Yves Gasc est décédé jeu­di 22 novem­bre 2018, à l’âge de 88 ans. Le comé­di­en était immense, tout comme le met­teur en scène. Le poète était à l’assaut de son pro­pre don­jon, comme l’a écrit Jean Bre­ton, avec une vibra­tion de cristal que rend un cœur authen­tique, qui résonne dans tous ses poèmes. Yves était enfin et surtout un très grand ami. Son dernier enreg­istrement, son ultime par­tic­i­pa­tion aux Hommes sans Épaules, aura été le livre–CD (avec les voix d’Yves Gasc, de Janine Mag­nan et de Philippe Val­mont), Drôles de rires, Apho­rismes, con­tes et fables, une antholo­gie de l’humour  de Alain Bre­ton et Sébastien Col­ma­gro. Retour sur l’itinéraire d’Yves Gasc.

La voca­tion de comé­di­en se man­i­feste très tôt chez Yves Gasc (né le 21 mai 1930), encore proche de l’adolescence, lorsqu’il intè­gre le Con­ser­va­toire Nation­al Supérieur d’Art Dra­ma­tique de Paris, dans les class­es de Jean Yon­nel et Georges Le Roy. Il débute en 1950, changé en philosophe de L’Île de la rai­son de Mari­vaux, avec la com­pag­nie l’Équipe. Trois ans plus tard, il adapte pour la scène, Le Cahi­er bleu, d’André Bil­ly, puis en 57, gageure réussie, Mon Faust de Paul Valéry, qu’il joue avec Emmanuelle Riva, au théâtre Gra­mont. C’est ensuite, en 61,une autre ten­ta­tive auda­cieuse : l’adaptation scénique des Vagues de Vir­ginia Woolf, promesse à risque certes, mais enlevée du jeune Gasc. À l’âge de vingt-trois ans, Yves Gasc est engagé au Théâtre nation­al pop­u­laire, en 1953, par Jean Vilar, qui le nomme par la suite respon­s­able des soirées ou mat­inées poé­tiques et lit­téraires du Théâtre nation­al de Chail­lot, au Fes­ti­val d’Avignon et en tournée. 

Plus tard, dans son pre­mier livre de poèmes, L’Instable et l’instant (1974), Yves Gasc écrira le « Tombeau de Jean Vilar», pour lequel il nour­ris­sait une forte ami­tié, admi­ra­tion et recon­nais­sance : Homme tout droit comme une épée – Épée debout dans la terre – Beau­coup d’amour pas de prière – Un regard dur comme la pierre – Les yeux tournés vers le futur.

Yves Gasc se frotte à nou­veau à la mise en scène et col­la­bore fréquem­ment avec Lau­rent Terzi­eff. Il reste dix ans au TNP et y inter­prète : Ruy Blasde Vic­tor Hugo, mise en scène Jean Vilar, TNP Théâtre de Chail­lot ; Loren­za­c­ciod’Al­fred de Mus­set, mise en scène de Gérard Philipe ; Mac­bethde William Shake­speare, TNP Fes­ti­val d’Avignon ; L’Étourdi de Molière, mise en scène de Daniel Sora­no, TNP Théâtre Mon­tan­si­er ; Les Femmes savantesde Molière ; Le Mariage de Figaro de Beau­mar­chais, mise en scène de Jean Vilar, TNP Fes­ti­val d’Avignon ; L’Avare de Molière ; Le Malade imag­i­naire de Molière, mise en scène de Daniel Sora­no, TNP Théâtre de Chail­lot ; Hen­ri IV de Lui­gi Piran­del­lo, mise en scène de Jean Vilar, TNP Fes­ti­val d’Avignon; Meurtre dans la cathé­drale de T. S. Eliot, mise en scène de Jean Vilar, TNP Fes­ti­val d’Avignon ; Ubu roi d’Alfred Jar­ry, TNP Théâtre de Chail­lot ; L’École des femmes de Molière, mise en scène de Georges Wil­son, TNP Théâtre de Chail­lot ; Œdipe d’André Gide, mise en scène de Jean Vilar, TNP, Fes­ti­val de Bor­deaux ; Les Caprices de Mar­i­anne d’Alfred de Mus­set, mise en scène de Jean Vilar, TNP Fes­ti­val d’Avignon ; La Mort de Dan­ton de Georg Büch­n­er, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chail­lot ; La Fête du cor­don­nier de Michel Vinaver d’après Thomas Dekker, mise en scène de Georges Wil­son, TNP Théâtre de Chail­lot ;Mère Courage  de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar, TNP Fes­ti­val d’Avignon ; Les Pré­cieuses ridicules de Molière, mise en scène d’Yves Gasc, TNP Théâtre de Chail­lot ; Erik XIV d’August Strind­berg, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chail­lot, Fes­ti­val   d’Av­i­gnon ; Polyeucte de Corneille, mise en scène de Jean- François Rémi, Théâtre de l’Al­liance française ; L’École de dres­sage de Fran­cis Beau­mont et John Fletch­er, mise en scène d’Yves Gasc, Théâtre Récami­er ; Dieu, empereur et paysan de Julius Hay, mise en scène de Georges Wil­son, TNP Fes­ti­val d’Avignon…

 

