho­lian, vingt-sept ans, fémin­iste et défenseuses des droits du tra­vail, debout, dans une prison dont elle défonce les murs… Bref, l’Iran dépasse le cadre de la pro­pa­gande état­suni­enne ou des gar­di­ens de la révo­lu­tion islamique : c’est un monde, une civil­i­sa­tion et une pléthore de poètes, de femmes, du Xème siè­cle à nos jours. 

Cette jeune femme, qui se tient debout, au milieu d’une rue de Téhéran. C’est Katay­oun. C’est la femme irani­enne. C’est la pho­tographe New­sha Tavako­lian. L’une des plus bril­lantes pho­tographes irani­ennes, avec Sha­di Ghadiri­an (née en 1974) etTah­mineh Mon­za­vi (née en 1988). Leur tra­vail est cen­tré sur les femmes irani­ennes de leur généra­tion. New­sha Tavako­lian (née en 1981) nous dit : « Les artistes évolu­ent sur un ter­rain miné. L’impact que peut avoir une pho­to doc­u­men­taire sur une société telle que l’Iran est immense. » La pho­tographe Tah­mineh Mon­za­vi, arrêtée et empris­on­née pen­dant un mois en 2012, ajoute : « Dans la société irani­enne, si on s’arrête aux apparences l’essentiel nous échappe ; il faut creuser pour com­pren­dre les choses. » La pho­togra­phie, comme la poésie, démoc­ra­tise les pos­si­bil­ités d’expression mais son util­i­sa­tion est par­fois entravée par la cen­sure étatique.

La série « Like every­day » (Comme chaque jour), de Sha­di Ghadiri­an, a été réal­isée en 2001–2002. Elle est con­sacrée au tchador, qu’elle pho­togra­phie, isolé, non porté, avec, à l’emplacement du vis­age, des objets fonc­tion­nels domes­tiques (bal­ai, fer à repass­er, théière, etc.) Dans cette série de por­traits, Sha­di Ghadiri­an évoque le tra­vail quo­ti­di­en des femmes, et leur asservisse­ment, comme un sujet social : « Les hommes les cri­ti­quaient ces pho­tos. Longtemps, on m’a fait le reproche d’avoir offen­sé les femmes. C’était curieux, ce juge­ment venait de la part des hommes, ceux qui ne s’étaient jamais inquiétés des affronts faits aux femmes. Ils ont peut-être été dérangés par le regard mas­culin sur les femmes, que con­te­naient ces pho­tos… J’ai subi tant d’injures, à cause de ces pho­tos, qu’aujourd’hui plus rien ne me trou­ble. C’était d’ailleurs la seule série, qui a fait tant de bruit. Elle était l’enjeu d’un con­flit. Les fémin­istes l’applaudissaient vive­ment… J’ai ren­con­tré de nom­breuses activistes des droits des femmes, qui sont par­mi les plus célèbres et tra­vail­lent aux qua­tre coins du monde.

Sha­di Ghadiri­an : Série Like Every­day (Comme chaque jour), 2000–2001.

Quand je pho­tographi­ais cette série, je pen­sais être en train de par­ler de moi-même. Mais plus tard, j’ai com­pris qu’une fois exposées, ces pho­tos appa­rais­saient comme une tri­bune et per­me­t­taient de par­ler, par exem­ple, des droits de la femme… Quand je ren­con­tre la mal­trai­tance à l’égard des femmes ou lorsque ma pro­pre exis­tence con­naît des vicis­si­tudes j’ai envie de faire des photos. »

Citons encore, leur aînée, Shirin Neshat (née en 1957 et vivant en exil aux USA). En 1974, Shirin Neshat part aux États-Unis afin d’y accom­plir des études d’art. En 1990, lors d’un retour en Iran, elle est impres­sion­née par les effets de la révo­lu­tion islamique de 1979 sur la con­di­tion fémi­nine. Shirin Neshat com­mence par réalis­er des séries pho­tographiques : « Unveil­ing » (dévoile­ment), en 1993 ; « Women of Allah », en 1994. Dans ses por­traits ou auto­por­traits, toutes les femmes por­tent un tchador. Tracés directe­ment sur les tirages, des textes énig­ma­tiques en cal­ligra­phie far­si recou­vrent invari­able­ment les par­ties vis­i­bles de ces femmes voilées.

Les roses de Shiraz 

À Shi­raz la Mag­nifique, on peut encore vivre. Mieux que dans le reste du pays, me dit Katay­oun. La men­tal­ité est dif­férente. L’oppression, réelle, l’est moins qu’ailleurs. Il y a aus­si davan­tage de bras­sage. Le devons-nous aux ros­es ? Katay­oun ajoute que c’est à Shi­raz, que l’on trou­ve les plus belles femmes d’Iran ! Mais, com­ment une shi­razi pour­rait-elle dire (humour) autre chose ? Katay­oun Afi­fi est orig­i­naire de Shi­raz, au Sud-Ouest de l’Iran, la ville du grand poète per­san du XIVème siè­cle, Hâfez. Khâjé Hâfez Shirâzi est né (en 1325) et mort (en 1389), à Shi­raz, à l’âge de 64 ans, au terme d’une vie dont nous ne savons, que peu de choses. Il mène une vie séden­taire et ne quitte Shi­raz, qu’à deux repris­es. Son mau­solée est un lieu de « pèleri­nage poé­tique. » Ici à Shi­raz bat aus­si le cœur de Saa­di (1210–1292), poète et con­teur per­san, l’auteur du Golestan (« Jardin de ros­es »), du Bous­tan (« Jardin de fruits ») et du Livre des con­seils.

Ici à Shi­raz bat le cœur d’Hâfez et de la rose, sym­bole d’Ishtar, divinité de la beauté et de l’amour. La rose de Shi­raz con­naît une renom­mée mon­di­ale à tra­vers la poésie, la tapis­serie ou le par­fum. Hâfez, lui-même, voit la rose « comme investie d’une âme, comme fiancée aimante, et il pénètre en esprit pro­fondé­ment dans l’âme de la rose ».

Ici à Shi­raz bat le cœur l’Iran, puisque la ville remonte aux Élamites, vers 2.000 avant J.-C. Per­sépo­lis, le plus impor­tant site archéologique d’Iran, est situé à 50 kilomètres.

Ici à Shi­raz, bat le cœur de celle, que nous appellerons par le pseu­do­nyme de son choix : Katay­oun Afi­fi. Ses actions, sa pen­sée et ses écrits la met­tent en dan­ger dans le pays dans lequel elle vit. La poésie, comme le dit le poète et tra­duc­teur Reza Afchar Naderi, dès qu’elle touche des priv­ilèges, des dogmes, des valeurs établies, devient une men­ace pour son auteur. Il suf­fit qu’un poème « bal­ance » un nom ou un statut, syn­onymes d’abus ou d’injustice, pour que le poète se retrou­ve dans la ligne de mire des déten­teurs du pou­voir. Je ne peux donc dire, que le min­i­mum, à son sujet.

Shirin Neshat : Offered Eyes (1993) con­tains lines from the poet For­ough Farrokhzad.

