STANISLAS RODANSKI DANS LES METAMORPHOSES DE L’ECHO
ENTRE OUBLI ET SOMMEIL

 

En écrivant dans son jour­nal à l’âge de dix-sept ans : « Il sem­ble que le feu ait pris aux poudres », Stanis­las Rodan­s­ki a déjà tout dit. Jamais par la suite, il ne con­sid­ér­era la poésie comme un moyen d’ex­pres­sion, mais comme un mode de con­nais­sance. « Tout acte n’est val­able qu’en fonc­tion du SENSIBLE qu’il implique et qu’il pro­jette », a‑t-il écrit dans la mythique revue sur­réal­iste Néon.

 

            En 1947, après avoir con­tac­té André Bre­ton, à qui il écriv­it : « J’ai dix-neuf ans, je refuse ma soli­tude morale et je refuse l’ami­tié des imbé­ciles… Je ne suis pas encore fou », Stanis­las Rodan­s­ki signa le man­i­feste col­lec­tif Rup­ture inau­gu­rale, inté­gra le mou­ve­ment sur­réal­iste et la revue Néon, dont il avait trou­vé le titre. Sa col­lab­o­ra­tion à l’activité col­lec­tive fut de courte durée et il s’éloigna du groupe en 1948. Fasciné par les grands dandys de l’aube du sur­réal­isme, Arthur Cra­van, Jacques Rigaut et surtout Jacques Vaché, auquel il lui arri­va de s’identifier, Stanis­las Rodan­s­ki était sur­réal­iste dans la soli­tude, comme l’a écrit Jean-Michel Gouti­er, avant de devenir sur­réal­iste dans le silence. Ivan, le per­son­nage énig­ma­tique du roman à clé d’Alain Jouf­froy, Le Temps d’un livre, n’est autre que Stanis­las Rodan­s­ki. Il rêvait de vis­iter l’Inde et s’engagea pour l’Indochine. Porté déser­teur, c’est de la Sec­tion spé­ciale où il fut interné que parvien­dront au Soleil Noir ses répons­es à La Révolte en ques­tion et au Temps des assas­sins. Rodan­s­ki choisit, en 1954, de faire sauter de l’intérieur les réseaux de com­mu­ni­ca­tion et de se retranch­er volon­taire­ment dans le silence d’une mai­son de san­té de Lyon. En 1975 (« La mort est une dis­trac­tion pas­sagère »),  il accepte néan­moins l’idée de la pub­li­ca­tion de La Vic­toire à l’ombre des ailes. « Quand je l’ai con­nu en 1947 à Paris au sein du groupe sur­réal­iste qui venait de se recon­stituer autour d’André Bre­ton, a écrit Sarane Alexan­dri­an (in Les Hommes sans Epaules n°23/24, 2007), Rodan­s­ki pré­parait un livre qu’il avait inti­t­ulé Cours de la Lib­erté, en fonc­tion d’une rue de Lyon où il avait fait, je crois, une ren­con­tre mémorable. Les frag­ments qu’il me lut de ce livre en tête à tête me firent penser, par leur verbe crispé, déchiré, tra­ver­sé d’images trag­iques, qu’il se situ­ait dans la lignée d’Antonin Artaud et de Roger Gilbert-Lecomte, et qu’il pour­rait bien avoir un jour sa place aux côtés de ces prédécesseurs qui ont pra­tiqué l’écriture des abîmes. Nous avions pro­jeté à plusieurs de faire une revue, avec des moyens de for­tune, ayant la forme d’un Jour­nal de rêve, dédié à l’aventure poé­tique et à la révo­lu­tion de l’imaginaire. Typogra­phie bizarre, textes