En 1961, il fonde une jeune com­pag­nie et obtient avec La place royale de Corneille, jamais jouée depuis sa créa­tion en 1636, le prix de la mise en scène au Con­cours du Jeune Théâtre et le prix du Masque et la Plume pour la meilleure reprise clas­sique de l’année. Puis après une longue tournée autour du monde avec Tartuffe de Molière, qu’il réalise et dont il inter­prète le rôle-titre, il entame une col­lab­o­ra­tion de plusieurs années avec Lau­rent Terzi­eff et joue Zoo sto­ry d’Edward Albee, Les Amis d’Arnold Wesker, Richard II de Shake­speare, avec Lau­rent Terzi­eff à l’Atelier, Le roi Lear, avec Jean Marais au théâtre antique de Vai­son-la-Romaine, etc. Yves Gasc fait par­tie de la Com­pag­nie Renaud-Bar­rault entre 1973 et 1977, y joue entre autres, l’Explicateur dans Christophe Colomb et le Roi dans la dernière journée du Souli­er de satin de Paul Claudel, mais aus­si Col­in Hig­gins (Harold et Maud), Vil­liers de l’Isle Adam, Res­tif de la Bretonne…Yves Gasc comé­di­en, c’est, comme l’a écrit Hen­ri Rode : l’art du men­tir-vrai. Yves ne cesse d’obéir au besoin, à la fièvre d’être tou­jours soi à tra­vers même les per­son­nages les plus imprévus. Yves Gasc écrit lui-même : « Dans le comé­di­en demeure tou­jours un homme à la recherche de son iden­tité. Il espère la retrou­ver à chaque nou­veau rôle et s’épuise dans cette pour­suite comme un mys­tique en quête de l’absolu ».

 

Yves Gasc et Lau­rent Terzi­eff en 1969 dans
Zoo Sto­ry de Edward Albee, au Théâtre du 
Vieux Colombier.

En 1978, il est engagé par Pierre Dux à la Comédie- Française, dont il est nom­mé Socié­taire (il est le 470e socié­taire) qua­tre ans plus tard. Il tra­vaille sous la direc­tion de met­teurs en scène aus­si divers que J.-P. Rous­silon, J.- Luc Bout­té, J. Las­salle, J.-P. Vin­cent, G. Lavau­dant, Jean- Louis Benoît, Roger Planchon…À la Comédie-Française, il ani­me ou inter­prète seul de nom­breuses soirées lit­téraires et poé­tiques. il inter­prète le réper­toire clas­sique et con­tem­po­rain, jouant entre autres dans : Mys­tère bouffe et fab­u­lages de Dario Fo ; Oh les beaux jours de Samuel Beck­ett ; Dom Juan de Molière ; Les Trois Sœurs de Tchekhov ; La Folle de Chail­lot de Jean Girau­doux ; Médée d’Euripide ; Marie Tudor de Vic­tor Hugo ; L’École des femmes de Molière ; La Sec­onde Sur­prise de l’amour de Mari­vaux  ; Le Bal­con de Jean Genet ; Le Bour­geois gen­til­homme de Molière ; Dia­logues des car­mélites de Georges Bernanos  ; Un mari d’Italo Sve­vo ; Antigone de Sopho­cle ; Caligu­la d’Albert Camus ; Le Faiseur d’Honoré de Balzac ; Occupe-toi d’Amélie de Georges Fey­deau ; Moi d’Eugène Labiche ; Cin­na de Corneille ; Le Mariage de Witold Gom­brow­icz ; Opéra savon de Magnin…Il met en scène à la Comédie-Française : Le Mon­treur d’Andrée Che­did ; Par­alchimie de Robert Pinget, Le jour où Mary Shel­ley ren­con­tra Char­lotte Bron­të d’Eduardo Manet ; Le Tri­om­phe de l’amour de Mari­vaux ; Le Pain de ménage et Le Plaisir de rompre de Jules Renard ; Tur­caret d’Alain- René Lesage ; Le Châle de David Mamet ; Le Fau­teuil à bas­cule et L’Entretien de M. Descartes avec M. Pas­cal le jeune de Jean-Claude Brisville…Il quitte la troupe en décem­bre 1997 et est nom­mé Socié­taire Hon­o­raire en jan­vi­er 1998, ce qui lui per­met de rejouer à la Comédie-Française quand on le lui demande, mais aus­si dans le Théâtre privé. On le ver­ra par la suite dans le rôle du Tris­sotin des Femmes savantes, mis en scène par Simon Eine, (1998), le bossu dans Amor­phe d’Ottenburg, de Jean Claude Grum­berg, mis en scène par Jean Michel Ribes (1999), l’Ivrogne excen­trique et grotesque, lançant ses billevesées et invec­tives à tra­vers la dic­tature dans Le Mariage, de Gom­brow­icz, mis en scène par Jacques Ros­ner (2001), Salle Riche­lieu, en mère abu­sive, aux sen­ti­ments bour­geois fab­riqués, de Jacques ou la soumis­sion d’Eugène Ionesco ; dans les rôles de Sté­pane, domes­tique de Kapi­lota­dov, et Pépev, marc­hand, dans Le Mariage, de Niko­laï Gogol, en 2010. Dans le privé, Yves Gasc a joué entre autres, Lord Augus­tus dans L’Éventail de Lady Win­der­mere, d’Oscar Wilde, adap­té par Pierre Lav­ille ; le Juge dans Dix petits nègres, mis en scène par Bernard Murat ; Oh les beaux jours, de Beck­ett (Willie), mis en scène par Frédéric Wise­man au Vieux colom­bier et le Juge dans Romance, de David Mamet, adap­tée et mise en scène par Pierre Lav­ille au théâtre Tris­tan Bernard ; en 2006/07, dans L’importance d’être con­stant, d’Oscar Wilde, mise en scène par Pierre Lav­ille, au Théâtre Antoine ; en 2009, dans Philadel­phia sto­ry, mise en scène par Pierre Lav­ille, au Théâtre Antoine ; en 2013, avec Guil­laume Gal­li­enne, dans Oblo­mov, la pièce que Volo­dia Serre a tiré du roman d’I­van Alek­san­drovitch Gontcharov ; en 2014, dans La Vis­ite de la vieille dame, pièce de Friedrich Dür­ren­matt, mise en scène de Christophe Lidon.