Katay­oun a trente-cinq ans, née en 1986, dans une famille mod­erne, ouverte et tolérante. Katay­oun vit dans un pays où laLoi en vigueur, depuis la révo­lu­tion islamique de 1979, impose aux femmes, qu’elles soient irani­ennes ou étrangères, et quelle que soit leur reli­gion ou croy­ance, de sor­tir la tête voilée et le corps cou­vert d’un vête­ment ample plus ou moins long. Katay­oun Afi­fi risque de subir de graves con­séquences, si elle ne respecte cette « Loi ». Dès qu’elle quitte son domi­cile, son corps et ses vête­ments sont jaugés. Elle doit se soumet­tre à des « con­trôles de moral­ité » : des agents de l’État jugent si sa tenue est con­forme ou non au code ves­ti­men­taire, qui s’applique aux femmes. Si ce n’est pas le cas, elle risque d’être arrêtée, voire tor­turée et con­damnée à une peine d’emprisonnement ou de fla­gel­la­tion, comme en témoigne Amnesty Inter­na­tion­al (in La lég­is­la­tion abu­sive imposant le port du voile régit la vie des femmes, 2019). Cette réal­ité n’est pas seule­ment celle de Katay­oun Afi­fi, mais celle de mil­lions de femmes et de jeunes filles en Iran. L’État exerce un con­trôle fort sur leurs corps. Les femmes et les jeunes filles – dès l’âge de sept ans – sont oblig­ées de cou­vrir leurs cheveux d’un foulard. Celles qui ne le font pas sont traitées comme des crim­inelles. La police des mœurs sur­veille l’ensemble de la pop­u­la­tion fémi­nine, soit 40 mil­lions de femmes et de jeunes filles, de ce pays de 80 mil­lions d’habitants. Les agents par­courent la ville en voiture pour exam­in­er la tenue des femmes : ils éval­u­ent le nom­bre de mèch­es de cheveux qu’elles lais­sent appa­raître, la longueur de leur pan­talon, de leur man­teau et la quan­tité de maquil­lage qu’elles ont appliquée.

Alors, chaque jour, avant de sor­tir de chez elle, une jeune femme comme Katay­oun Afi­fi doit décider des risques, qu’elle est prête à pren­dre. Exercer sa lib­erté et porter ce qu’elle veut, ou faire le choix de la « sécu­rité », pour éviter d’être arrêtée, agressée ou inter­dite d’entrée sur son lieu de tra­vail ou à l’université. Le fait d’être vue en pub­lic sans foulard peut entraîn­er divers­es sanc­tions : arresta­tion, peine d’emprisonnement, fla­gel­la­tion ou amende, au seul motif, que l’intéressée a exer­cé son droit de choisir com­ment s’habiller. Même lorsqu’elles cou­vrent leurs cheveux d’un foulard, les femmes peu­vent encore être con­sid­érées comme en infrac­tion à la lég­is­la­tion sur le voile oblig­a­toire, si quelques mèch­es dépassent ou si leurs vête­ments sont jugés trop col­orés ou trop près du corps. Il existe d’innombrables réc­its de femmes giflées par la police des mœurs ou rouées de coups de matraque et jetées dans des four­gons, en rai­son de leur tenue. Mais il y a pire : la lég­is­la­tion dis­crim­i­na­toire et dégradante, qui impose le port du voile, per­met non seule­ment aux agents de l’État, mais aus­si aux mal­frats et aux mem­bres de groupes d’auto-défense, de harcel­er et d’agresser les femmes en pub­lic. Ain­si, les femmes et les jeunes filles sont con­fron­tées quo­ti­di­en­nement à des étrangers (des hommes et des femmes), qui les bat­tent ou les asper­gent de gaz poivre, les trait­ent de « putes » et les oblig­ent à baiss­er com­plète­ment leur foulard, pour que leur chevelure soit couverte.

Mais, à compter du 27 décem­bre 2017, une jeune femme, Vida Mova­hed, est pho­tographiée, juchée sur une armoire élec­trique, son foulard blanc accroché au bout d’un bâton. La tête nue, vis­i­ble de tous, sur une grande avenue de la cap­i­tale, elle est aus­sitôt arrêtée et libérée un mois plus tard. La con­tes­ta­tion inédite est lancée. Les pho­tos se mul­ti­plient sur les réseaux soci­aux. Un mou­ve­ment gran­dis­sant con­tre le port oblig­a­toire du voile a émergé en Iran. Debout dans des lieux publics, des femmes agi­tent silen­cieuse­ment leur foulard au bout d’un bâton. Elles dif­fusent des vidéos où on les voit dans la rue, la tête décou­verte. Des hommes ont aus­si rejoint le mou­ve­ment, ain­si que des femmes, qui por­tent le hijab par choix. Katay­oun Afi­fi appar­tient à cette généra­tion de jeunes femmes insoumis­es. La force de ce mou­ve­ment ter­ri­fie les autorités irani­ennes, réagis­sent en lançant une répres­sion sans mer­ci : arresta­tions, par­o­dies de procès, tor­tures et con­damna­tions à des peines d’emprisonnement ou de flagellation.

Nas­rin Sotoudeh, avo­cate spé­cial­iste des droits humains, a été déclarée coupable, en mars 2019, à l’issue de deux procès man­i­feste­ment iniques. Elle est con­damnée au total à 38 ans et six mois de prison, ain­si qu’à 148 coups de fou­et. Opposée au port oblig­a­toire du voile, même en prison, Nas­rin Sotoudeh retire son foulard. Le con­trôle exer­cé sur le corps et la vie des femmes en Iran ne se lim­ite pas aux choix ves­ti­men­taires. C’est l’aspect le plus vis­i­ble et l’un des plus choquants de l’oppression plus générale, dont les femmes sont vic­times, et il attise les vio­lences à leur égard. La poète irani­enne Maryam Haidari (née en 1984), qui vit entre Téhéran et Bey­routh, témoigne (in Les Inrock­upt­ibles, 2019) : « Je viens d’Ahvaz, une petite ville dans le sud du pays. Les valeurs tra­di­tion­nelles y sont tou­jours très présentes : une femme se doit d’être vertueuse et de rester à la mai­son. Moi, j’ai tou­jours refusé cela. J’ai tou­jours essayé d’être forte face à ce que les hommes dis­aient ou ce qu’on attendait de moi. Mais, c’est très dif­fi­cile car tout homme, con­nu ou incon­nu, a le droit d’avoir un avis sur le com­porte­ment des femmes, même dans la rue. Con­crète­ment, ce pays est une grande « famille », qui sur­veille con­stam­ment nos faits et gestes. Ce sont nos oncles, nos frères, qui nous dis­ent ce qu’on a le droit ou non de faire. Ils peu­vent nous inter­peller à tout instant, pour nous cri­ti­quer et dicter notre con­duite. » Les femmes se heur­tent, en Iran, à une dis­crim­i­na­tion solide­ment ancrée dans la lég­is­la­tion, notam­ment en ce qui con­cerne le mariage, le divorce, l’emploi, la suc­ces­sion et l’accès aux fonc­tions politiques. 

Shirin Neshat : Rebel­lious Silence (1994).

Les religieux con­ser­va­teurs esti­ment que le tra­vail des femmes à l’extérieur du foy­er ne doit être autorisé, que s’il s’avère néces­saire pour la survie de la famille et à con­di­tion d’être au ser­vice exclusif de la pop­u­la­tion fémi­nine. La vio­lence domes­tique, le viol con­ju­gal, le mariage for­cé ou pré­coce et autres formes de vio­lences faites aux femmes et aux jeunes filles, ne sont pas pas­si­bles de sanc­tions pénales et restent répan­dus. L’âge min­i­mum légal du mariage, pour les filles, nous ren­seigne encore Amnesty inter­na­tion­al, est fixé à 13 ans. En out­re, un père ou un grand-père peut obtenir du tri­bunal l’autorisation de mari­er sa fille ou petite-fille encore plus jeune. Selon des chiffres offi­ciels, quelque 30.000 jeunes filles âgées de moins de qua­torze ans sont mar­iées chaque année. La peine de mort reste une pra­tique courante, avec notam­ment 246 per­son­nes exé­cutées en 2020. Elle est par ailleurs de plus en plus util­isée comme instru­ment de répres­sion poli­tique con­tre les man­i­fes­tants, les dis­si­dents et les mem­bres de minorités.