cal­ligraphiés, dessins fan­tas­tiques, comptes-ren­dus signés par les emblèmes du Zodi­aque, devaient la car­ac­téris­er. Le prob­lème était d’en trou­ver le titre, et pour cela, nous nous réunîmes chez le pein­tre Vic­tor Brauner, qui habitait à Mont­par­nasse l’ancien ate­lier du douanier Rousseau, et nous nous lançâmes à la tête toutes sortes d’appellations selon la tech­nique des asso­ci­a­tions libres. Nous n’étions pas sat­is­faits de nos trou­vailles lorsque Rodan­s­ki, jusqu’alors dis­trait et évasif, dit soudain avec une cer­taine insis­tance : Néon. Nous adop­tâmes aus­sitôt avec ent­hou­si­asme ce titre, qui sym­bol­i­sait la lumière de la moder­nité. Il revient donc à Rodan­s­ki le mérite d’avoir don­né son nom au pre­mier organe sur­réal­iste d’après-guerre, Néon, dont l’apparition soule­va quelques polémiques à l’époque, parce qu’il oppo­sait le mythe à la réal­ité quo­ti­di­enne, la magie à la poli­tique, l’érotisme à la reli­gion, et le mys­tère de la vie à l’épaisse grossièreté du monde. Rétro­spec­tive­ment, sachant quel fut son des­tin, il me sem­ble que Rodan­s­ki en s’écriant « Néon » révélait ce jour-là la clé de sa per­son­nal­ité. Son incon­scient, sol­lic­ité par nos impro­vi­sa­tions, l’amenait à se définir en jouant sur un mot, comme nous aimions tous à le faire en des recherch­es séman­tiques allant jusqu’au calem­bour. Il par­lait bien d’une lumière nou­velle, certes, mais il pen­sait sans doute en même temps « Je suis né On », comme Rim­baud avait dit « Je est un autre ». Il était né On, ce qui paraît impos­si­ble. Tout le monde est Je pour soi-même, Tu ou Il pour quelqu’un, Nous avec ses proches. Lui, il ne tenait pas à soi-même et il ne se sou­ci­ait pas d’être un autre: il n’était pas Lancelot, cheva­lier du Lac, mais cheva­lier du On. Avant de s’enfermer dans la soli­tude et le refus de l’expression, Rodan­s­ki s’est encore appar­en­té au groupe des sur­réal­istes dis­si­dents qui ont rompu avec l’Officialité du mou­ve­ment, pour des raisons de con­ve­nance per­son­nelle. Il n’y a pas eu d’exclus en cette affaire, mal con­nue des his­to­riens et des cri­tiques : nous sommes par­tis volon­taire­ment, et même sur un éclat, d’une com­mu­nauté agitée de con­tra­dic­tions pas­sagères. Cette légende de l’exclusion a été entretenue par un com­mu­niqué que pub­lièrent dans Néon ceux qui le reprirent avec nous, et qui rédigèrent quelques années plus tard une note exclu­ant Max Ernst. Ces querelles de famille spir­ituelle sont sans impor­tance pour juger des des­tinées poé­tiques, et Rodan­s­ki reste, mal­gré sa longue retraite, un représen­tant de la révolte très par­ti­c­ulière de quelques-uns au lende­main de la Libéra­tion, comme il appa­raît aujourd’hui, à tra­vers sa biogra­phie et ses écrits, l’exemple même de l’individualité inclass­able, indéfiniss­able et finale­ment exceptionnelle. »