 

Yves Gasc en 1986, dans Le Bal­con, de Jean 
Genet. Pho­to : Despatin & Gobeli.

Par­al­lèle­ment, au ciné­ma, Yves Gasc a joué dans six films, dont : 1976 : Des journées entières dans les arbres (1976) de Mar­guerite Duras ; Beau-père (1980) de Bertrand Tav­ernier ou Tous les matins du monde (1991)d’Alain Corneau. Pour la télévi­sion, Yves Gasc a joué dans près de trente télé­films, dont : Mau­pas­sant ou le procès d’un valet de cham­bre (1972) de Jean Pierre Marc­hand ; La Dernière carte ou la main de l’aube (1974) de Mau­rice Cravenne ; Les Poètes (1974) de Jean Pierre Prévost ; La Grande peur de 1789 (1974) de Michel Favart ; Le Front pop­u­laire (1976), de Claude San­tel­li ; L’Embrume (1979) de Josée Dayan ; Jacques le fatal­iste (1983) de Claude San­tel­li ou René Bous­quet (2006) de Lau­rent Heynemann. 

De la Comédie-Française au théâtre privé, Yves Gasc a con­tin­ué à men­er sa car­rière avec pas­sion ; une pas­sion qu’il ne conçoit pas sans poésie et à pro­pos de laque­lle il don­nera un pré­cieux « brévi­aire » : Comme dans un miroir, con­seils au jeune comé­di­en (1983) ; car Yves Gasc est un poète. Il n’y a aucune con­tra­dic­tion entre le comé­di­en et le poète. L’un s’est tou­jours nour­ri de l’autre et vice ver­sa. Une chose est cer­taine, c’est qu’il soit sur scène ou dans la soli­tude du poète, Gasc n’a jamais triché. L’art du comé­di­en est unanime­ment recon­nu. Celui du poète le mérite tout autant. C’est en par­al­lèle de cette très prenante car­rière d’homme de théâtre, qu’Yves Gasc élève dis­crète­ment mais sûre­ment, une œuvre poé­tique singulière.

L’Instable et l’instant (1974) et Infimes débris (1980), sont les deux pre­miers jalons, au sein desquels le poète affirme la com­mu­nion de la poésie et du lyrisme. D’emblée, l’inspiration ; Yves la puise au cœur même de la vie, de la poésie vécue, y com­pris char­nelle­ment, onirique­ment : Je pense à ce corps ain­si qu’à une fête de l’âme – Sor­ti des remous de la mer comme un désir vivant. Suiv­ra Don­jon de soi-même (1985), pre­mier recueil réelle­ment abouti, dans lequel, à l’assaut de son pro­pre don­jon, si loin de lui-même, le poète ren­con­tre la soli­tude et l’amour, comme le poète Jean Bre­ton, qui est égale­ment son édi­teur, l’écrit.

Il y a qu’Yves Gasc est lié à notre mou­vance de la Poésie pour vivre depuis fort longtemps, étant l’ami de deux poètes impor­tants du groupe des Hommes sans Épaules ; Hen­ri Rode, tout d’abord, qui fut l’aîné de trois généra­tions d’Hommes sans Épaules, et Patrice Cau­da. C’est d’ailleurs par Hen­ri, que j’ai ren­con­tré Yves en 1993. Nous sommes devenus amis. J’admirais son immense tal­ent de comé­di­en, sa présence vraie sur scène et sa grande humil­ité aus­si ; tout ce qu’il était égale­ment dans la vie comme dans son poème. Un ami frater­nel, atten­tif et bien­veil­lant. Nous nous écriv­ions, mais ce que je préférais, c’était bien sûr d’aller le voir jouer, Salle Riche­lieu, puis de le retrou­ver dans sa loge au Français, après le spec­ta­cle. La soirée finis­sait ensuite devant quelques bocks de bière dans des dis­cus­sions à bâtons rom­pus. Par­fois l’on pou­vait crois­er l’incomparable et extra­or­di­naire et sym­pa­thique Jean-Pierre Marielle, la mag­nifique et fidèle Cather­ine Samie, le ténébreux et très secret Michael Lons­dale, Macha Méril la pétil­lante foudre de la vie, vod­ka en tête et bien d’autres comé­di­ens. Yves Gasc, si dis­cret sur lui-même et sur son tra­vail 1Notre ami Hen­ri Rode a bien rai­son d’écrire : « Yves Gasc, tant par l’écriture que sur les planch­es, n’a pas fini de nous séduire, en dépit même de la qual­ité qu’il place au plus haut niveau : la dis­cré­tion. », était con­sid­éré comme une som­mité dans le milieu du théâtre, tant par les comédien(ne)s chevronné(e)s que par les débu­tants, les régisseurs…