31 juil­let 2011 : La jeune Irani­enne Ameneh Bahra­mi, 30 ans, aveuglée et défig­urée à l’acide, a par­don­né à son agresseur et renon­cé à l’application de la loi du tal­ion, prévue par la charia (loi islamique), en vigueur en Iran. Majid Mova­he­di a été con­damné en 2008 à être aveuglé par le verse­ment de gouttes d’acide dans les yeux, pour avoir défig­uré et aveuglé en 2004 Ameneh Bahra­mi, qui refu­sait ses deman­des en mariage. La peine d’aveuglement de Majid Mova­he­di a été con­fir­mée en 2009 par la Cour suprême, qui a égale­ment con­fir­mé en décem­bre 2010 une con­damna­tion sim­i­laire d’un homme recon­nu coupable d’avoir aveuglé à l’acide l’amant de sa femme. Plusieurs attaques à l’acide ont été sig­nalées ces dernières années en Iran, et la presse a soutenu Ameneh Bahra­mi en pub­liant notam­ment des pho­tos de son vis­age avant et après, qu’elle soit défig­urée. Ce « châ­ti­ment cru­el et inhu­main équiv­a­lent à un acte de tor­ture », a été dénon­cé par Amnesty Inter­na­tion­al. La loi du tal­ion est le plus sou­vent appliquée en Iran pour des affaires de meurtres. La famille de la vic­time doit deman­der expressé­ment son appli­ca­tion, qui est ensuite lais­sée à l’appréciation du juge. Ameneh Bahra­mi a expliqué à l’agence Isna qu’elle avait « lut­té pen­dant sept ans pour obtenir ce ver­dict », mais a décidé d’accorder son par­don à la dernière minute parce que le ver­set du Coran sur le tal­ion « dit qu’il faut par­don­ner. Je l’ai aus­si fait pour le calme de ma famille, et égale­ment pour mon pays car apparem­ment tous les autres pays regar­daient ce que nous fai­sions. » Ameneh Bahra­mi, qui vit en Espagne où elle a subi de nom­breuses opéra­tions, a affir­mé, que les autorités judi­ci­aires irani­ennes avaient fait pres­sion sur elle, pour qu’elle renonce à l’application de cette peine.

Novem­bre 2018 : les tra­vailleurs de la société Haft Tappeh Sug­ar Cane, enta­ment une grève pour réclamer le paiement de mois de salaires impayés. Sepi­deh Gho­lian (mil­i­tante pour les droits du tra­vail et les droits civils), Esmail Bakhshi et Moham­mad Khan­i­far, respec­tive­ment porte-parole et mem­bre du syn­di­cat indépen­dant des tra­vailleurs, sont arrêtés pour « rassem­ble­ment et col­lu­sion con­tre la sécu­rité nationale » (arti­cle 610 du code pénal islamique). Le 14 décem­bre 2019, la cour d’appel de Téhéran con­firme la con­damna­tion de Sepi­deh Gho­lian, Esmail Bakhshi et Moham­mad Khan­i­far et les con­damne à cinq ans de prison cha­cun. En prison, Sepi­deh Gho­lian, pour laque­lle Katay­oun Afi­fi a beau­coup d’admiration, à juste titre, dénonce les mau­vais traite­ments infligés aux détenues : « La prison est un endroit proche de la fin du monde où les femmes sont traitées inhu­maine­ment et for­cées de faire des choses déshonorantes. »

13 sep­tem­bre 2019 : Sahar Kho­da­yari, trente ans, est pas­sion­née de foot­ball. Mais en Iran, les stades sont inter­dits aux femmes. Et ce, selon les respon­s­ables religieux, pour les pro­téger de « l’atmosphère mas­cu­line et de la vue d’hommes à moitié dévê­tus ». Alors, elle s’est habil­lée en garçon pour assis­ter au match d’Esteghlal, son équipe favorite et elle a été arrêtée. Craig­nant une longue peine de prison, elle s’immole devant le tri­bunal et suc­combe à ses blessures.

8 févri­er 2022 : Soupçon­née d’adultère, Mona Hei­dari, dix-sept ans, mar­iée de force à douze ans, mère d’un fils de trois ans, a été assas­s­inée et décapitée, dimanche 6 févri­er, par son mari et son beau-frère à Ahvaz, dans le sud-ouest de l’Iran, indique l’agence de presse Isna. La vidéo de l’époux, paradant dans la rue sourire aux lèvres avec la tête de sa femme, est apparue peu de temps après sur le net iranien, boulever­sant le pays. Lun­di 7 févi­er, les deux hommes ont été arrêtés par la police. Réagis­sant au drame, plusieurs défenseurs des droits humains ont exhorté les autorités à réformer la loi sur la pro­tec­tion des femmes con­tre la vio­lence con­ju­gale et à aug­menter l’âge min­i­mum du mariage pour les filles, fixé actuelle­ment à treize ans.