 

            Lire Rodan­s­ki, à l’instar de Lautréa­mont, c’est défini­tive­ment rompre avec la lit­téra­ture comme avec le réel, ses mesquiner­ies, sa médi­ocrité et ses bassess­es. Lire Rodan­s­ki, c’est lire la vie comme elle n’a jamais été vécue et écrite aupar­a­vant ; la vie qui s’incarne dans un mag­ma d’images, une érup­tion de métaphores, qui n’en rap­pel­lent aucunes autres et ne lais­sent pas indemnes qui s’y frot­tent. Lire Rodan­s­ki, c’est abor­der de plein fou­et et sans com­plai­sance aucune, les « ter­res for­tunées du songe », chères à son ami Sarane Alexan­dri­an. Dans sa vie, dans ses écrits, Rodan­s­ki a incar­né authen­tique­ment le sur­réel : « Il est, seul au bord des dernières flammes, entre oubli et som­meil, là où soli­tude et des­tinée se con­fondent dans l’aube infuse d’un brouil­lard d’homme, hési­tant au bord de lui-même et pour­tant près de se trou­ver. Il brûle et dans la brume de son être noyé de lait, ses yeux vont éclore », (in Prométhée).

 

            Mais de qui par­le-t-on ? Qui était vrai­ment Stanis­las Rodan­s­ki, né Bernard Glücks­mann ? Il est né le 30 jan­vi­er en 1927, à Lyon. 27 ans plus tard, après avoir été raflé en novem­bre 1944 et déporté en Alle­magne par les nazis ; après moult incar­tades (six arresta­tions par la police entre 1947 et 1949), qui l’ont mené aux extrêmes ; après avoir par­ticipé durant une année au mou­ve­ment sur­réal­iste et notam­ment à la créa­tion de Néon, l’organe des jeunes nova­teurs du groupe, aux côtés de ses amis Sarane Alexan­dri­an, Claude Tar­naud, Vic­tor Brauner ou Alain Jouf­froy ; nova­teurs qui entendaient situer le sur­réal­isme au-delà des idées, par oppo­si­tion aux ortho­dox­es marx­isants ; après s’être engagé dans l’armée pour voir du pays pour se porter déser­teur ; après avoir don­né quelques pub­li­ca­tions dans des revues con­fi­den­tielles et pub­li­er un seul livre, absol­u­ment mag­ique, qui passera totale­ment inaperçu, La Vic­toire à l’ombre des ailes, et encore, sur la demande insis­tante de l’éditeur François Di Dio; Rodan­s­ki, après trois années passées au cen­tre psy­chi­a­trique de Ville­juif, de 1949 à 1952, entre volon­taire­ment à l’hôpital psy­chi­a­trique Saint-Jean-de-Dieu (290, route de Vienne, Lyon 8e), dans la périphérie de Lyon, pour n’en ressor­tir que mort, vingt-sept ans plus tard, dans la nuit du 22 au 23 juil­let 1981.

 

            Qui était vrai­ment Stanis­las Rodan­s­ki ? Bernard Glücks­mann ? Le chiffre 27 ? « Celui qui était sur­réal­iste dans la soli­tude avant de le devenir dans le silence », à répon­du Jean-Michel Goutier.