Pour nous, Les Hommes sans Épaules, Yves était plus qu’un ami. Il était des nôtres, tou­jours présent et disponible pour par­ticiper à une lec­ture ou à un pro­jet, qu’il soit ambitieux ou mod­este par rap­port à sa stature dont il ne jouait jamais. Des présences, mais aus­si des absences liées à une tournée théâ­trale, une répéti­tion ou un moment de dés­espoir. Il vivait alors retranché en lui-même et retiré dans sa mai­son famil­iale dans le hameau de Château-Guil­laume, rat­taché à Lignac, dans l’Indre, à une cinquan­taine de kilo­mètres de Château­roux. Le hameau, ce qui n’était pas pour déplaire à Yves, tire son nom du con­struc­teur de son imposant château, con­stru­it entre 1087 et 1112, Guil­laume IX, le « duc Trou­ba­dour », chantre de l’amour cour­tois : Ferai chan­son­nette nou­velle — Avant qu’il vente, pleuve ou gèle — Madame m’éprou­ve, tente — De savoir com­bi­en je l’aime ; — Mais elle a beau chercher querelle, — Je ne renon­cerai pas à son lien. Il y a aus­si, que boulim­ique de tra­vail et de pro­jets, Yves Gasc était sou­vent en état de sur­me­nage, voire d’épuisement (« La Comédie- Française est dévoreuse de temps et d’âme ! », in let­tre du 1er mars 1996), comme en témoigne cet extrait, d’une let­tre qu’il m’adressa en date du 28 août 2005 : « Je vous écris de la cam­pagne où je prends quelques repos après deux années de tra­vail inten­sif : j’ai joué 350 fois Les dix petits nègres d’Agatha Christie, neuf mois à Paris, six en tournée. Le spec­ta­cle, et le rôle, étaient si lourds, si épuisants à tenir que je me suis ter­ré dans le silence, que la mort d’Henri n’a fait qu’appesantir. Je ne suis même pas allé au Maroc cette année, car je me sen­tais détaché de tout, inca­pable de porter, de com­mu­ni­quer avec per­son­ne. De plus – est-ce la fatigue, un léger état dépres­sif ? – toute source poé­tique sem­ble en moi tarie, comme si je n’avais plus rien à dire. Rien ne m’inspire, tout m’éloigne de tout. » Dans cette let­tre, Yves fait allu­sion à la dis­pari­tion de notre cher Hen­ri Rode, le 19 avril 2004, à l’âge de qua­tre-vingts ans ; et aus­si au Maroc, pays qui comp­tait beau­coup pour lui. Il s’y rendait tous les ans et avait acheté une mai­son à Asi­lah, ville située sur la côte atlan­tique du Maroc, à quar­ante kilo­mètres au sud de Tanger. Yves avait pu ain­si m’écrire, en date du 14 juil­let 2000 : « Plus que deux représen­ta­tions des Femmes savantes et je par­ti­rai pour Angers où nous allons recréer Cin­na de Corneille, avant de m’envoler, avec les ailes les plus légères qui soient, pour mon cher Maroc. » Si Yves Gasc est « partout ailleurs » ; il n’est « jamais loin d’ici.

Il y a que Yves, dans sa vie, comme dans son poème, ne s’habitue pas à cette machine debout, hési­tante, par­fois lâche, toute bour­rée d’organes – O mes mots — Guéris­sez – Mes maux. Occa­sion de van­ter les charmes de la mémoire secrète, presque tou­jours dans des décors de ville.

Yves Gasc en 2013, avec Guillaume 
Gali­enne, dans Oblomov.

Vue d’Asilah (Maroc) et deux peintures 
murales du cen­tre-ville. Photographies 
d’Yves Gasc (1999/2000). D. R.

Yves Gasc en 2014, dans La Vis­ite de la vieille dame, 
de Friedrich Dür­ren­matt. Pho­to Mir­co Magliocca.

Mais, pour­suit Jean Bre­ton, à pro­pos de Don­jon de soi-même2Le titre provient d’un vers du poète anglais John Mil­ton : La plus dure des pris­ons : le don­jon de soi-même., le poète évoque aus­si la Nuit comme la seule patrie libre, celle du som­meil et des songes, et les nuits des « corps sans noms » où « caress­er les fruits de for­tune », ou l’être élu par le soli­taire. Cela va jusqu’au rêve de fusion totale dans l’ultime étreinte. Ici, la quête d’amour se corse d’une aven­ture intérieure, d’une recherche de sa pro­pre iden­tité. Mais en même temps, le plaisir fait fête, agite et insulte le funèbre : désir d’être nu « devant la mort promise ». Jean Bre­ton note qu’Yves Gasc reste « en arrière-fond une sorte de « clas­sique » épuré. » Le poète, écrivain et cri­tique Robert Sabati­er écrit, quant à lui : « Si le poème est nou­veau, la struc­ture est d’un clas­si­cisme atténué, l’assonance appor­tant sa plus douce musique. Ils’agit d’interrogations, d’émotions à l’état brut et l’on devine l’homme dans chaque poème. C’est forte­ment ressen­ti et com­mu­niqué.» Plus tard, Robert Sabati­er ajoutera : « À la ren­con­tre de la soli­tude, de la nuit des songes, de son iden­tité, inter­ro­geant son devenir comme sa mémoire, Yves Gasc cherche dans sa pro­pre prison des raisons de vivre mal­gré la peur du temps qui court et entraîne vers la mort.» À pro­pos de cette notion de « clas­sique », qui l’agaçait quelque peu, Yves put m’écrire, en date du 11 sep­tem­bre 1966 : « Si à chaque nou­veau recueil, je me sens comme un débu­tant, grâce à une lec­ture aus­si frater­nelle que la vôtre, si intime­ment liée à mes fibres char­nelles, quoique nous ne parta­gions pas sur ce plan les mêmes goûts, j’ai le courage de con­tin­uer à m’exprimer, à sor­tir de moi tout ce que le théâtre ne m’a pas per­mis et presque inter­dit de dire. J’apprécie par­ti­c­ulière­ment que vous me jugiez icon­o­claste. C’est si vrai, alors même que l’étiquette de « clas­sique » m’a été si sou­vent col­lée sur le vis­age (idem au théâtre). Bref, je vous remer­cie de tout cœur de m’avoir si bien com­pris et si bien lu. Let­tres et arti­cles ont été les rayons de soleil dont j’avais besoin en retrou­vant Paris, le tra­vail et l’angoisse du quo­ti­di­en. » En fait, pour Yves Gasc, le « mod­erne » n’est pas lié à une mode lan­gag­ière, mais à une qual­ité de secret qu’on laisse entrevoir. Cette vibra­tion de cristal que rend un cœur authen­tique résonne ici : Et mes rêves fig­urent partout ma nais­sance – Et l’aube me dépose au rivage nou­veau. L’écriture d’Yves Gasc est limpi­de, ses images soigneuse­ment ciselées nous por­tent, en nous-mêmes, au cœur de l’être : Corps sans nom dans mes nuits de mis­ère –Dans mes nuits de hasard vous brillez inconnus.