Voilà à quoi est exposée Katay­oun Afi­fi. La dénon­ci­a­tion de l’oppression et l’appel à la lib­erté, sont au cœur de ses écrits. Des cen­taines de per­son­nes sont détenues arbi­traire­ment en Iran pour avoir écrit ou exer­cé paci­fique­ment leurs droits humains. Il s’agit notam­ment de mil­i­tants des droits, de jour­nal­istes, d’opposants poli­tiques, d’artistes, d’écrivains et de poètes, donc de notre Katay­oun Afi­fi, dont, en jan­vi­er 2022, je reçois un mes­sage, qui me touche beau­coup : « Il y a presque huit ans je vous ai envoyé un email avec un texte qui con­te­nait une nou­velle. Vous avez lu le texte et cor­rigé toutes ses fautes en m’encourageant à con­tin­uer à écrire. Ce n’était pas facile du tout d’écrire dans une langue qui n’était pas ma langue mater­nelle et pou­voir trou­ver un édi­teur, qui accepte de pub­li­er un recueil de nou­velles d’une autrice incon­nue, qui habite très loin du Cana­da à ses frais. Finale­ment c’est arrivé et le livre a été pub­lié au Cana­da l’année dernière sous le titre de Les Gōsāns de la triste patrie, par Katay­oun Afi­fi, édi­tion Bayeux arts. Katay­oun n’est pas mon vrai nom. Mais je dois rester incon­nue tant que je suis en Iran, qui est la prison des écrivains. Je voulais vous offrir une copie du livre, mais en rai­son des cir­con­stances poli­tiques, j’ai demandé à mon édi­teur de ne pas m’envoyer quelques copies en Iran. J’espère que ce livre pour­ra m’ouvrir une porte afin de sor­tir d’Iran ; afin de pou­voir con­tin­uer mon tra­vail libre­ment. On est en train de réfléchir à ce que l’on peut faire pour faciliter un peu les choses. Grace à votre encour­age­ment j’ai pris l’écriture au sérieux et après avoir par­cou­ru un long chemin, le pre­mier recueil est sor­ti… » Katay­oun Afi­fi s’est accrochée et elle a pris le risque, dans un pays où la cul­ture relève du min­istère de l’Orientation islamique. Créer con­stitue un défi. La pein­tre et dessi­na­trice Ate­na Farghadani (née en 1987) a été con­damnée, en 2015, à douze ans de prison pour « rassem­ble­ment et col­lu­sion en vue de nuire à la sûreté de l’État, dif­fu­sion de pro­pa­gande con­tre le régime, insulte envers les mem­bres du Par­lement par le biais de pein­tures, out­rage au guide suprême et envers les fonc­tion­naires chargés de son inter­roga­toire. » N’en jetez-plus ! La cour est pleine ! Ces accu­sa­tions sont directe­ment liées à son expo­si­tion Parandegan‑e Khak (Oiseaux de la Terre), tenue en hom­mage aux vic­times de la répres­sion du mou­ve­ment vert de 2009, et à la pub­li­ca­tion d’une car­i­ca­ture représen­tant des députés iraniens sous l’apparence d’animaux. Ce dessin visait à dénon­cer deux pro­jets de loi pénal­isant la con­tra­cep­tion et la stéril­i­sa­tion volon­taire, et ren­forçant les droits du mari dans les procé­dures de divorce. Toute pro­duc­tion artis­tique, qu’elle soit d’ordre théâ­trale, ciné­matographique ou une expo­si­tion publique, doit obtenir les accords des insti­tu­tions gou­verne­men­tales avant d’être présen­tée au pub­lic. En ce qui con­cerne la musique, toute représen­ta­tion musi­cale à la télé ou en pub­lic est inter­dite. C’est donc l’autorité gou­verne­men­tale, qui décide de ce qui est bien ou mal en imposant une cen­sure éta­tique, religieuse, poli­tique et morale. Le régime jus­ti­fie ses recours à la cen­sure par la mise en place de règles de con­duites moral­isatri­ces au sein de la société. L’Iran est un pays con­sti­tué par une société clanique, avec une caste dom­i­nante, qui refuse de per­dre ses priv­ilèges et institue ces règles de moral­ités pour ne pas les per­dre. Par con­séquent, les œuvres remet­tant en cause cet ordre établi et pro­posant un nou­v­el ordre, sont jugées menaçantes et cen­surées. Mais, la cen­sure est présen­tée par le régime comme béné­fique, pour pro­téger con­tre les dan­gers d’une image ou d’une œuvre.

Les sujets sen­si­bles à éviter ? La reli­gion, la poli­tique et le corps féminin. Katay­oun ne con­tourne pas les sujets dits sen­si­bles et c’est bien pour cela, que son pre­mier livre de nou­velles, à paru à l’étranger, au Cana­da, et avec un pseu­do­nyme. Katay­oun est par­v­enue à sor­tir de sa « prison » irani­enne, grâce à ses mots et à son imag­i­naire, qui ne font pas fi de la réal­ité de la femme et de la société irani­enne, menées à la « baguette » par les gar­di­ens de la révo­lu­tion. Les nou­velles de Katay­oun révè­lent aus­si un tal­ent lit­téraire en devenir, à l’instar de sa grande aînée For­ough Far­rokhzâd, qui a con­sacré sa vie à lut­ter non seule­ment pour sa pro­pre dig­nité de femme et de poète, mais aus­si, pour la lib­erté et l’égalité sociale en Iran : « Je souhaite, de tout mon cœur la lib­erté des femmes irani­ennes et l’égalité entre les femmes et les hommes de mon pays. Je sais bien ce qu’elles subis­sent à cause de l’injustice sociale et je con­sacre une moitié de mon art à incar­n­er leur peine et leur douleur. » Cinéaste et grande voix fémi­nine de la poésie irani­enne con­tem­po­raine, For­ough Far­rokhzâd est une fig­ure de proue du fémin­isme iranien. Et Katay­oun, suit ses traces, mais avec ses pro­pres acquis.

Les Gōsāns de la triste patrie, de Katayoun Afifi

Les Gōsāns de la triste patrie, le pre­mier livre de nou­velles de Katay­oun Afi­fi, a paru chez un édi­teur cana­di­en, Bayeux Arts. Car, aucune des six nou­velles, qui com­posent ce livre, ne pour­raient paraître en Iran, sans attir­er les pires ennuis à son auteur. Selon Amnesty Inter­na­tion­al, au moins 7.000 artistes, mil­i­tants, jour­nal­istes, ont été arrêtés, rien qu’en 2018. La six­ième et dernière nou­velle, « Femme dans le miroir », est peut-être la plus dan­gereuse, puisqu’elle traite directe­ment et sans fil­tre du désir féminin et de la réap­pro­pri­a­tion de son corps par une jeune femme irani­enne. Or, en Iran, nous rap­pelle Hanieh Ziaei (cf. La voix des artistes iraniens entre engage­ment, dis­si­dence et cen­sure in implications-philosophiques.org, 2017), tout ce qui touche à la repro­duc­tion de la nudité et à la sex­u­al­ité est inter­dit. Le corps féminin est soumis à la dom­i­na­tion sociale mas­cu­line et l’homme dis­pose même du con­trôle du pou­voir de pro­créa­tion de la femme. La cen­sure sur les ques­tions de sex­u­al­ité con­stitue un geste poli­tique et idéologique. La pra­tique de la sex­u­al­ité devient alors un ter­rain poli­tique. La cen­sure frappe les milieux artis­tiques puisque les artistes, plus que d’autres acteurs soci­aux, se con­sacrent à l’expression per­son­nelle et sociale de leur sex­u­al­ité, se retrou­vant à bris­er les tabous et les normes de la société, fran­chissant ain­si la ligne de démar­ca­tion de ce qui est per­mis cul­turelle­ment et sociale­ment accept­able. En Iran, les femmes artistes se voient inter­dire toute per­for­mance en danse ou en chant dans un espace pub­lic, une représen­ta­tion de la féminité ou de la sen­su­al­ité fémi­nine étant con­sid­érée comme sym­bole de débauche et immoralité.

Dans un pays comme l’Iran, dont l’idéologie est religieuse, les débats de société por­tant sur des ques­tions liées à l’homosexualité, à la sex­u­al­ité, au corps, à la reli­gion ou à la femme ne sont générale­ment jamais tolérés ni per­mis. Il ne faut surtout pas qu’un index accusa­teur pointe les autorités et la respon­s­abil­ité de l’État face à la société ou inter­roge la réal­ité sociale exis­tante. La République islamique d’Iran a rapi­de­ment établi, dès son arrivée au pou­voir, la ligne de démar­ca­tion entre les notions du bien et du mal, du nor­mal et de l’anormal, du sain et du pathogène, du légal et du crim­inel, en deux mots : ce qui est per­mis et ce qui est inter­dit. Cette clas­si­fi­ca­tion vaut pour les domaines artis­tiques, lit­téraires et cul­turels où le régime établit à nou­veau une fron­tière entre : l’art offi­ciel (per­mis­si­ble) et l’art inac­cept­able (immoral ou décadent).

Il importe de com­mencer par saluer l’éditeur Bayeux Arts. Lequel, con­traire­ment à ce que peut laiss­er enten­dre son nom, n’est ni Nor­mand (comme, je le suis), ni Français, mais Cana­di­en anglo­phone, basé à Cal­gary, la qua­trième ville la plus peu­plée du Cana­da (1.285.711 hab.), loin de Shi­raz et de Téhéran, à 673 km à l’est-nord-est de Van­cou­ver. Bayeux Arts a pub­lié le livre écrit en français d’une jeune irani­enne inconnue.
L’éditeur a bien com­pris le tal­ent en devenir, qu’est cette jeune nou­vel­liste et la portée de son pre­mier livre, Les Gōsāns de la triste patrie. Certes, on peut trou­ver quelques menus reproches à faire, sur tel temps employé ou sur la syn­taxe de tel pas­sage, etc. 