            « Per­son­ne », à répon­du Alain Jouf­froy : « Son iden­tité était imag­i­naire. » « Le prophète à la voix blanche dont les révéla­tions sont hors du temps… L’exemple même de l’individualité inclass­able, indéfiniss­able et finale­ment exem­plaire », à répon­du Sarane Alexan­dri­an. Rodan­s­ki répon­dra, quant à lui : « Qui suis-je ? Tou­jours le même revenant, ce qui revient à dire encore un autre. » C’est que, han­té par les héros de La Table Ronde comme par cer­tains faits divers, frère de Rim­baud, de Ner­val, de Niet­zsche, de Cra­van, de Rigaut, de Vaché et d’Artaud, et per­suadé, comme Novalis, que la poésie est « le réel absolu », Rodan­s­ki pour­suiv­it toute sa vie un Graal qui avait des allures de Par­adis per­du. Mobil­isant toutes ses forces, cette quête le con­fronta très vite à de sérieux prob­lèmes d’i­den­tité. Car, quand il se prend pour Lancelot ou Tris­tan, ou quand il choisit Astu (le dernier mot du dernier écrit par Niet­zsche, avant de bas­culer dans la folie), comme mot de passe, il s’ag­it bien moins de brouiller les pistes, que d’un véri­ta­ble sen­ti­ment de réin­car­na­tion, d’une mise en ques­tion rad­i­cale de soi. Rodan­s­ki, dans A perte de vue,  écrit : « Fanal de Mal­doror, où guides-tu nos pas ? ». Il errera toute sa vie entre le « Je est un autre » de Rim­baud, et le « Je suis l’autre » de Ner­val. Ce qui va de soi ne l’in­téresse pas. Seule l’i­nac­ces­si­ble, le Mer­veilleux, la beauté con­vul­sive ; tout ce qui rôde aux extrêmes con­fins du désir et du temps, de la rup­ture, lui sem­ble digne d’at­ten­tion. Tou­jours aux aguets, con­stam­ment dans un « état d’âme dont l’âme est absente », il devient l’autre. Rodan­s­ki devient le spec­ta­teur de sa pro­pre aven­ture : « Au sou­venir des évène­ments de ma vie, j’éprouve le sen­ti­ment qu’il s’agit d’une fic­tion où il me serait impos­si­ble de démêler la chimère de la vérité », écrit-il dans En met­tant au point ces réc­its. L’amour, le rêve d’amour, les mobiles priv­ilégiés de sa quête, s’in­car­nent dans un mythe, où l’om­bre et la proie finis­sent par se con­fon­dre. « Je suis pris­on­nier des liens de la lumière, roué vif sur le cer­cle de l’évolution d’êtres qui se réin­car­nent », écrit-il dans Des proies aux chimères. Mêlant sans cesse le vécu à l’imag­i­naire, vision­naire, Rodan­s­ki joue sa vie sur le hasard objec­tif, des signes, des intu­itions, des ren­con­tres : « J’ai tou­jours atten­du le coup de grâce, l’évènement fon­dant comme la foudre lors des sta­tions que je pro­longe dans les bars en dehors des heures d’affluence », nous dit-il dans Des proies aux chimères. Se situ­ant tou­jours entre déséquili­bre et incar­na­tion, appari­tion et dis­pari­tion, Rodan­s­ki a choisi l’asile comme lieu de survie. Dans ce voy­age sans retour, Rodan­s­ki a très vite com­pris qu’il n’avait d’autre navire que celui de son moi désan­cré, déri­vant au gré des émo­tions et des images ; d’où sa fas­ci­na­tion pour l’in­con­nu et pour la mise en vie, puis la mise en mots du sur­réel, du désir for­cé­ment inachevé. Rodan­s­ki à don­né une âme au rêve ; un rêve qui, comme la révolte, n’a pas de fin : « Le souf­fle qui tra­verse un poème, son envolée, c’est tou­jours le pas­sage de ce grand aigle blessé dans l’œil augur­al des vision­naires », (Frag­ment du lim­i­naire in Cours de la lib­erté).

            Nous ne sauri­ons enfin omet­tre de sig­naler l’un des évène­ments majeurs du pre­mier semes­tre 2012 : « Les Hori­zons per­dus de Stanis­las Rodan­s­ki », soit un ensem­ble d’exposition (du 26 avril au 7 juil­let 2012, à la Bib­lio­thèque munic­i­pale de la Part-Dieu, à Lyon) et d’évènements superbes (ren­con­tres-lec­tures,  col­loque, instal­la­tions, pro­jec­tion de films, à tou­jours à Lyon), pro­posés et pro­duits par l’Association Stanis­las Rodan­s­ki (stanislas-rodanski.blogspot.fr).

image_pdfimage_print
mm

Christophe Dauphin

Poète, essay­iste et cri­tique lit­téraire, Secré­taire général de l’Académie Mal­lar­mé, Christophe Dauphin (né le 7 août 1968, à Nonan­court, Nor­mandie, en France) est directeur de la revue “Les Hommes sans Epaules” (www.leshommessansepaules.com).

Il est l’auteur de deux anthologies :

  • Les Riverains du feu, une antholo­gie émo­tiviste de la poésie fran­coph­o­ne con­tem­po­raine, Le Nou­v­el Athanor, 2009 ;
  • Riverains des falais­es, édi­tions clarisse, 2011

Il est égale­ment l’au­teur de quinze livres de poèmes, dont récem­ment, aux édi­tions Librairie-Galerie Racine, en 2010 : Totems aux yeux de rasoir, poèmes 2011–2008, et L’Homme est une île ancrée dans ses émo­tions, et de onze essais, dont, Jacques Hérold et le sur­réal­isme (Sil­vana édi­to­ri­ale, 2010) ou Ilar­ie Voron­ca, le poète inté­gral (Editinter/Rafael de Sur­tis, 2011).