Après avoir don­né Don­jon de soi-même, Yves Gasc éprou­va le besoin de revenir à un genre qu’il affec­tion­nait par­ti­c­ulière­ment, le haïku3 Le haïku est un court poème, né au Japon à la fin du XVI­Ie siè­cle. En Occi­dent, il s’écrit prin­ci­pale­ment sur trois lignes selon le rythme court / long / court : 5 / 7 / 5 syl­labes dans sa forme clas­sique., en pub­liant, L’Eaublier, 99 haïku.Eaubli­er est un mot inven­té par le poète : aubier + eau + oubli, et comme un jeu par­al­lèle au mot sabli­er :Goutte à goutte – Dans l’eaublier – Tombent les jours. Ici, nous dit Yves, chaque poème s’inscrit dans le déroule­ment des qua­tre saisons, à tra­vers la nature, l’amour et la mort : Je t’aime debout – Arbre dépouil­lé – Rever­di de caress­es. Ces haïku sont des impres­sions ou des apho­rismes d’une écri­t­ure légère, mais non sans grav­ité (Quand on fait le tour– De la douleur on se retrou­ve – Au cen­tre de soi-même), des pen­sées qui nous vien­nent dans la soli­tude, ou des visions saisies par la fenêtre de l’intime : L’œil et le cœur –Plus court chemin – D’un être à l’autre.

Le Jardin des désirs obscurs (1991) pro­longe la réflex­ion créa­trice de Gasc, mais en prose cette fois, avec une note pronon­cée d’humour et une sur­prenante ambiguïté. Nous retrou­vons dans ces nou­velles les thèmes favoris de l’auteur : l’imprévisible, l’insolite, le désir, la vérité, l’enfance, l’amour, la mort, la soli­tude, l’individu sous toutes ses cou­tures. Avec ces nou­velles, comme l’écrit Hen­ri Rode, c’est l’itinéraire de sa vie qu’Yves Gasc recom­pose, depuis les secrets de l’enfance jusqu’au jour inéluctable où nous devons franchir «la douane » du grand silence. Entre-temps, sa plume avisée, fine, par­fois trem­pée d’humour fron­deur, détec­trice des mobiles humains les plus sin­guliers (« Le Vil­lage inter­dit », « Sis­ter Dolorosa », « Le dernier jour de Pom­peius »), nous con­duit dans maintes sit­u­a­tions – drame et cocasserie alter­nant – dont l’imprévisible tend au même but : nous révéler le désir pro­fond sous les actes des per­son­nages. L’humanité qui défile dans les réc­its d’Yves Gasc est le fruit de ses obser­va­tions, de ses ren­con­tres, de son insa­tiable curiosité. Le résul­tat ? Un recueil plein de la sci­ence des êtres, tout aus­si intéri­or­isé qu’ouvert sur les imprévus de la vie, ses pièges. En le lisant, pour­suit Hen­ri Rode, comme on se sent loin de ces livres d’acteurs, qui ne sont sou­vent qu’une fab­ri­ca­tion plus ou moins bien faite. Le Jardin des désirs obscurs révèle en Gasc un auteur authen­tique, dont l’expérience de la scène a enrichi l’art personnel.