Katay­oun Afi­fi, Les Gōsāns de la triste patrie, 104 pages, 19,95 $, Bayeux Arts, 2021. www.bayeux.com.

Mais, cela n’entrave pas la lec­ture et n’altère en rien l’œuvre. Rap­pelons, encore une fois, que ces nou­velles ne sont pas traduites du fârsî, mais qu’elles ont été écrites en Iran par une jeune femme per­sane, Katay­oun Afi­fi, directe­ment en français. Et que le ren­du est impressionnant. 

Les nou­velles, qui com­posent le pre­mier livre de Katay­oun Afi­fi, Les Gōsāns de La triste patrie, sont toutes en rela­tion avec le total­i­tarisme de la société irani­enne et dédiées à des per­son­nes ayant eu à subir les foudres du régime, avec des con­séquences sou­vent trag­iques. Ces foudres, tous les per­son­nages de Katay­oun, des femmes, prin­ci­pale­ment, mais pas seule­ment, les subis­sent. Toutes et tous s’y opposent, agis­sent con­tre et se révoltentAu fond du ciel vide se trou­vent les décom­bres d’un mur — Et ton cri errant — N’aura point d’écho pour te revenir, écrit le grand Ahmad Sham­lou, sans pour autant renon­cer à l’espoir : Non je n’ai jamais cru la nuit – Car — Au fond de son vestibule — J’espère trou­ver tou­jours — Une fenêtre. La nar­ra­trice de la nou­velle « Celle qui fab­ri­quait des baig­noires… », nous le dit : « Le nou­veau régime se con­sid­érait main­tenant comme le pro­prié­taire de tout et avait promis de for­mer une société sans aucune classe sociale, sur la base de la reli­gion. La richesse du pays et toutes les ressources étaient dans les mains des extrémistes, qui n’acceptaient aucune oppo­si­tion. La sit­u­a­tion économique des gens était affreuse. La super­sti­tion religieuse, le dog­ma­tisme, l’espoir de fauss­es promess­es du « Grand Leader » du nou­veau régime, avaient aveuglé beau­coup de gens et même les intellectuels… »

Qu’est-ce qu’un Gōsān ? Un mot Parthe, à l’origine, qui qual­i­fie un poète, un ménestrel. Le mot a été remar­qué pour la pre­mière fois par son util­i­sa­tion dans un texte per­san clas­sique du XIe siè­cle, Vis o Rāmin de Faḵr-al-Din Asʿad Gorgāni. La Triste patrie, c’est la mal­heureuse et pour­tant grandiose et plus que mil­lé­naire Iran, qui est passée en 1979, de la Savak, la police poli­tique du Shah, à la police religieuse de l’ayatollah Khome­i­ni. Les Gōsāns, ce sont Katay­oun, ses ami(e)s, ses aîné(e)s, poètes et écrivains, à l’instar d’Ahmad Sham­lou ou For­ough Far­rokhzâd. Et d’une manière plus large, toutes celles et tous ceux, qui n’abdiquent pas devant le despo­tisme du régime islamique. Toutes celles et tous ceux, qui, faisant face au fanatisme et à l’oppression, ne renon­cent pas à la lib­erté et à l’Amour la Poésie, à l’instar de la mag­nifique For­ough Far­rokhzâd. For­ough, qui nous dit en 1954 (elle est alors âgée de dix-neuf ans) : « Je pense qu’un poème est une flamme de sen­ti­ments et qu’il est la seule chose, qui puisse me trans­porter vers un monde de rêve et de beauté. Un poème est beau lorsque le poète y pro­jette toutes les vibra­tions et les fer­veurs de son âme. Je crois qu’il faut exprimer ses sen­ti­ments sans aucune restric­tion. En principe, on ne peut fix­er de lim­ite pour l’art, sinon il perd son esprit essen­tiel. C’est en suiv­ant ce principe, que j’écris des poèmes. J’ai beau­coup de mal, en tant que femme, à garder le moral dans cette ambiance mal­saine. J’ai con­sacré ma vie à l’art et je peux même dire que je l’ai sac­ri­fiée pour l’art. Je veux vivre pour mon art. Je sais, que le chemin que je suis a fait beau­coup de bruit à présent et dans la société actuelle et je me suis fait beau­coup d’adversaires. Mais je crois qu’il faut enfin bris­er les bar­rières. Il fal­lait que quelqu’un emprunte ce chemin et comme j’ai eu le courage et le dévoue­ment néces­saires, j’en ai pris l’initiative. La seule force, qui me donne tou­jours de l’espoir, c’est l’encouragement des véri­ta­bles intel­lectuels et artistes de ce pays. Je déteste les gens, qui font tout ce qu’ils veu­lent et pour­tant par­lent tout le temps de la purifi­ca­tion des mœurs de la société… Je sais, que beau­coup de gens inter­prè­tent mal mes poèmes et pour me dif­famer inven­tent des répliques à mes poèmes afin de démon­tr­er aux gens, que j’écris à l’intention d’une cer­taine per­son­ne. Pour­tant, je ne recule devant rien et je ne baisse pas les bras. Comme je l’ai déjà fait dans le passé, je sup­porte tout avec beau­coup de calme… »

Tout est dit du com­bat de la poète et de la femme. C’est dans cette veine, que s’inscrit Katay­oun. Non pas à l’heure du Shah, mais à celle des aya­tol­lahs. Sa radio­scopie de la société irani­enne con­tem­po­raine à ceci d’inédit, qu’elle est réal­isée par une jeune femme, qui vit en Iran, et non pas dans la dias­po­ra. La trame ne repose pas sur la seule pein­ture réal­iste de la société irani­enne. Elle part du réel pour rejoin­dre l’imaginaire et l’onirisme, dont sont imbibés ses per­son­nages, mais aus­si le pays, ses villes et ses paysages. Même menée à l’abattoir, c’est sou­vent le cas, la rose de Shi­raz parvient tou­jours à s’élever. On appelle cela l’Espoir.

La pre­mière nou­velle, « Les bossus comme moi », est l’histoire d’un homme, Mon­sieur Bossu, qui n’a jamais désiré qu’une seule chose : « Vivre de la manière qu’il désir­ait, libre et soulagé du super­flu » M. Bossu est allumeur de réver­bères : « Il a la respon­s­abil­ité d’éclairer la voie publique dans six quartiers de la ville d’Apollo ». M. Bossu a pour com­pagnon imag­i­naire, un pein­tre nom­mé Vin­cent, fasciné par la couleur jaune. On aura recon­nu Vin­cent Van Gogh. Mais, un jour, un évène­ment ter­ri­ble vient boule­vers­er la vie de M. Bossu, « le jour du désas­tre » : « Ce jour-là, M. Bossu enten­dit soudain des bruits bizarres qui venaient du dehors : « Atten­tion, atten­tion ! Au nom de la splen­dide autorité d’Apollo, à par­tir de main­tenant, le mot « pourquoi » sous toutes ses formes lin­guis­tiques est sup­primé de la langue écrite et orale. Sa Majesté et seul pou­voir roy­al d’Apollo, désire que les gens par­ticipent à cette cam­pagne pour faire taire le « Pourquoi ». La con­séquence sera ter­ri­ble pour ceux, qui ne respectent pas cet ordre divin. » En une semaine, le « Pourquoi » avait totale­ment dis­paru. Tous les livres furent regroupés pour être con­trôlés. On fît une grande quan­tité de pâte à papi­er avec les anciens livres et jour­naux, qui com­por­taient ce mot… Le lende­main du silence du « Pourquoi », M. Bossu s’assit à six heures pile sur le lit avec le dos défor­mé par une bosse. C’était en effet la con­séquence de l’insoumission… Dès ce jour-là, le mot « Pourquoi » échap­pait à n’importe qui, il (elle) sen­tait une démangeai­son sur le dos, puis il (elle) était le témoin du fleurisse­ment d’une bosse… »