Fenêtre aveu­gle, suivi d’Esquisse d’un soleil (1996) qui mar­que le retour au poème, après la paru­tion des nou­velles du Jardin des désirs obscurs, me paraît être le deux­ième recueil impor­tant d’Yves Gasc. On ne peut en douter : le comé­di­en réputé qu’est Yves Gasc se révèle aus­si comme un poète de la vérité humaine dans toutes ses nuances : Ferai-je un rem­part de ma soli­tude – En ferai-je un tombeau – J’ai peur de ma pro­pre présence – comme d’un enne­mi incon­nu. Si la ten­ta­tion est grande de qual­i­fi­er son écri­t­ure de «clas­sique», ne serait-ce que par son itinéraire et/ou sa forme, il suf­fit de le lire atten­tive­ment, de s’imbiber de son univers, pour s’apercevoir que cette éti­quette tombe d’elle-même et peut-être changée en celle d’un poète icon­o­claste, un poète de la lib­erté de vivre et d’aimer (Je ne suis le prêtre d’aucune reli­gion – sinon celle qui me voue au voy­age), comme il vous plait, dans les dédales du désir ; un inlass­able inter­ro­ga­teur du quo­ti­di­en, mais vu de l’intérieur, frac­turant la blessure fer­mée du nom de soli­tude. En cela, Yves Gasc est résol­u­ment mod­erne et sa poésie per­met de sor­tir de soi, de s’exprimer en bra­vant les inter­dits : Qui par­le encore de sagesse ? – Je n’ai plus peur d’être vivant, — J’offre mon ombre à la nuit claire. Elle est intime­ment liée aux fibres char­nelles du poète, qui est égale­ment un poète de l’amour (Si je t’aime – pour­rai-je sup­port­er ma mort ?), tour à tour sen­ti­ment, sen­suel et char­nel, ou le tout dans le même laps de temps : Écartèle mon désir – Puis affute ton couteau – Tranche ma langue –Fais saign­er nos cris – Tranche ma vie. Le feu monte et embrase tout, avant que ne vienne le moment de la haute soli­tude, de l’attente ou même de l’abandon : mon beau dés­espoir – Et le silence qui suit l’absence – le – silence ; autres thèmes et han­tis­es omniprésents, obsé­dants, chez Yves Gasc : L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meur­tri –Le poids de ton som­meil dans les draps qui respirent…-La porte qui se referme est une douleur – Ton sourire qui s’éteint est une douleur – Mais toi par­ti ma soli­tude est grande – Tu es le géant qui l’habite. Il en va ain­si de cette Fenêtre aveu­gle, et tout autant d’un recueil tel que Khalil (Traduis-moi la musique de ton corps, fais-la chanter…), pub­lié, non pas sous le man­teau, mais sous le pseu­do­nyme de Yûsef Ghazâl, car faisant allu­sion à ce qu’Yves Gasc appelait les « amours inter­dits » : par­mi le monde assa­gi des vivants – dans le cer­cle assiégé des mau­dits. Voilà en quel terme, Hen­ri Rode présente Yûsef Ghâzal et son Kahlîl4Le prénom Khalîl sig­ni­fie en arabe « ami intime ».:  D’Hâfez, les vers Yûsef Ghâzal ont la grâce et la réson­nance à la fois brûlante et aéri­enne. Mais trop facile serait de le situer par­mi les grands de la poésie musul­mane. En appuyant sur la touche d’un amour idéal­isé, conçu pour un jeune homme, Ghâzal n’oublie pas qu’il reste un con­tem­po­rain. Sa pas­sion le dépasse et en même temps le voue à une lucid­ité brûlée, tou­jours éminem­ment poé­tique. Ce recueil est un brévi­aire de la révéla­tion amoureuse, jusque dans le détail, un refuge où la grâce de l’amour vient illu­min­er l’auteur, mais aus­si un aver­tis­seur : autour de la pas­sion instal­lée, flu­ide mag­ique inon­dant le poète, il y a le monde qu’on inter­roge, le sen­ti­ment du temps qui passe, de l’éphémère de ce qui nous est don­né en regard de l’éternité. Ghâzal boit au fil­tre, tel un nou­veau Tris­tan, mais il sait que les heures nous sont comp­tées, que les trahisons de la vie font armée con­tre tout ce qui nous surélève. N’importe.  Cette ving­taine de poèmes, tous du ton le plus juste et surtout inspirés, nous prê­tent à rêver. Nous deve­nions la pas­sion de l’auteur, lui, et l’être qu’il désire. Et là, salu­ons la qual­ité de l’art de Yûsef Ghâzal5Le ghaz­al (parole amoureuse) est genre de poème, floris­sant en Perse au XII­Ie siè­cle et XIVe siè­cle, com­posé de plusieurs dis­tiques et chan­tant l’amour de l’être aimé. Le ghaz­al obéit à des règles de com­po­si­tion strictes : chaque dis­tique est com­posé de deux vers d’é­gale longueur, le sec­ond vers se ter­mine par un mot ou groupe de mot iden­tique dans chaque dis­tique (le refrain), mot que l’on retrou­ve par ailleurs à la fin du pre­mier vers du ghaz­al. En général, le dernier dis­tique doit con­tenir une allu­sion ou une invo­ca­tion à l’au­teur du poème.: il nous fait croire que notre terre pleine de vin­dicte et de fureur est aus­si celle de l’extase sub­lime. Aime et tu renaîtras. »

L’écrivain Claude Mau­ri­ac salue les poèmes d’amour d’Yves Gasc, « graves et beaux. » Le poète belge André Miguel évoque « un poète remar­quable par son sens de la rigueur, du secret, par son étrange mémoire cita­dine et par sa fas­ci­na­tion de la nuit. Partout chez Gasc vibre la force de l’amour, qui débor­de, dépasse le doute et l’absurde du vivre pour rejoin­dre l’aurore du monde. » Il y a que l’amour règne dans le poème Gasc, de L’Instable et l’instant, 1974 (T’aimer pour ta lib­erté – Et t’aimer pour mon mal­heur) en pas­sant par Khalil (1995), et ce, jusqu’à l’ultime Soleil de minu­it (2010), livre qui donne la parole au ver­tige amoureux et « ses vagues unanimes » pour « ranimer la lumière » : Que les ténèbres envahissent mon regard – Que le som­meil pèse de tout son poids – sur mes paupières et m’ensevelisse – à jamais pour ne plus vivre à genoux sans amour. De Soleil de minu­it, Yves Gasc nous dit : « Les poèmes m’ont été don­nés naturelle­ment, com­mencés durant l’été douloureux d’une sépa­ra­tion (qui, pro­longée, deve­nait dif­fi­cile à sup­port­er), due au hasard, à ce qu’un homme nomme le des­tin, les con­tin­gences de la vie, en fait. Ces poèmes par­lent d’un amour qu’on appelle «mar­gin­al», alors qu’il est involon­taire, non un choix délibéré, le « seul cri de la vie » qu’il m’ait été don­né de pouss­er. Heureuse­ment, j’ai d’illustres devanciers : Les Son­nets de Shake­speare à un incon­nu, ceux de Michel Ange à Tom­ma­so Cav­a­lieri. Je n’aurais pas l’audace de me com­par­er à eux, mais ils ont été de pré­cieux guides, ne serait-ce que par leur explicite aveu. »

Poète de l’amour, Yves Gasc n’est en fait que cela. Le thème est omniprésent et résonne dans tous ses livres, sous la forme d’une rare sen­su­al­ité, qui peut aus­si bien devenir Éros tor­ride, lumière brûlante de vie et de douleur : je ne sens que le froid du couteau qui me blesse. Car, aimer, en dépit du mes­sage des « faux prophètes de la mort », est la seule mer­veille con­tre l’heure exténuée, la seule loi fondée sur le butin des étreintes, et une puis­sance apte à con­jur­er même la honte mater­nelle. Gasc ne triche pas, ne nous ménage pas, ne s’épargne ni ne cache rien. Son écri­t­ure y gagne en vérité comme en force, alors que la chair se mul­ti­plie – sous les doigts du rêveur – songeant au corps aimé. Déf­i­ni­tion de l’amour, inven­taire de l’être sans masque, dans Fenêtre aveu­gle et ses autres livres, Gasc sait à la fois nous par­ler et nous impli­quer de façon intime : expulser l’âme de l’autre équiv­aut à se vom­ir soi-même ; ten­dre les bras vers ce corps puis l’attirer con­tre soi, oblige à nous mêler à lui, nous fon­dre douloureuse­ment dans la beauté. 

Avec Travaux d’approche (1999), qu’Yves me deman­da de pré­fac­er, le poète ne décou­vre pas la nature, bien présente dans son œuvre, sou­veraine, mais appro­fon­dit sa rela­tion aux élé­ments, aux sens, à tous les sens. Le poète épouse le cos­mos, guidé par l’évidence qu’il existe égale­ment en lui ; qu’il est tout son être pro­fond. Si Rien n’arrêtera le ruis­seau, c’est que L’eau coulant dans nos veines, nous entrons ain­si dans sa peau, alors que La mort est au pied du lit, là, par­mi la feuil­lée. L’air que l’on respire est déjà celui qui se dis­sipe à l’horizon en fuite. Le feu est une rose d’incendie, le grand purifi­ca­teur qui con­sume l’humain comme un brasi­er. Quant à la Terre, n’est-elle pas ce Bois de soli­tude bâti sur notre naufrage, déjà pro­gram­mé et inéluctable ? Pas de méprise cepen­dant. Si l’angoisse est là, et bien là, le recueil est plutôt sere­in. Yves Gasc con­state la fatal­ité, mais en se lasse pas pour autant d’être au monde, de s’interroger, de s’émerveiller et de nous don­ner à voir, à ressen­tir ses inquié­tudes comme ses émo­tions, dans un lan­gage flu­ide, épuré comme un trait d’aile déchire la soie. Cela même si la fièvre du jour s’apaise et si le poète s’en remet au soupir soli­taire de l’étoile.

 

Le poète prend à bras- le-corps la soli­tude, s’exile loin du monde, pen­dant plusieurs mois, par­mi les qua­tre élé­ments, dans une Nature presque vierge. Il se définit au cen­tre de son pro­jet : « Une apparence de vide qui cherche pas à pas son enveloppe. » Son écoute des choses (dont l’amour est tou­jours au cœur) aus­si dis­crète que mod­este et volon­taire, débar­rassée des car­cans et des bluffs de la ville, erre en lib­erté par­mi la fran­chise des plantes, des saisons, inter­roge, nomme, retient les points d’adhésion, « l’entraide » réciproque, les con­nivences entre l’homme et le cos­mos, entre l’enthousiasme et la médi­ta­tion. Tout ce qu’il voit et récep­tionne est témoignage de sa « présence ». Et que d’images neuves et fortes sur l’eau, la terre, le feu ! La poésie d’Yves Gasc sonne juste par ce que la poésie en ressort est aus­si vraie que celui qui s’exprime en elle.