Madame Roshanak, l’héroïne de « Celle qui fab­ri­quait des baig­noires… », est une femme d’affaires, issue d’une longue dynas­tie de fab­ri­cants de baig­noires, qui a repris l’activité de son grand-père et de son père. Du fait de son statut, sans aucune forme de procès, Madame Roshanak est appar­en­tée à la bour­geoisie de l’ancien régime : « Son grand-père avait pu s’enrichir en fab­ri­quant des baig­noires argen­tées de très bonnes qual­ités pour des rich­es, des politi­ciens et des artistes con­nus… Tout le monde désir­ait en installer une dans sa salle de bain… ». Madame Roshanak est traitée de par­a­site et est accusée d’espionnage, par le nou­veau pou­voir islamique, sur fond de guerre Iran/Irak (1980–88). Un groupe de mili­ciens, « un groupe de voy­ous et de mer­ce­naires… », vient perqui­si­tion­ner chez elle. Ils ne trou­vent rien de com­pro­met­tant, mais l’arrêtent tout de même. Les inter­roga­toires se suiv­ent, sans inter­rup­tion. : « Douze heures d’interrogatoire par jour… La nuit, le bruit des bottes des officiers l’empêchent de dormir… Après le soix­ante-deux­ième inter­roga­toire, elle était prête à avouer et à accepter ce qui lui était reproché… » Alors l’officier du régime lui dresse la liste de ses crimes : « Ne pas aider les pau­vres et ne pas partager sa richesse avec eux. Fab­ri­quer des baig­noires en argent à la place des baig­noires en céramique et gaspiller les ressources pré­cieuses du pays. Plac­er des doc­u­ments ultra con­fi­den­tiels dans les baig­noires et les porter jusqu’aux maisons des politi­ciens du régime précé­dent. Col­la­bor­er avec des pays enne­mis sous le précé­dent d’exporter des baig­noires. » À l’écoute, Roshanak ne sait si elle doit en rire ou en pleur­er. La suite ? Le procès et ce qui va en découler…

La nou­velle « Voie à sens unique », traite de la femme, de son statut dans la société islamique, de son corps, de sa sex­u­al­ité (« Je ne sais pas si je suis le pro­duit de l’orgasme d’une per­son­ne ou de deux »), de sa con­damna­tion à repro­duire, à être mère, à être con­trôlée dès son enfance et à subir, sans jamais pou­voir décider de rien. L’héroïne, est la qua­trième enfant d’une famille de sept per­son­nes. La mère, « après chaque accouche­ment, sa taille rétré­cis­sait comme un tis­su après lavage ! Je me dis­ais : « Bien­tôt ma mère aura dis­paru. » J’attendais que ma mère dis­paraisse. » La mère meurt avec son huitième bébé, en couche. Le père tra­vaille avec ses deux fils dans une société de bâti­ment. Comme une fille « ne peut tra­vailler comme un garçon », le père s’en débar­rasse. Il vend sa fille aînée con­tre une enveloppe et une boite de pâtis­serie, à un voisin. À l’âge de quinze ans, vient le tour de l’héroïne, d’être ven­due, à un homme de quar­ante ans : « Mon père lui a don­né ma carte d’identité et je suis par­tie avec lui. Mon mari a fait sor­tir une enveloppe de sa poche et l’a don­née à mon père. À par­tir de ce jour-là, je n’ai plus jamais revu ma famille. » Deux mois passent, sans que le mari ne la touche. Puis, un soir, il vient la trou­ver et lui dit : « Allonge-toi sur le mate­las ! » Notre héroïne-nar­ra­trice dit : « J’ai dû tolér­er le corps dont j’avais peu à peu l’habitude de l’odeur, deux fois par semaine. » Résul­tat : un garçon, en sus des deux filles de son mari. Mais, un jour d’été, notre héroïne, endors les enfants, prend sa carte d’identité, son tchador noir et s’enfuit. Dans la rue, elle est abor­dée par une femme, qui l’invite à mon­ter dans sa voiture. Madame Mouloude, femme aisée et élé­gante, habite une grande mai­son, qui pos­sède une vaste cour avec des arbres fruitiers, un palais, dans le cœur de Téhéran. Six filles vivent sous son toit. Notre héroïne devient la sep­tième, à quelques con­di­tions : « Tu dois être hon­nête, fidèle et savoir garder un secret. Tu dois savoir garder ta langue. Tout le monde a ses pro­pres secrets dans cette mai­son. Si je vois la moin­dre faute de ta part, je te mets dehors et tu n’auras pas de deux­ième chance. Je crois que j’ai été assez claire… » De quels types de ser­vices et de secrets, par­le Madame Mouloude ? Qui est-elle ? Que fait-elle dans la vie ? La suite de la nou­velle réserve bien des sur­pris­es et des rebondisse­ments. Sans les dévoil­er, dis­ons, qu’il est ques­tion de traf­ic d’opium, de la police autant poli­tique que religieuse, d’arrestation. Nous sommes à Téhéran, en Iran et comme le dit un colonel de la police : « Tout est inter­dit. Il faut isol­er et con­trôler les rela­tions hors des lim­ites du mariage et de la reli­gion. » 

Le titre de la nou­velle « N’écrivez plus en per­san », ne peut, pour un poète français, que le ren­voy­er à notre Mon­tesquieu et à son roman épis­to­laire fameux Les Let­tres per­sanes (1721), qui rassem­ble la cor­re­spon­dance fic­tive échangée entre deux voyageurs per­sans, Usbek et Rica, et leurs amis respec­tifs restés en Perse. Leur séjour à l’étranger (dont huit ans à Paris, de 1712 à 1720), dure neuf ans. Mon­tesquieu, par pru­dence, n’avoue pas qu’il en est l’auteur. Le livre est anonyme. Jusqu’à la fin du XVI­I­Ie siè­cle, tout ouvrage doit obtenir, en France, le priv­ilège roy­al pour être pub­lié. L’Église peut met­tre à l’index cer­taines œuvres qui nuisent à la doc­trine catholique. Ces inter­dic­tions entrainent la cir­cu­la­tion d’œuvres clan­des­tines et la pub­li­ca­tion anonyme ou depuis l’étranger. Mon­tesquieu cri­tique à foi­son la société française de l’époque sans ris­quer la cen­sure. À Paris, les Pers­es s’expriment sur une grande var­iété de sujets allant des insti­tu­tions gou­verne­men­tales (réflex­ion poli­tique et satire de la monar­chie absolue de droits divins, les querelles et les inter­dits dog­ma­tiques sont présen­tés comme absur­des) aux car­i­ca­tures de salon. Les Let­tres per­sanes con­nais­sent un suc­cès immé­di­at, jamais démen­ti. Les Let­tres per­sanes sont emblé­ma­tiques des Lumières, mou­ve­ment, qui incar­ne le com­bat de la rai­son con­tre l’obscurantisme. Des philosophes tels, Voltaire, Diderot, d’Alembert ou Rousseau, prô­nent de nou­velles valeurs : l’éducation et les con­nais­sances doivent éclair­er les hommes. En 1721, La France con­naît le régime poli­tique de la Régence, instau­ré à la mort de Louis XIV, en 1715, à cause du trop jeune âge de son héri­ti­er désigné, Louis XV, qui n’a que cinq ans.  Les Let­tres per­sanes jouent un rôle essen­tiel en par­tic­i­pant à la con­tes­ta­tion des abus de pou­voir et à la volon­té de fonder une société plus juste. L’éloignement perse (et dans la mode ori­en­tal­iste, très en vogue en ce début de siè­cle) est le par­fait out­il de dénon­ci­a­tion des mœurs français­es. Mon­tesquieu écrit ce pas­sage mémorable : « Je demeu­rais quelque­fois une heure dans une com­pag­nie, sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occa­sion d’ouvrir la bouche ; mais, si quelqu’un, par hasard, appre­nait à la com­pag­nie que j’étais Per­san, j’entendais aus­sitôt autour de moi un bour­don­nement : « Ah ! ah ! mon­sieur est Per­san ? C’est une chose bien extra­or­di­naire ! Com­ment peut-on être Persan ? »