C’est cette voie que pour­suit Yves Gasc, en pub­liant La lumière est dans le noir (2002), ce sep­tième livre de poèmes qui se présente tel un trip­tyque, sorte de jour­nal intime du poète, éter­nel voy­age ini­ti­a­tique entre l’Occident vécu et l’Orient (le Maroc, si cher à Yves Gasc) comme rêvé, quoique con­crète­ment habité. Dans la pre­mière par­tie, les « Poèmes de la ter­rasse » sont à la fois com­plainte de la soli­tude, quête de soi dans ce vide et attente de l’être priv­ilégié. La ter­rasse de Paris où cette attente a lieu devient presque un per­son­nage, un témoin sen­si­ble. Sou­venirs de l’enfance, d’un vécu mul­ti­ple, révolte con­tre le désir dom­i­na­teur. Cette réflex­ion lyrique s’attarde aus­si sur l’acte d’écriture. Nous sommes un « réseau d’offrandes ». Cal­mons notre inquié­tude avant le retour de « ce vis­age et nul autre », dans le regard duquel « on prend le large ». Les « poèmes du patio », en deux­ième par­tie, chantent la présence de l’aimé, le défi de l’amour unique, le silence posi­tif. Voici de fortes images sur la soli­tude, mal­gré le sou­venir, par moments encore, de « la fête bar­bare ». Déci­sion mûre­ment réfléchie : « Ne pas recevoir, seule­ment don­ner ! Tel est l’amour. » Sur toute chose per­dure cepen­dant «l’ombre de la mort». En troisième par­tie, Khalîl, reprend le recueil qui avait paru ini­tiale­ment sous un pseu­do­nyme. Les poèmes de Khalîl, dont nous avons déjà par­lé, sont écrits à par­tir du pre­mier vers de poèmes choi­sis d’Abû-Nûwas, puis de Hafez Shirâzi. Sur le mode ori­en­tal revis­ité, le poète salue l’aimé mys­térieux qui se con­fond avec l’image du Seigneur. Le chant d’éloges, tan­tôt char­nel, tan­tôt épuré s’élève, évo­ca­tion, sup­plique, partage d’infini. « Il n’y a qu’en toi que repose la paix ». Est-ce un crime que de trop aimer ? Ne faut-il pas crain­dre aus­si « la nuit de l’âge » ? Le poète s’imagine mort, sa main apaisée dans celle de l’amour, car les rêves eux-mêmes, les plus forts, «pour­ris­sent» un jour : Alors le bran­card de la mort pour­ra pass­er – et m’emporter – Je sais que tu me tien­dras la main – Tout sera dit tout sera bien. 

 

Debouts de gauche à droite : Olivi­er Hussenot, 
Yves Gasc, Jean-Pierre Miquel. Assis : Robert 
Pinget, Andrée Ché­did, Guy Fois­sy. Comédie-Française,
1971.

Yves Gasc en 2000, dans Amor­phe d’Ottenburg,
de Jean-Claude Grumberg.

On habite l’absurde par défaut, on déam­bule dans la stupé­fac­tion d’être « ni né ni mort » dans une mis­ère par­fois somptueuse, a écrit Alain Bre­ton, mais tou­jours ter­ri­ble, où la soli­tude est vir­tu­ose, «où la voix même du temps s’étiole » Et puis on ren­con­tre l’amour et tout passe à l’ivresse, le monde se trans­forme dans les ova­tions du cœur. C’est aus­si de cela dont nous par­le l’œuvre poé­tique d’Yves Gasc, qui fut sa vie, avec le théâtre ; une œuvre au sein de laque­lle, le poète jette l’ancre de l’Éros et de la vie entre la blessure fer­mée de la soli­tude et le cri que lui arrache le réel. Yves Gasc ; la poésie est intime­ment liée à ses fibres char­nelles. Les poèmes d’Yves Gasc s’échelonnent au fil de sa vie : ils sont toute une vie.

 

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Œuvres d’Yves Gasc : L’Instable et l’instant (éd. Saint- Ger­main-des-Prés, 1974), Infimes débris (éd. Saint- Ger­main-des-Prés, 1980), Comme dans un miroir, con­seils au jeune comé­di­en, essai, (Mag­nard, 1983), Don­jon de soi- même (éd. Saint-Ger­main-des-Prés, 1985), L’Eaublier (Le Méri­di­en, 1990), Le Jardin des désirs obscurs, nou­velles, (Hérodotos-Le Milieu du Jour, 1991), Khalîl, sous le nom de Yûsef Ghâzal (Le Milieu du Jour, 1995), Fenêtre aveu­gle, suivi d’Esquisse d’un soleil (Col­lec­tion Les Hommes sans Épaules, Le Milieu du Jour, 1996), Travaux d’approche, pré­face de Christophe Dauphin, (éd. Librairie- Galerie Racine, 1999), La Lumière est dans le noir (éd. Librairie-Galerie Racine, 2002), Un Château de nuages, Choix de poèmes, (éd. Librairie-Galerie Racine, 2009), Soleil de minu­it, cinquante poèmes secrets (éd. Librairie- Galerie Racine, 2010).

 

 

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Christophe Dauphin

Poète, essay­iste et cri­tique lit­téraire, Secré­taire général de l’Académie Mal­lar­mé, Christophe Dauphin (né le 7 août 1968, à Nonan­court, Nor­mandie, en France) est directeur de la revue “Les Hommes sans Epaules” (www.leshommessansepaules.com).

Il est l’auteur de deux anthologies :

  • Les Riverains du feu, une antholo­gie émo­tiviste de la poésie fran­coph­o­ne con­tem­po­raine, Le Nou­v­el Athanor, 2009 ;
  • Riverains des falais­es, édi­tions clarisse, 2011

Il est égale­ment l’au­teur de quinze livres de poèmes, dont récem­ment, aux édi­tions Librairie-Galerie Racine, en 2010 : Totems aux yeux de rasoir, poèmes 2011–2008, et L’Homme est une île ancrée dans ses émo­tions, et de onze essais, dont, Jacques Hérold et le sur­réal­isme (Sil­vana édi­to­ri­ale, 2010) ou Ilar­ie Voron­ca, le poète inté­gral (Editinter/Rafael de Sur­tis, 2011).

Notes[+]