La nou­velle de Katay­oun Afi­fi, non dénuée d’humour ni de mor­dant, sur un sujet grave, emboîte bien sûr le pas satirique de Mon­tesquieu, et à son « Com­ment peut-on être Per­san ? » répond : « N’écrivez plus en per­san ». Il est ques­tion ici de la lib­erté d’expression, de créa­tion, de cen­sure, d’auto-censure et de la dif­fi­culté d’être pub­lié, pour un écrivain, dans la société islamique d’Iran. Le per­son­nage prin­ci­pal est un célèbre écrivain, Méhrdad Afi­fi, auteur de nom­breuses nou­velles et de deux romans à suc­cès, de retour à l’écriture et en Iran, après huit années de silence (tiens, huit ans ! tout comme le séjour à Paris des Pers­es de Mon­tesquieu, Usbek et Rica), passées à l’étranger chez sa fille, à laque­lle est dédié son dernier livre Mon nom est per­son­ne. À qui sera dédié le suiv­ant ? À la seule vraie femme de sa vie : Katay­oun Afi­fi. Non pas, une femme de chair et de sang, mais une femme, com­pagne et muse, imag­i­naire. Pour­tant, Méhrdad Afi­fi, lui, la voit, depuis tou­jours, et con­verse avec elle. Il souhaite pub­li­er son dernier livre de nou­velles aux édi­tions Alizadéh. Encore faut-il obtenir l’autorisation du Bureau de la Cul­ture. Autrement dit, la cen­sure du régime. Méhrdad Afi­fi est con­vo­qué par le Bureau. L’entretien ne se passe pas bien. On lui demande de retir­er nom­bre de pas­sages. Le chef du Bureau, M. Taban, lui dit : « Pourquoi met­tez-vous en ques­tion la lib­erté des hommes et des femmes si insolem­ment ? Nous vivons dans un pays libre où tout le monde a le choix de vivre à la manière qu’il désire ! Qu’est-ce que vous savez de la soci­olo­gie ? Aus­si, vous soutenez des femmes per­vers­es, qui se présen­tent comme des vic­times ! Il faut, que vous vous rendiez au tri­bunal pour toutes ces récla­ma­tions insen­sées !… Cor­rigez votre exem­plaire et contactez-moi…

L’avant dernière nou­velle, « Madame Simine », traite de la femme irani­enne, tirail­lée entre ce que l’on attend d’elle (le mari, les frères, la reli­gion) et ses aspi­ra­tions pro­fondes à la lib­erté et au désir. C’est la pre­mière nou­velle, que m’a adressé Katay­oun Afi­fi, il y a huit ans. Madame Simine réside dans une vaste mai­son, avec cour intérieur fleurie et des arbres fruitiers, du vieux Téhéran. C’est une fig­ure his­torique et respec­tée du quarti­er. Une femme généreuse, atten­tive et souri­ante, de vingt-sept ans. Une mère dévouée, qui élève seule (son mari, de dix ans son aîné, est mort au com­bat durant la guerre Iran/Irak, qui bat son plein), ses deux filles, de cinq et sept ans. Un exem­ple de respectabil­ité et de dévo­tion. On ne lui con­naît aucun excès, ni écart, ni déboire. Les jeunes filles l’appellent « Sœur Simine » : « Les prob­lèmes famil­i­aux, les dis­putes con­ju­gales, la coquet­terie des filles, tout est sujet de con­sul­ta­tions gra­tu­ites auprès cette dame pudique. » Elle est rigoureuse, ortho­doxe. À une femme, qui lui par­le des pre­mières règles de sa fille âgée de douze ans. Simine, qui arbore un tchador blanc à fleurs, répond : « Vous devez la for­mer d’une manière con­forme à la morale. Oui, elle a tout juste douze ans. Lais­sez de côté cette com­pas­sion mater­nelle ! Les pre­miers écarts com­men­cent dès cet âge… » Mar­iée tôt, alors qu’elle était lycéenne, Simine est en fait une femme résignée, soumise à l’autorité de son mari, puis, de ses frères, sans jamais pro­test­er : « Elle pense que per­son­ne ne peut lut­ter con­tre son des­tin. Qu’il faut l’accepter et s’en accom­mod­er… On lui a mon­tré un chemin en lui dis­ant : — Voilà, c’est ta route. Avance et ne proteste pas… Elle n’attendait plus rien de la vie. Avait-elle déjà atten­du quelque chose ? Pour elle, la vie s’était tou­jours résumée à un cadre strict : celui de la tra­di­tion et de la reli­gion… C’était là son cocon » et sa prison. Et pour­tant, un matin, Madame Simine dis­parait avec ses deux filles…

De retour chez lui, Méhrdad retrou­vent tous ses per­son­nages, à com­mencer par Katay­oun, et Mon­sieur Bossu, qui a peine à respir­er. Anahi­ta, femme qui a été attaquée à l’acide au vis­age, dans la rue, pour sa tenue ves­ti­men­taire non con­forme, dit : « Les boss­es appuient sur les poumons et elles blo­quent les voies res­pi­ra­toires. » Madame Hek­mat rétorque : « Méhrdad, tu nous as tués. Racon­te ce qui s’est passé au bureau de la cul­ture. Quelles par­ties du livre dois-tu sup­primer pour pou­voir nous pub­li­er ? » Méhrdad répond dans un solil­oque : « Il faut que j’efface tous les per­son­nages. Le prob­lème d’après eux, c’est la total­ité du con­tenu. » Anahi­ta reprend la parole : « Ces his­toires sont nos iden­tités. Elles sont des évène­ments de nos vies. Nous ne pou­vons pas dire des men­songes et nous cacher ou faire sem­blant d’être une autre per­son­ne. Nous sommes comme un miroir cassé, frag­men­té, avec beau­coup de con­tra­dic­tions… On est épuisés… J’espérais pou­voir m’exprimer dans ton livre. Hélas ! » Méhrdad Afi­fi est en butte à son imag­i­naire, à ses per­son­nages révoltés, dont le réel réclame, qu’ils soient pure­ment et sim­ple­ment effacés. Méhrdad Afi­fi va-t-il obtem­pér­er ? N’est-il pas le dou­ble de Katay­oun Afi­fi ? Non pas l’héroïne de la nou­velle, mais l’auteur des Gōsāns de la triste patrie, qui met en scène tout ce que doit affron­ter un écrivain, en Iran.

Sha­di Ghadiri­an : Trois pho­tos de la série Qajar (1998).

La dernière nou­velle des Gōsāns, est la plus sen­suelle, la plus char­nelle et la plus éro­tique. Katay­oun nous invite à partager la journée d’Hana, une Téhéranaise de trente ans, qui a ren­dez-vous avec et chez son petit-ami et s’interroge : c’est quoi le désir ? « Les picote­ments sen­suels et exquis, que l’on ressent quand on touche l’autre, l’envie de lui dire : « c’est moi ! » Je cache mes parts d’ombre, vois-tu les points lumineux de mon être ? Com­ment tu m’imagines ? Suis-je assez bien pour toi ?  Dans l’attente de son ren­dez-vous, elle se rend dans son café favori, le Café… Shi­raz (for­cé­ment !), où « les cheveux ondu­lants et col­orés des filles sor­tent des foulards, alors qu’un maquil­lage luisant cache leur vrai vis­age… Elles par­lent avec les minces garçons qui por­tent des jeans déchirés, d’une société en train de se dés­in­té­gr­er… Je peux facile­ment m’imaginer à leur place. Je pense que nous avons tous une douleur com­mune. Nous sommes tous per­dus… Qu’est-ce qui va nous arriv­er ? Per­son­ne ne le sait. J’ai lu quelque part, que l’Iran est le berceau de la civil­i­sa­tion, mais je crois, que c’est le berceau de l’incertitude ! Je souris à cette con­ner­ie et je laisse les jeunes seuls. »

Hana est ensuite intriguée par la pho­to d’une femme de l’époque Qajar (d’après la dynas­tie turk­mène, qui régna sur la Perse de 1789 à 1925), sur un mur du café. Cette femme l’amène à s’interroger (comme le fait la pho­tographe Sha­di Ghadiri­an dans sa série « Qajar », en 1998), sur cette époque et la sienne. Hana et la Qajar devi­en­nent « femme dans le miroir » de l’une et de l’autre. Mais le miroir, qui attend Hana, tout à l’heure, est encore plus coquin. Et que nous dit Sha­di Ghadiri­an, de ses « femmes Qajar » à elle ? Un peu ce que dit Hana à sa « vieille amie » Qajar : « Com­ment voyons-nous la femme d’aujourd’hui, celle d’hier et celle de demain ? Où sont les fron­tières tem­porelles ? Et où nous situons nous par rap­port à ces fron­tières ? Voici des vis­ages de femmes du passé, les femmes de l’ère Qajar (1785–1925), de l’ère con­sti­tu­tion­nelle (1905–1907), quand est apparu un nou­veau style de vie. Mais où les fron­tières se situent-elles ? L’art est-il cen­sé les ignor­er, les trans­gress­er ? Dans mon imag­i­naire, cette géo­gra­phie tem­porelle est sens dessus dessous. Pour moi, une femme irani­enne, comme moi, est à la croisée de toutes ces fron­tières incon­nues, qui sépar­ent la tra­di­tion de la moder­nité. Ces fron­tières se dépla­cent dans le temps. Je porte les vête­ments d’hier, et la femme Qajar côtoie les objets con­tem­po­rains. Pour moi, la réal­ité, ce n’est pas ce qui se passe dans le monde extérieur. La réal­ité, cela peut être l’image que je me suis fab­riquée de moi-même et des femmes. »

Quinze min­utes plus tard, Hana se trou­ve dans l’appartement de son com­pagnon : « J’évite toute dis­pute avec lui, même sur les sujets, qui me parais­sent impor­tants. À ce moment-là, j’ai seule­ment besoin de tran­quil­lité, de la chaleur d’un corps pour lequel j’ai tant d’ardeur. » La chose faite (il sem­ble, que, plus que les sen­ti­ments, ce soit ce qui les réu­nis­sent tous les deux, le sexe), qu’Hana, ne cen­sure pas, il s’agit de retourn­er chez soi, dans le petit apparte­ment d’une jeune femme seule « qui cherche l’amour et la paix dés­espéré­ment, dans les bras d’hommes avec lesquels elle n’a aucun lien. »

Mal­gré le cou­ver­cle sous lequel il faut vivre. Mal­gré le sen­ti­ment de claus­tro­pho­bie, que lui ont imposé des siè­cles de dom­i­na­tion, la pop­u­la­tion irani­enne fait tou­jours preuve d’un incroy­able courage, d’une force vive, d’un esprit créatif, revendi­quant la lib­erté. Katay­oun, à la suite de For­ough Far­rokhzâd, en est l’un des éten­dards, une voix, lorsque New­sha Tavako­lian et Sha­di Ghadiri­an en sont les images. Fidèle à cette volon­té, que lui insuf­flent ses racines, Katay­oun Afi­fi nous entraîne à tra­vers les per­son­nages de ses nou­velles, dans l’Iran d’aujourd’hui, déchiré entre son désir de moder­nité, de lib­erté et l’idéologie islamique dont il est imbibé. Elle pour­rait en cela repren­dre les pro­pos de son aînée, la pho­tographe New­sha Tavako­lian, qui s’inscrit, tout comme Katay­oun, dans la lignée des artistes per­sans, qui con­tour­nent les inter­dits pour créer : « Comme pho­tographe, j’ai tou­jours lut­té con­tre la per­cep­tion de la société dans laque­lle je vis, la com­plex­ité et ses malen­ten­dus. J’ai décidé de con­tin­uer l’album de famille de ma généra­tion. Pour ajouter les pho­tos jamais pris­es de leur vie d’adulte, telle qu’elle est aujourd’hui. Ce qui m’intéresse est de pou­voir com­mu­ni­quer, à tra­vers ce tra­vail, les sen­ti­ments de cer­taines per­son­nes, qui vivent en Iran. Ce que je souhaite, c’est représen­ter une généra­tion mar­gin­al­isée par ceux, qui par­lent en son nom. » La pho­togra­phie est un art silen­cieux. Pour­tant les pho­tos de New­sha Tavako­lian et de Sha­di Ghadiri­an, char­ri­ent des mots, des sons, comme les nou­velles de Katay­oun Afifi.

 

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Christophe Dauphin

Poète, essay­iste et cri­tique lit­téraire, Secré­taire général de l’Académie Mal­lar­mé, Christophe Dauphin (né le 7 août 1968, à Nonan­court, Nor­mandie, en France) est directeur de la revue “Les Hommes sans Epaules” (www.leshommessansepaules.com).

Il est l’auteur de deux anthologies :

  • Les Riverains du feu, une antholo­gie émo­tiviste de la poésie fran­coph­o­ne con­tem­po­raine, Le Nou­v­el Athanor, 2009 ;
  • Riverains des falais­es, édi­tions clarisse, 2011

Il est égale­ment l’au­teur de quinze livres de poèmes, dont récem­ment, aux édi­tions Librairie-Galerie Racine, en 2010 : Totems aux yeux de rasoir, poèmes 2011–2008, et L’Homme est une île ancrée dans ses émo­tions, et de onze essais, dont, Jacques Hérold et le sur­réal­isme (Sil­vana édi­to­ri­ale, 2010) ou Ilar­ie Voron­ca, le poète inté­gral (Editinter/Rafael de Sur­tis, 2011).